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buchodorossor, environ de la même manière que le rédacteur du livre d'Esdras a envisagé l'Ahouramazdâ des Perses, comme une sorte d'imparfaite représentation du vrai Dieu, supérieure à la foule des idoles de la religion babylonienne. Et il était naturel qu'il fit honneur de ce progrès, bien qu'insuffisant, à l'influence exercée sur l'esprit du roi par un de ses compatriotes, par le voyant inspiré dont il racontait l'histoire.

On doit remarquer, du reste, que toutes les fois que l'auteur du livre fait parler directement Nabuchodorossor et semble avoir la prétention de citer un écrit émané du roi, on n'y trouve rien de plus que cette reconnaissance d'un dieu suprême, d'un premier principe supérieur à tous les autres dieux. Il n'y a non plus rien d'autre, rien de plus précis dans le sens du monothéisme tel que l'entendaient les Juifs dans les versets 31-33 du chapitre III1. La défense de blasphémer le dieu de Schadrach, Meschach et AbadNébo (III, 29) n'est pas donnée de même, non plus que le verset (I, 47) où le roi, frappé de la sagesse de Daniel, lui dit que son dieu est le dieu des dieux; ces deux endroits appartiennent au cours du récit, où l'écrivain, même voisin des événements, a dù les présenter à son point de vue particulier.

J'ajouterai qu'il serait même possible que dans le chapitre IV l'écrivain juif n'ait pas eu besoin de recourir à la suppression du nom de Mardouk. En effet, quelquefois Nabuchodorossor, dans ses textes épigraphiques, exprime sa croyance à un deus exsuperantissimus d'une manière purement abstraite, sans employer aucun nom connu du Panthéon. C'est ainsi qu'en tête de la fameuse inscription de Borsippa il s'intitule « serviteur de l'Etre existant» (ribit Auv Kinav), en substituant à tout nom divin déterminé une expression purement philosophique qui apparaît alors pour la première fois dans les textes.

Restent, après l'examen rapide, mais complet, que nous venons de faire des six premiers chapitres de Daniel, et en laissant de côté

↑ Il me semble, du reste, qu'ici la coupure des chapitres n'a pas été bien faite, et que ces trois versets devaient former, à l'origine, le début du document du chapitre Iv.

Au reste, cette défense, en elle-même, ne prouve rien de plus que la façon dont les Assyriens, dans tous leurs documents, parlent des dieux étrangers; ils les acceptaient pour des dieux, mais en les subordonnant à la toute-puissance d'Assur. De même Nabuchodorossor, frappé du prodige qu'il vient de voir, admet que le dieu des trois jeunes gens est un dieu réel, et comme tel il défend de le blasphemer; mais il n'en fait aucunement le dieu unique, ni même le dieu suprême. La nuance est importante à noter, car elle est toute en faveur du livre.

3 W. A. I., I.

la question des miracles, sur laquelle je dirai quelques mots dans un instant, restent deux choses seulement qui me paraissent historiquement impossibles dans ces chapitres. Mais ces deux impossibilités portent sur des détails où l'on est en droit de voir des corruptions postérieures du texte.

C'est d'abord le nombre, évidemment exagéré, des cent vingtsatrapies établies par Darius le Mède dans son royaume (VI, 2), surtout si on doit voir en lui un prince vassal installé par Cyrus à Babylone. Celui qui a introduit cette leçon dans le texte pensait peutêtre aux vingt grandes satrapies organisées dans l'empire perse par Darius fils d'Hystaspe. Au reste, l'altération et le grossissement d'un nombre est un fait qui s'est produit sous le calame des copistes successifs dans beaucoup d'endroits de la Bible. Les commentateurs les plus orthodoxes admettent la fréquence de ce genre d'altérations.

Vient ensuite le passage (V, 11) où il est dit que Nabuchodorossor avait établi Daniel « chef des conjurateurs, des théosophes, des astrologues et des devins. » Il est évident qu'un Juif aussi fidèle observateur de la loi que le livre même dépeint Daniel n'aurait pas pu accepter ces fonctions essentiellement païennes, et que, d'un autre côté, les docteurs chaldéens, si fiers de la pureté de leur origine1 et constitués en caste héréditaire, n'auraient pas supporté qu'on plaçât à leur tête un étranger, surtout faisant profession d'une autre religion qu'eux. Je n'hésite donc pas à considérer comme une interpolation relativement récente, dans le chapitre V, le second membre du verset 11 et le premier du verset 12, qui l'explique, aussi bien que le verset 6 du chapitre IV, où Daniel est apelé « Beltasoussour, chef des conjurateurs,» verset qui, nous l'avons constaté, n'existait pas encore dans le texte sur lequel les Septante ont fait leur traduction. La vraie leçon des titres décernés par Nabuchodorossor à Daniel me paraît être dans le verset 48 du chapitre II, où il n'est parlé que de fonctions administratives. Et là même encore je crois qu'on a introduit par interpolation une mention des « docteurs, »> qui n'est pas du tout à sa place et dénature le sens véritable du texte. On en jugera par la traduction du verset en question, où j'ai placé entre crochets les mots que je crois ajoutés postérieurement par une main ignorante et maladroite :

Alors le roi éleva Daniel et lui fit des dons considérables, et il l'établit au gouvernement de la province de Babylone, comme chef des gouverneurs de districts (sakan) sur [tous les docteurs de] Babylone.

Diod. Sic., 11, 29.

Il me semble que la mention des docteurs n'a pu s'introduire ici qu'après que le sens administratif réel du titre assyrien de sakan a été oublié.

III

Résumons les conclusions qui ressortent des remarques précédentes.

Les six premiers chapitres de Daniel retracent un tableau trèsexact de la cour de Babylone sous Nabuchodorossor et ses successeurs; ils ont une valeur historique considérable et que leur comparaison avec les textes cunéiformes ne rend plus possibles à

contester.

Ils ont dû, par conséquent, être écrits à une époque encore rapprochée des personnages dont ils parlent, et on ne saurait y voir, conformément à l'opinion dominante dans l'école d'exégèse rationaliste, une composition factice du temps d'Antiochus Épiphane.

Il semble même que l'auteur y ait mis en œuvre, en les paraphrasant et en les présentant à son point de vue, certains documents babyloniens originaux, peut-être des passages des annales officielles de Nabuchodorossor.

Si donc la rédaction araméenne des chapitres II à VI, telle que nous la possédons seule, renferme des mots grecs qui semblent reporter après Alexandre, c'est qu'elle n'est probablement que la traduction d'un texte hébraïque primitif, conservé seulement pour une partie du chapitre Ier et perdu de très-bonne heure pour les

autres.

Ce premier texte hébraïque doit avoir été écrit sous les Achéménides, sans qu'on puisse en préciser davantage la date; et cette époque est indiquée d'une manière tout à fait caractéristique par la substitution de titres perses aux titres assyriens en désignant certains fonctionnaires administratifs, titres dont les formes perses ont été conservées par le traducteur araméen, qui pourtant travaillait sous les Séleucides.

Ces conclusions, on le voit, conduisent précisément à la donnée du Talmud que le livre de Daniel date du temps de la Grande-Synagogue.

Elles suffiront, je m'y attends, à me faire classer par certaines personnes parmi les hommes à l'esprit arriéré et dépourvu de toute critique. Les adeptes de l'école ultra-exégétique me prendront en

pitié en lisant ce travail et se détourneront dédaigneusement, en se gardant bien d'y répondre. Pour eux, en effet, la composition du livre de Daniel au temps d'Antiochus Epiphane est un véritable article de foi, et l'on ne mérite pas le titre de savant quand on ne partage pas leurs idées. « Quiconque, dit-on', n'est pas l'esclave d'un grossier supernaturalisme n'aura pas de peine, même après un examen superficiel, à rejeter absolument l'authenticité d'un pareil livre. » Le reproche ne m'effraye pas, car je crois hautement au surnaturel. Mais, suivant moi, cette question n'a rien à voir ici. Celle de la réalité et de la possibilité du don de prophétie se trouverait nécessairement soulevée à propos des visions qui terminent le livre et forment les chapitres VII à XII. Elle ne me ferait pas reculer, et je n'aurais pas, je crois, de peine à montrer que ceux qui n'admettent pas « qu'un prophète puisse prédire directement l'avenir »> ne sauraient être conséquents avec leurs propres idées qu'en faisant descendre le livre de Daniel jusqu'aux temps chrétiens; qu'à en placer la rédaction sous les Séleucides il est encore rempli de prophéties qui se sont réalisées, et qui, dans leur précision, ne sont pas moins extraordinaires que celles sur la succession des empires. Mais je n'ai voulu ici m'occuper que des six premiers chapitres, de ceux qui contiennent un récit historique, précisément afin de me placer sur un terrain où les arguments d'érudition eussent seuls à être invoqués, en dehors de toute préoccupation religieuse, d'apologie comme d'attaque. C'est sur ce terrain que j'appelle les hommes de bonne foi, quelles que soient leurs croyances. Je viens d'y produire des éléments nouveaux pour la question, des éléments d'un caractère purement scientifique, empruntés aux sources originales babyloniennes et assyriennes. Les faits que j'ai essayé de grouper amènent à envisager le livre sous un nouveau point de vue. On n'avait pu jusqu'à présent les faire entrer dans le débat, car c'est d'hier à peine que les documents qui les fournissent sont devenus accessibles à l'étude; mais ils y auront une place nécessaire, et le jugement de l'école exégétique condamnant le livre de Daniel se trouve désormais pour le moins frappé d'appel. Pour ma part, je n'hésite pas à rétorquer ici la phrase que je citais il n'y a qu'un instant et à dire : Quiconque n'est pas l'esclave d'idées préconçues en vue d'une négation du surnaturel, quiconque ne fait point passer ces idées avant les faits arrivera nécessairement, après un examen, non plus superficiel, mais approfondi des six premiers chapitres du livre de Daniel,

1 Th. Nœldeke, Histoire littéraire de l'Ancien Testament, traduction H. Dererbourg et J. Soury, p. 324.

10 JUILLET 1874.

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en les comparant aux données des textes cunéiformes, à constater qu'ils sont réellement anciens et écrits à peu de distance des événe

ments.

Au lecteur de juger si j'ai ou non réussi à le démontrer dans ce qui précède.

Quant à l'argument qui consiste à refuser à un tel écrit un caractère authentique et une valeur sérieuse pour l'histoire à cause des miracles qui s'y présentent à chaque pige: les trois jeunes gens dans la fournaise, Daniel préservé dans la fosse aux lions, la main mystéricuse écrivant les mots fatidiques sur la muraille au milieu du festin de Belsarossor, etc., je le repousse de toute mon énergie comme un argument ab olument faux, étranger aux sphères sereines de la science pure. Ce n'est pas seulement comme chrétien que je le rejette, c'est surtout comme érudit et au nom d'un principe de critique qui, à mes yeux, doit être le même dans l'étude des Livres saints et dáns celle de tout autre document écrit de l'antiquité.

« La plupart des faits racontés dans le livre tiennent de la fable et n'ont pu s'accomplir. Qu'on songe seulement aux trois jeunes hommes délivrés du feu et aux autres merveilles aussi extravagantes1. »> Voici un argument dont je n'admets pas qu'on ait le droit de se servir en bonne critique contre l'authenticité d'un livre, quand bien même on nie la possibilité du miracle, et on ne voit là que des « merveilles extravagantes. » Autre est la question de savoir si certains faits racontés dans un écrit doivent être tenus pour croyables ou rapportés à des illusions; autre la question de la dale de l'écrit en lui-même.

Quelque opinion que l'on professe sur le surnaturel et le miracle, il est impossible de nier que l'on possède même de nos jours bien des récits de prodiges aussi extraordinaires que ceux du livre de Daniel émanant de contemporains et d'hommes qui se déclarent témoins oculaires. On peut dire, et on ne s'en fait pas faute, qu'ils trompent ou qu'ils se sont trompés; c'est affaire d'appréciation du fait en lui-même et de la créance que mérite le narrateur. Mais on ne saurait pour cela qualifier son régit de légende postérieure et en contester l'authenticité matérielle. Avec l'argument qu'on emploie ici contre le Daniel ou tel autre livre de la Bible, je me ferais fort de démontrer que l'ouvrage de M. La Serre sur Notre-Dame de Lourdes n'a pu être composé qu'au vingt et unième ou au vingt-deuxième siècle.

Toute critique impartiale et réellement scientifique des textes doit

4 Th. Noldeke, Histoire critique de l'Ancien Testament, p. 530.

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