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Suivant lui, le Génie du christianisme est toujours à refaire; chaque siècle, chaque génération peut y ajouter ou y modifier un chapitre. Éternelles dans leur principe, immuables dans leurs dogmes, les idées chrétiennes gardent dans l'application une souplesse indéfinie. Ce que Chateaubriand avait fail, au commencement du siècle, au nom de l'imagination, on pouvait le faire aujourd'hui au nom de l'action pour une génération plus mûre. Tous les faits que lui apportait le cours de la vie, toutes les observations que lui suggérait l'étude de la société, étaient recueillis et fixés par M. Cochin en vue de cet ouvrage, resté inachevé, mais déjà plein de vues ingénieuses, d'enseignements, d'onction et d'autorité. Les malheurs publics lui montrèrent aussi sous une nouvelle face les ressources du christianisme. Lui seul console sans permettre l'indifférence ou l'oubli, lui seul adoucit la souffrance en ennoblissant et en épurant la douleur, lui seul sait combattre l'égoïsme en y substituant la charité.

Voici, datées des derniers temps de sa vie, quelques-unes des notes qui seraient devenues de belles pages dans le volume des espérances chrétiennes :

« A la pénurie des biens de la terre se surajoute l'avarice on garde, on prend, on accumule, on ne donne pas! Par avarice, ce père confie son fils à un précepteur suspect, et il sera corrompu; par avarice, ce jeune homme est marié à une héritière stupide, et il est perdu; par avarice, ces enfants laissent souffrir leur vieille mère dans son corps, dans son âme, dans ses habitudes, dins ses désirs; on nous vole ou on nous déteste, on souffre et on se corrompt à cause de notre avarice! Ce n'était pas assez que la terre fût pauvre, l'homme est avare et la faim grandit. >>

« Les démocrates, qui veulent tuer la religion, seraient bien attrapés s'il n'y en avait pas! Il faut une forte dose de christianisme intérieur pour rendre justice au nombre, pour croire que les petits sont nos frères, et pour aimer à descendre en les voyant monter! C'est la religion qui a soulevé contre l'injustice, c'est par la paroisse qu'a commencé la vie municipale. Les puissants d'autrefois, les riches d'aujourd'hui, prennent d'abord les droits pour eux, puis ils les étendent, et le christianisme forçant la conscience, tous les progrès de la civilisation s'accomplissent. »

« Si le chrétien a du cœur et s'il est logique, il aime l'humanité tout entière; il est l'avocat des pauvres, le redresseur des oppressions, le prédicateur de la justice et de l'égalité; il ne cherche sur la terre qu'à relever le sang d'Adam par le sang de Jésus. Il plonge un

rameau dans les ondes évangéliques, et d'un bras vigoureux il lance une goutte au front de tous les hommes de toute la terre. Si quelqu'un parle des Cafres, il l'écoute, et si quelqu'un va visiter les lépreux, il le suit. >>

« Quand on a formé sa conviction sur le fait de la chute du premier père des hommes, il ne faut pas se couvrir la tête de cendres, gémir sans fin, comme si l'on venait de perdre un royaume, et mener son propre deuil. On tient le vrai, on part de là pour agir, combattre et supporter; on sait que la destinée est dure, la bataille ingrate, la palme éternelle; on sait où est le médecin, on va le chercher, au lieu de se tordre sur sa couche dans les ténèbres ou dans la colère; on voit la vie telle qu'elle est, un passage, la mort telle qu'elle est, un passage encore, et on passe, debout, soumis, gai, la croix en

main. »

Voilà de quelles pensées ambiticuses et profanes se nourrissait M. Cochin, durant les cruelles journées qui s'écoulèrent entre Bordeaux et Versailles, entre la victoire et la défaite de la Commune, et voilà comment il songeait à la fortune et au pouvoir, lorsque ses amis redevinrent, à force de sacrifice et de dévouement, arbitres provisoires des destinées de la France.

L'armée du maréchal de Mac Mahon s'était rendue maîtresse de Paris, l'Assemblée avait fixé son séjour à Versailles, et M. Thiers présidait à la République. M. Lambrecht, alors ministre de l'intérieur, songea tout d'abord à M. Cochin pour la mairie centrale de Paris, ce qui équivalait à l'ancienne préfecture de la Seine; mais ce n'était pas dans de telles conditions que M. Cochin avait envisagé ce poste. Il sentait que pour cette ville, à la fois si malheureuse et si coupable, l'œuvre de la force devait durer longtemps encore, et que la première place appartenait à l'autorité militaire. M. Thiers, en outre, ne ratifia pas le choix de M. Lambrecht. Il fondait de grande espérances sur son jeune ami, comme il se plaisait à l'appeler; mais il parut craindre de blesser par cette nomination la susceptibilité du parti radical et d'éveiller ses ombrages, qu'il redoutait plus alors que les murmures du parti conservateur. Beaucoup d'instances furent employées pour faire accepter, en échange, à M. Cochin la préfecture de Versailles. Des circonstances exceptionnelles rendaient cette position fort importante; on sut montrer à M. Cochin un département ruiné tout à la fois par la guerre étrangère et par la guerre civile, beaucoup de plaies à guérir, beaucoup de destructions à réparer, un rôle conciliateur entre les partis, dans une ville qui allait devenir le centre du gouvernement, et près d'une assemblée où il comptait des amis dans tous les rangs.

M. Cochin fit encore ce qu'il ne refusa jamais, chaque fois qu'on adressa un appel à son dévouement, il céda modestement, simplement, tout en sentant lui-même et tout en entendant dire à la plupart de ses amis qu'il n'était pas à sa véritable place.

A peine installé, il se mit à l'œuvre avec une ardeur passionnée. Le département qu'on lui confiait comptait vingt-deux ponts détruits, d'innombrables villages incendiés, une administration bouleversée, des misères criantes, des ressources incertaines. On s'alarma en voyant avec quelle ardeur il allait se multipliant partout et pour tous. « Les souffrances n'ont pas le temps d'attendre,» répondait-il à ceux qui lui prêchaient la prudence. Levé de grand matin, il appelait le premier tout le monde au travail; il disait la prière en commun avec sa famille, entendait une lecture spirituelle habituellement empruntée à Bossuet, faisait souvent cette lecture lui-même et la commentait; puis, après ces premiers instants donnés à Dieu et à sa famille, il n'appartenait plus qu'à ses fonctions.

Son influence fut, en peu de temps, beaucoup plus considérable que sa situation; l'hôtel de la Préfecture devint un terrain neutre où se rencontraient et se rapprochaient volontiers tous les partis, et des conflits nés sur les bancs de l'Assemblée se tranchèrent maintes fois dans le salon ou dans le cabinet de M. Cochin.

Parmi les affaires spéciales qu'il se réserva, il faut placer les moindres affaires intéressant des malheureux. « Ceux-là ne se plaindront pas, disait-il, ou leurs plaintes seront étouffées, » et il étudiait lui-même leur dossier avec un soin minutieux. Les vagabonds, les malades, les prisonniers entassés dans l'Orangerie de Versailles, les orphelins, étaient son domaine personnel.

Je ne parlerai pas ici de M. Cochin comme administrateur, on a déjà vu et nul ne lui conteste sa supériorité en ce genre; raconter en détail son court passage à Versailles ne serait que s'imposer d'inutiles redites. Un seul fait, hélas! est à noter ici M. Cochin acheva d'y user ses forces et paya de sa vie tout le bien qu'il voulait y accomplir. « Il ne faut pas se présenter à Dieu les mains vides, >> répétait-il souvent, et il se håta de les remplir. On a trouvé dans ses papiers ces deux lignes, tracées d'une main rapide: «< Avant deux ans je serai mort, c'est pourquoi j'agirai. »

Des malaises plus fréquents vinrent l'avertir que son pressentiment ne l'avait pas trompé, et ses amis ne virent pas sans alarme ses traits fatigués, sa maigreur croissante. Pour lui, il continuait à se regarder comme un soldat placé à un poste dangereux et qu'il ne pouvait quitter sans en être relevé. En effet, c'était la mort qui seule devait rendre au repos cette sentinelle vigilante.

Les premiers symptômes graves éclatèrent au moment où l'em

pereur du Brésil vint séjourner à Paris. M. Cochin voulut le voir plusieurs fois, afin d'obtenir de lui des concessions plus larges pour l'affranchissement des esclaves, auxquels il conservait toujours son ardente sollicitude. Chaque course à Paris dans une saison froide lui causa une fatigue dont il se plaignit, lui qui ne se plaignait jamais. Sa gaieté et sa facilité habituelles lui faisaient défaut; pour la première fois, son cerveau surmené semblait se refuser à la tâche énorme qui lui était imposée. La mort du P. Gratry vint encore ajouter une grande tristesse à ses impressions pénibles. Il lui en avait coûté beaucoup de ne point assister aux derniers moments de son ami; il voulut du moins l'accompagner jusqu'à sa dernière demeure, et en rentrant à Versailles, il recueillit ses dernières forces. pour rendre hommage à celui qui n'était plus. D'une main que l'émotion et la faiblesse faisaient trembler, il écrivit la lettre suivante à M. Ernest Naville, qui avait entouré de soins son ami à Montreux, aux confins du lac de Genève :

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« Je vous remercie d'avoir entouré de votre affection les derniers jours du P. Gratry et de m'en avoir raconté les derniers combats, supportés avec une si calme énergie. Lundi, nous l'avons conduit à la porte de l'éternité. La messe s'est dite dans la chapelle des Missions, à deux pas de la sainte maison d'où partent, chaque année, trois cents jeunes Français qui vont évangéliser l'Afrique et l'Asie, en affrontant la mort, à vingt ans, au milieu des calomnies, des tortures et de la misère, pour l'amour de Jésus-Christ. Cet asile convenait aux obsèques du P. Gratry, car il était missionnaire; il s'était dévoué, à vingt ans, à l'instruction des savants, des écrivains, des prêtres et des gens du monde, et comme les missionnaires commencent par apprendre la langue des tribus qu'ils vont évangéliser, le P. Gratry, pour convertir les savants, avait passé par l'École polytechnique, où il était de la même promotion que Lamoricière; pour parler de Dieu aux gens de lettres, il était devenu un grand écrivain, assez grand pour que des pages extraites de ses œuvres méritent de prendre place au rang des modèles de la langue française; il avait pris aux gens du monde les bonnes manières, les g ûts et les délicatesses de la meilleure compagnie, et pour parler aux prêtres, il s'était fait religieux, sous la conduite d'un saint, le P. Petėtot. Ce saint disait de lui qu'il avait une tête d'homme, le cœur d'une femme et le caractère d'un enfant; mais cet enfant s'est montré un héros, car il a traversé une grande crise religieuse sans perdre la foi, exerçant tour à tour le droit de se défendre et le devoir de se soumettre,

nous apprenant à respecter les traditions et l'autorité, qui sont les deux forces de notre Église. Il a traversé les malheurs de la patrie sans perdre l'espérance, les amertumes de la calomnie sans perdre la charité, les approches douloureuses de la mort sans perdre la patience. Il lui convenait de finir de vivre entre des amis, au milieu des montagnes, dans un pays libre, les yeux reposés par la vue d'un lac paisible et des frontières de la patrie, et les regards de l'âme fixés plus haut, sur les grands horizons de la bienheureuse éternité. Que des philosophes pédants le nomment un rêveur et un poête qui raisonne, plutôt qu'un métaphysicien; que de sévères docteurs n'accordent à son nom qu'un regret équivoque; nous, ses amis, serrés autour de sa tombe, où nul ne manquait de tous ceux qui devaient y être prêtres qu'il édifia, artistes qu'il convertit, femmes qu'il consola, lecteurs qu'il charma, nous l'avons pleuré, le saluant tous du nom de bienfaiteur et de père, et suivant de nos regards attendris cette âme ailée qui s'éleva si souvent devant nos yeux et nous emporta si haut, et qui plane maintenant, rapprochée par un dernier essor de la lumière éblouissante de Dieu, dont il aimait vivant à contempler et à transmettre les splendides rayons, et nous avons souhaité sans crainte la paix du ciel à cet ami qui a si passionnément cherché à l'établir sur la terre. Adieu, nous le retrouverons, mon ami, et d'ici là nous l'aimerons en notre commun Maître. « Je vous remercie encore de vos soins et de votre lettre, « A. COCHIN. >>

L'homme qui parlait ainsi des joies du ciel était déjà mûr pour elles; le lendemain, il se plaignit de douleurs plus vives à la tête; c'est là, en effet, que se fixa le siége du mal. Il éclata le 16 février. M. Cochin comprit aussitôt de quel coup il était frappé; ses amis, ses médecins, essayèrent en vain de lui rendre l'espérance; il repoussa les consolations vaines et les illusions : « Comme on me trompe, » disait-il en souriant, et il se prépara à mourir.

Le sacrifice de la vie lui coûta d'abord de douloureux regrets; il avait rêvé de nobles carrières et d'utiles services, le but s'était constamment dérobé à ses efforts; il pouvait se croire au moment de l'atteindre, et c'est à ce moment qu'il faut tomber sous le coup suprême, sans avoir donné sa mesure, sans avoir rempli son apparente destinée. M. Cochin ressentit vivement cette amertume; mais quoi que pût souffrir l'homme politique, le père de famille était bien plus sensiblement atteint. Sa femme et ses enfants, qui étaient à la fois son orgueil et sa tendresse, il allait les laisser sans guide, au moment où sa direction leur était le plus nécessaire, au moment où la vie, en devenant plus souriante, devenait aussi plus difficile. Ces pensées

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