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AVERTISSEMENT

SUR

L'ART POËTIQUE

CE

'Esr à Mr. Defpréaux principalement que la France eft redevable de cette juftesse; & de cette folidité qui fe font remarquer dans les Ouvrages de nos bons Ecrivains. Ce font fes premiéres productions qui ont le plus contribué à bannir l'affectation & le mauvais goût. Mais c'étoit peu pour lui d'avoir corrigé les Poëtes par fa critique, s'il ne les avoit encore inftruits par fes préceptes. Dans cette vuë il forma le deffein de compofer un Art Poëtique.

Le célébre Mr. Patru, à qui il communiqua fon deffein, ne crut pas qu'il fut poffible de l'exécuter avec fuccès. Il convenoit qu'on pouvoit bien expliquer les régles générales de la Poëfie, à l'exemple d'Horace; mais pour les régles particuliéres, ce détail ne lui paroiffoit pas propre à être mis en Vers François, & il eut affez mauvaise opinion de notre Poëfie, pour la croire incapable de fe foûtenir dans des matiéres auffi féches que le font de fimples préceptes.

Néanmoins les difficultez que ce judicieux Critique prévoïoit, bien loin d'effraïer notre Poëte, ne fervirent qu'à l'animer, & à lui donner une plus grande idée de fon entreprife. Il commença dès lors à travailler à Jon Art Poëtique, & quelque tems après il en alla réciter le commencement à fon Ami, qui voïant la noble audace avec laquelle notre Auteur entroit en matiére, changea de fentiment, & l'exhorta bien férieufement à continuer.

248 AVERTISS. SUR L'ART POETIQUE.

L'Art Poëtique paffe communément pour le chefd'œuvre de notre Auteur. Trois chofes principalement le rendent confiderable: la difficulté de l'entreprise, La beauté des vers, & l'utilité de l'Ouvrage.

On peut même lui donner une autre loüange, que fa modeftie lui faifoit rejetter: c'est qu'il y a plus d'ordre dans fa Poëtique que dans celle d'Horace, & qu'il eft entré bien plus avant que cet Ancien, dans le détail des régles de la Poëfie.

J

L'ART POËTIQUE

CHANT PREMIER.

Dans ce premier Chant, l'Auteur donne des régles générales pour la Poëfie; mais ces régles n'appartiennent point fi proprement à cet Art, qu'elles ne puiffent auffi être pratiquées utilement dans les autres genres d'écrire. Une courte digreffion renferme l'hiftoire de la Poëfie Françoise, depuis Villon jusqu'à Malherbe.

EST en vain qu'au Parnaffe un témé.

raire Auteur

Penfe de l'Art des Vers atteindre la

hauteur.

S'il ne fent point du Ciel l'influence secrette, Si fon Aftre en naiffant ne l'a formé Poëte, 5 Dans fon génie étroit il eft toujours captif. Pour lui Phébus eft fourd, & Pégafe eft rétif. O Vous donc, qui brûlant d'une ardeur périlleuse, Courez du bel efprit la carriére épineuse,

Vers 1. C'est en vain qu'au Parnaffe, &c.] On ne peut être Poëte fans génie. M.Defpréaux

plein de cette maxime, en fait dans fon Art Poëtique le Fon dement de toutes fes régles.

Vers 6. Pour lui Phébus eft sourd, &c.] Hor. de Arte poët. V. 385.

Tu nihil invitâ dices, faciefse Minervâ.
Ly

N'allez pas fur des Vers fans fruit vous confumer, 10 Ni prendre pour Génie un amour de rimer. Craignez d'un vain plaifir les trompeuses amorces, Et confultez long-tems votre efprit & vos forces. La Nature fertile en efprits excellens,

Sait entre les Auteurs partager les talens. 15 L'un peut tracer en vers une amoureuse flamme : L'autre, d'un trait plaifant éguifer l'Epigramme. Malherbe d'un Heros peut vanter les exploits; Racan chanter Philis, les Bergers & les Bois. Mais fouvent un efprit qui fe flatte, & qui s'aime, 20 Méconnoit fon Génie, & s'ignore soi-même, Ainfi Tel autrefois qu'on vit avec Faret

Charbonner de fes Vers les murs d'un Cabaret,. S'en va mal à propos, d'une voix infolente, Chanter du peuple Hébreu la fuite triomphante ;

Vers 17. Malherbe d'un Heros peut vanter les exploits. ] Les Odes de Malherbe.

Vers 18. Racan chanter Philis, les Bergers, & les Bois.] Les Bergeries de Racan.

étoit ami particulier de Saint Amant, qui l'a célébré dans fes vers comme un illuftre débauché, quoi qu'il fût affez réglé dans fes mœurs. Mais la commodité de fon nom qui rimoit à Cabaret, étoit en par

Vers 21. Ainfi, Tel autrefois] Saint Amant, Auteur du Moitie caufe de ce bruit que Saint fe fauvé.

Même vers Qu'on vit avec Faret.] Nicolas Faret, de l'Académie Françoise,

Amant lui avoit donné. Ce font les termes de Mr. Péliffon, dans fon Hiftoire de l'Académie Françoise

Vers 12. Et confulte long-tems votre esprit & vos forces.] Horace, Art Poëtique v. 38.

Sumite materiam veftris, qui fcribitis, aquam

Viribus, &c.

Vers 22. Charboner de fes vers les murs d'un Cabaret. Martial, 12. Epigr. 62.

Nigri fornicis ebrium Poëtam,

Qui carbone rudi, &c.

25 Et pourfuivant Moïfe au travers des déferts, Court avec Pharaon fe noïer dans les mers.

Quelque fujet qu'on traite, ou plaifant ou fublime Que toujours le bon fens s'accorde avec la Rime. L'un l'autre vainement ils femblent fe haïr; jo La Rime eft une efclave, & ne doit qu'obéir. Lors qu'à la bien chercher d'abord on s'évertuë; L'efprit à la trouver aisément s'habituë. Au joug de la Raifon fans peine elle fléchit ; Et loin de la gêner, la fert & l'enrichit. 35 Mais lors qu'on la néglige, elle devient rebelle; Et pour la ratraper, le fens court après elle. Aimez donc la Raifon. Que toujours vos Ecrits Empruntent d'elle feule & leur luftre & feur prix. La plûpart emportez d'une fougue insensée

40 Toujours loin du droit fens vont chercher leur pensée.

Ils croiroient s'abaiffer dans leurs Vers monftrueux
S'ils penfoient ce qu'un autre a pu penfer comme eux,
Evitons ces excès. Laiffons à l'Italie

De tous ces faux brillans l'éclatanté folie.

45 Tout doit tendre au Bon sens : mais pour y parvenir, Le chemin eft gliffant & pénible à tenir.

Pour peu qu'on s'en écarte, auffi-tôt on se noïe. i La Raifon, pour marcher, n'a fouvent qu'une voie, Un Auteur, quelquefois trop plein de fon objer so Jamais fans l'épuifer n'abandonne un fujet.

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