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CHAPITRE XXXIX.

Raifonnement de Vitulos, fur ce qui a été dit dans le Chapitre précédent.

LORSQUE

JORSQUE Pere Jean eut fini de parler, Vitulos reprit la parole, & dit que nous avions raifon l'un & l'autre, & que le Compere avoit tort, furtout à l'égard de fon Manichéifme. Quand même, lui dit il, vous auriez réellement découvert qu'un' dogme auffi funefte feroit fondé, s'il vous reftoit l'ombre du fens commun & de la prudence, vous deviez le cacher plutôt que de le divulguer. Le ⚫ monde eft tellement conftitué, qu'il est des vérités très-peu importantes en elles-mêmes, dont l'expofition feroit mille fois plus nuifible au genre humain, que l'erreur où il eft à leur égard à plus forte raifon une vérité de cette efpece, fi c'en étoit une, devroit être enfevelie pour jamais dans les ténebres les plus épaiffes. L'erreur & la fuperftition ont engendré des défordres, des fureurs & des cruautés inouis : il eft des circonftances où la vérité en engendreroit de même, fi. elle fe préfentoit où elle n'a que faire,

Il y a mille & mille perfonnes fages qui s'apperçoivent des erreurs dont le peuple eft imbu, fur-tout à l'égard de la religion; mais aucune d'elles n'entreprendra jamais de le défabufer, à moins qu'il ne foit fuffifamment préparé à voir le jour, & que cette vue ne puiffe donner lieu à aucun accident funefte. Ce n'eft pas que la vérité entraîne naturellement après elle aucune fuite dangereufe: les maux qui réfultent de fon expofition

ne viennent que de la nature des fujets auxquels elle eft expofée (1). Il y a des circonftances où il est très-dangereux de fe fervir d'une chofe, quoiqu'excellente en elle-même. Le vin eft de fa nature bienfaifant; il ranime les forces & réjouit le cœur de Pierre, tandis qu'il enivre le cœur de Jean & le rend furieux. D'où viennent des effets fi différents? des différentes conftitutions de Pierre & de Jean, & non de la nature du vin La nature du vin eft d'animer & d'échauffer: il eft de la nature de Jean d'entrer en furie lorfqu'il eft échauffé; voilà tout le myftere. Un homme de bon fens, qui connoîtroit le tempérament de Jean, fe garderoit bien de lui donner autre chofe à boire que de l'eau.

Non-feulement l'amour de l'ordre doit nous faire abftenir de débiter des vérités dangereufes à la multitude, mais l'amour de nous-mêmes doit nous porter auffi à être très-réfervés fur cet article: nous le favons par expérience. Lorfque nous fûmes convaincus d'avoir battu monnoie en Ruffie, nous dîmes aux Juges commis pour nous examiner, que nous n'avions fait que fuivre en cela le

(1) Quand la vérité fe préfente à l'homme; fon esclair T'eftonne, fon efclat l'atterre ; ce n'eft point de fa faute, car elle est très-belle, très-aimable, & très-convenable à l'homme, & peut-on d'elle dire encore mieux que de la vertu & fageffe, que fi elle fe pouvoit bien voir, elle raviroit & embraferoit tout le monde en son amour. Mais c'eft la foibleffe de l'homme qui ne peut recevoir & porter une telle fplendeur, voire l'offenfe. Et celui qui la lui préfente eft fouvent tenu pour ennemi, veritas odium parit. C'eft acte d'hoftilité, que de lui montrer ce qu'il aime & cherche tant. L'homme eft fort à defirer & foible à recevoir. CHARRON, de la Sagcffe, Liv. I. Chap. IV.

droit naturel; & il eft certain qu'il n'y a rien de lus naturel que le pouvoir de donner telle forme & tel poids que l'on juge à propos à un morceau d'or ou d'argent, & de lui attribuer la valeur que l'on veut. D'ailleurs, ce qui eft naturel eft imprefcriptible. Mais les gens à qui nous avions affaire ne penfoient point de même fur ce point. "Le droit pofitif, felon eux, a dans certains cas 'anéanti le droit naturel : les Souverains fe font » arrogé celui de battre monnoie, & tous ceux. » qui y portent atteinte doivent être punis. << Nous devions donc prudemment nous borner à demander pardon de notre prétendue faute, & rien de plus. L'on eft affez indulgent dans ce payslà: l'on fe feroit contenté de nous appliquer quelques coups de bâton fur la plante des pieds, & l'on ne nous auroit point envoyé piocher dans les mines de la Sibérie, d'où l'on ne fort pas toujours auffi facilement que nous avons fait.

Enfin, pour revenirau fujet dont il est question, sil' eft de la prudence de taire quelquefois certaines vérités, il le fera toujours de ne point répan- . dre une opinion auffi abfurde, auffi dangereufe que. celle dont le Compere eft actuellement infatué. Il feroit bien à l'avenir de penfer pour lui & de fe taire, & nous ne ferions point mal d'en faire au

cant.

Voilà ce qui s'appelle raifonner, dit Pere Jean. Pour moi, je laiffe dorénavant les hommes dans leurs opinions, bonnes ou mauvaifes: qu'ils fe trompent ou qu'ils ne fe trompent pas, c'eft leur affaire, & non la mienne. Quand je me rappelle les différents événements de notre vie, je vois que la moitié des perfécutions que nous avons effuyées vinrent autant d'avoir parlé contre les opinions reçues, que d'avoir agi contre les loix que les

hommes ont établies. Mais l'on ne devient avifé que par l'expérience. J'avoue que les hommes font juftes & méchants: mais la fociété eft tellement conftituée, qu'ils doivent être tels. Il eft vrai que l'univers eft un compofé de bien & de mal; mais un homme de bon fens doit plutôt s'occuper à tirer le meilleur parti poffible de la vie, que de s'embarrafler de ce qui ne le regarde pas. Cà, bu

vons un coup.

CHAPITRE XL.

Continuation du même fujet.

Nous crûmes d'abord que le Compere alloit ré

pondre en détail à tout ce que nous venions de lui débiter: mais il fe contenta de nous dire que nous étions des ignorants, & qu'il perfifteroit dans fes opinions jufqu'à ce qu'on lui eût démontré le contraire par des raifons incontestables, & non par un tas de lieux communs qui ne convenoient que dans la bouche des pédants, & non à des gens qui faifoient profeffion d'être philofophes.

J'aimois mon Compere, mais fon propos me piqua: je ne pus m'empêcher de répliquer qu'il n'y avoit point tant de pédantifme qu'il fe l'imaginoit dans ce qu'on venoit de lui dire ; que je lui accordois très-volontiers que les hommes en général étoient des méchants, des fcélérats; mais que je n'avouerois jamais que l'Univers fût mal gouverné.

Il est vrai, continuai-je, que les efforts que, j'ai faits jufqu'aujourd'hui pour accorder l'exiftence du mal avec la toute-puiffance, la fageffe & la bonté de l'Etre qui gouverne l'Univers, ont été vains; mais cela dépendit de mon peu de lumieres, ou plutôt de ce que je m'y fuis mal pris; car les plus importantes découvertes n'ont pas toujours été faites par les plus savants.

Je te défierai bien de faire celle-ci, interrompit le Compere. Cela fe peut, repris-je.... mais il me vient une idée. fi mon cher Compere

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