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ce qu'après avoir vu fa Philofophie échouer dans les Déferts de la grande Tartarie, je vins faire naufrage avec lui & mes autres compagnons fur les côtes de l'Espagne occidentale.

Ayant eu le bonheur d'échapper de ce naufrage, je crus que le deftin, las de me pourfuivre, alloit mettre fin à mes maux: je pris le parti de me retirer dans ma patrie, d'y aller vivre & mourir dans la Religion de mes Peres; mais j'éprouvai en route que les Miniftres de cette Religion font dans certams endroits des tyrans exécrables; un honnête homme m'apprit enfuite qu'ils étoient ailleurs des impofteurs odieux, & toujours prêts à devenir tels que ceux que j'ai vu tourmenter fi cruellement les innocens; il m'apprit enfin que le pays que je croyois être le plus heureux pays de la terre, ne valoit pas mieux que les autres..... Omon Compere, mon Compere! vous aviez bien raifon de dire que les Sociétés civilifées étoient le réceptacle de toutes les erreurs, de tous les vices & de tous les maux : c'eft bien dommage que vous en ayez conclu qu'il en étoit tout autrement chez les fauvages «<!

Cependant comme il falloit que je vécuffe dans cet état de fociété, quelque dépravé qu'il fût, je réfolus de chercher les moyens d'y vivre le moins malheureux qu'il me feroit poffible ; & comme je demeurois dans une chambre voifine de celle d'un Vieillard François, vivant ifolé, paifible, dont l'occupation journaliere étoit de copier de la mufique, & pour lequel j'avois conçu beaucoup d'eftime, quoique je ne lui eufle parlé que deux ou trois fois, je fus un jour trouver cet homme, je lui contai mes aventures, je lui expofai mes cha.grins, mes foucils, & il me tint le difcours fui

Vant.

CHAPITRE X X X V.

Difcours du Vieillard François.

Mox ami, je n'ai point tant voyagé que vous,

& les malheurs que j'ai effuyés dans le printemps de ma vie ne font pas moins nombreux ni moins cruels que les vôtres : mais ces malheurs m'ont appris à vivre aujourd'hui aufli tranquille, auffi heureux que l'homme puiffe l'être. J'ai appris par eux que l'on n'étoit malheureux dans la focieté, qu'autant qu'on tenoit à elle par fon état; par fa condition & par fes opinions.

Je ne fuis point né affez riche pour tenir à cette fociété par mon rang, par les charges & les emplois. Je fuis le fils d'un fimple artifan qui me fit étudier, croyant faire de moi, ou un Prêtre, où un Médecin, ou un Avocat ; mais lorsque je fus en âge de difcerner la nature de ces états, je ne me trouvai point dans la difpofition de les embraffer l'un ou l'autre, & je quittai les études. Alors je réfolus d'apprendre le métier de Bonnetier, & je me mis chez un maître. Au bout de fept ans d'apprentiflage & de patience de toute efpece, je fis mon chef-d'œuvre : il fut trouvé que je favois faire paffablement un bonnet, & que j'étois digne d'être reçu maître Bonnetier, fi j'avois le moyen de donner huit cents francs au Corps du métier.

Je n'avois pas huit cents francs; mais je faifois l'amour à une fille qui avoit précisément cette fomme. J'époufai donc cette fille; je courus porter fa dot aux Jurés du Corps, & je me mis à faire des bonnets.

J'aurois vraisemblablement gagné ma vie à ce métier; mais la Capitation, la Gabelle, l'Induf trie, & mille autres impôts dont on eft accablé en France, emportoient un quart de mon gain; les procès du Corps en abforboient un autre quart; ma femme bûvoit la moitié du refte; de forte que j'éto's heureux fi, au bout de l'année, je n'avois pas été deux ou trois mois en prifon pour mes dettes, & fi je n'avois point été réduit à jeûner autant dé temps chez moi.

Au bout de trois ans ma femme vint à mourir. Tout pauvre que j'étois, j'en trouvai une autre qui m'apporta trois cents écus comptant, & environ la même fomme en prétention. Six mois après, cette prétention que je ne pouvois avoir fans procès, avoit abforbé les trois cents écus, & je me trouvai auffi miférable qu'auparavant. Pour furcroît de malheur ma femme devint dévote, acariâtre, pigrièche,& finit par s'enfuir avec le Prêtre qui la dirigeoit. Enfin je tombai malade: comme je n'avois rien, l'on me tranfporta à l'hôpital, & l'on envoya mes enfants mendier. Je ferois vraifemblablement mort dans ce lieu de mifere & de défolation, fi un parent charitable, qui me trouva expirant dans un lit, où il y avoit un homme auquel on venoit de couper la jambe, un autre qui avoit une fiévre pourprée, & un troifieme qui étoit décédé la veille, ne m'en eût retiré.

Lorfque je fus guéri mon parent, qui n'étoit pas trop riche lui-même, me donna quelqu'argent, me promit de m'aider lorfqu'il le pourroit: je repris mes enfants & me remis à travailler.Mais je perdis bientôt ce digne parent. Comme il étoit huguenot, il s'avifa un jour de conduire un Miniftre à une affemblée qui s'étoit faite dans un bois : le Curé le fut,le dénonça à la Prévôté;il fut pris avec

le Miniftre: celui-ci fut pendu, & lui envoyé aux galeres. Quelque temps après un de mes enfants mourut: comme j'étois fort pauvre, le même Curé ne voulut point l'enterrer fans être payé d'avance: je fis mon poffible pour trouver de quoi payer le Prêtre du Seigneur; mais perfonne ne mre voulut rien prêter. Alors, comme le cadavre de mon enfant, qui étoit mort depuis quatre jours, commençoit à puer, je pris le parti de l'enterrer moi-même. Cette affaire irrita l'homme d'Eglife; il me fit ajourner, décreter & emprifonner; fi bien que pour éviter les fuites de fa colere, je fonçai la prifon je me fauvai dans ce pays-ci, où je renonçai à tout ce qui pouvoit m'attacher à la fo ciété, & faire mon malheur.

Préfentement mes enfants font devenus grands & travaillent pour eux: je n'ai ni maître ni valet,. ni amis ni ennemis; je fais un métier qui n'oft fujet à aucuns droits, à aucuns réglements; je ne crains ni les Sergents, ni les Huiffiers, ni les piailleries des créanciers: je fuis mon Evêque, mon Curé, mon Directeur: mon Dieu eft le Dien de toute la terre, mon cœur eft fon temple; & mon efpoir après cette vie eft celui d'un homme de bien.

Comme j'ai du travail de refte, continua le Vieillard, je peux vous en fournir: il ne vous faut point embarraffer de ce que vous ne favez point la mufique; l'ufage fait tout en moins: d'un mois vous ferez en état de gagner.votre vie, fi vous voulez vous appliquer..

J'accepte la propofition, répondis-je à cet hom me; j'embraffe votre maniere de vivre, &. même votre façon de penfer fur la Religion, à condition toutefois qu'elle ne s'éloigne point de ce qu'ili plut à Dieu nous révéler. Je me fuis long-temps écarté des voies du Chriftianifme, & je ne m'en

fuis $ pas trouvé mieux. Si j'ai efluyé des perfécu tions de la part de ceux qui s'en difent les Miniftres, je ne m'en prendrai jamais à lui: en un mot, je veux dorénavant, vivre & mourir dans la profeffion pure & fincere de la Religion chrétienne, mais fans dépendre de qui que ce foit.

C'eft dans l'indépendance & dans fa pureté, interrompit le Vieillard, que vous voulez profeffer le Chriftianifme? Sans doute. Mais cette profef fion confifte dans la foi & dans les œuvres. Quant au premier point, fi vous admettez la doctrine du péché originel, la divinité de Jefus-Chrift, la préfence réelle, la tranffubftantiation, les prieres pour les morts, les facrements, la cérémonie dans le culte, &c. vous ferez Catholique romain ou Catholique grec.

Si vous rejetez une certaine partie de ces dogmes, vous ferez Luthérien ou Calvinifte, &c.

Si vous les rejetez tous, vous ferez Socinien, ou tel autre Sectaire qui, fe difant Chrétien, fixe La croyance à certains points, fans rien croire des choles fufdites.

Or être Catholique romain, Catholique grec, Luthérien, Calviniste, Socinien, &c. n'eft point être Chrétien indépendant; car les uns & les autres font affujettis à une certaine formule de foi plus. ou moins rigoureufe.

D'un autre côté, fi en rejetant ou adoptant ce qu'il vous plaira de la doctrine de tous ces gens-là, & en y ajoutant de vous-même ce que Vous jugerez à propos, vous vous formez une croyance particuliere & différente de leurs formules, vous ferez alors un Chrétien d'une efpece nouvelle, qui aura eu le don de voir plus clair que tous les autres. Mais je ne crois point que yous vous flattiez de pofféder tant de lumieres.

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