Page images
PDF
EPUB

les remedes imaginables en cette occafion; & grace à l'effet de ces remedes & à la force de fontempérament, il en fut quitte pour le mal.

Cette aventure nous fit partir le lendemain. Pere Jean avoit non-feulement le même régal à craindre pour l'avenir, mais auffi les aflaffins, que MM. de la Médecine n'auroient pas manqué de lui fufciter, au défaut de tout autre moyen de fe défaire de lui.

A la fortie de Lahor nous paffâmes par Nicodar, par Syrina, & nous arrivâmes à Delhy, où la fcience du Révérend Pere doubla notre capital. De Delhy nous fumes à Agra, où il gagna encore quelque chofe. Enfin d'Agra nous vinmes en droite ligne à Surate, où nous trouvâmes un vaiffeau qui nous tranfporta à Goa; & dans cette derniere ville, un autre vaiffeau qui partoit dans la quinzaine pour Lisbonne.

I

CHAPITRE XXIX.

Naufrage, & ce qui s'enfuivit.

L ne nous étoit rien arrivé de remarquable dans notre traverfée de Goa en Europe. Mais lorfque nous fûmes à environ trente lieues de Lisbonne, un orage furieux s'éleva au milieu de la nuit, & nous pouffa jufques vers la pointe du cap de faint Vincent, où notre vaiffeau fut brifé en mille piéces. Je ne décrirai point les particularités de ce naufrage: la crainte où j'étois plongé pendant qu'il dura, m'avoit ôté l'ufage entier de mes fens: je ne le recouvrai, lorfque je me trouvai dans. l'eau, que pour me cramponner à un morceau du grand mât que je rencontrai fous ma main.

Lorfque le jour fut venu, je regardai de toutes parts; je ne découvris que le ciel & la mer qui s'étoit calmée. Toutes les horreurs d'une mort prochaine fe préfenterent à mon efprit: je pleurois, je me lamentois, j'appellois tous les Saints du paradis à mon fecours: enfin le défefpoir le plus affreux alloit me faifir, quand j'apperçus un vaiffeau anglois qui voguoit à toutes voiles vers moi.

Lorfque ce vaiffeau fut à portée, l'Equipage m'apperçut, & le Capitaine envoya la chaloupe pour me retirer d'entre les bras de la mort. Je ne fus point fi-tôt dans cette chaloupe, que je demandai aux matelots s'ils n'avoient point ramaffé quelques autres malheureux qui avoient fait naufrage avec moi. Ils me répondirent que non. A ce mot je ne doutai plus que le Compere, le Révérend, Vitulos & Diego ne fuffent péris. Ce qui faillit de me faire évanouir de douleur.

Le Capitaine de ce vaiffeau prit tous les foins poffibles de moi: il me donna deux chemifes, un chapeau, & quelques autres nippes dont j'avois befoin. Comme fon vaiffeau étoit deftiné pour Gibraltar, il fit faire une quête à fon arrivée en cette ville, & au bout de quinze jours je me trouvai au moins 25 à 30 guinées dans la poche. Cete fomme fuffifoit pour me reconduire en France; mais comme ma fanté étoit fort délabrée, tant par les peines que j'avois fouffertes, que par le fouvenir de mes pauvres camarades que je regrettois fans ceffe, je réfolus de faire quelque féjour en cette ville.

Pendant ce féjour je fis connoiffance avec un vieillard hollandois, logé dans la même maifon que moi, & qui s'étoit fauvé d'Espagne à caufe de l'inquifition. Comme je paffois prefque toutes les après-dînées chez cer honnête homme, je lui demandai un jour quel démêlé il avoit eu avec les Inquifiteurs, & il me répondit en ces termes:

Lorfque j'étois encore en Hollande, des perfonnes de la premiere confidération d'Espagne me folliciterent plus de cent fois de paffer en leur pays, pour y établir quelques manufactures qui y manquoient: mais ma religion qui eft celle des Unitaires, m'empêcha pendant plus de fix ans de me rendre à leurs follicitations. Enfin les avantages que je voyois à cet établiffement, & les promeffes d'une tolérance entiere, me déterminerent à quitter ma patrie avec ma famille & mes bicns, &d'aller m'établir dans l'endroit où l'on me me defiroit.

En moins de deux ans, pourfuivit le vieillard, le ciel avoit tellement béni mon entreprife, que fans compter les ouvriers que j'avois amenés de Hollande, j'occupois plus de 200 familles que j'avois trouvées dans la derniere mifere, faute d'emploi, Ma douceur naturelle, quelques vertus, mes

bienfaits, m'avoient attiré l'eftime de tous les honnêtes gens de l'endroit où j'étois établi ma maifon, ma table leur étoient ouvertes; & nos converfations ne rouloient que fur les moyens d'at-tirer l'abondance dans la contrée.

Un projet de fociété pour faire fleurir l'agriculture rendit nos entrevues plus fréquentes: alors les dévots me foupçonnerent de dogmatifer; un orage terrible alloit éclater fur ma tête & fur celle de tous mes amis, lorfqu'un honnête homme vint nous avertir de nous fauver tous à l'inftant, fi nous ne voulions point tomber entre les mains de l'Inquifition. Nous n'eûmes pas le temps de mettre ordre à nos affaires : nous partîmes dans la minute, l'un d'un côté, l'autre de l'autre. Quant à moi, j'arrivai ici avec ma femme & mes deux fils: une fille que j'avois, & qui étoit alors dangereufement malade, ne put être tranfportée; elle fut abandonnée à la garde de Dieu, & depuis ce tempslà je n'ai pu en avoir aucune nouvelle.

Ici les larmes empêcherent le vénérable vieillar de continuer. Lorfqu'elles furent un peu appaitées, je lui demandai s'il n'y avoit point de moyen de rentrer dans fes biens. Tout eft perdu, s'écria-t-il la manufacture eft anéantie: les pauvtes gens que je nourriffois font réduits à une mifere affreufe; mes amis difperfés font auffi malheureux que moi; & s'il m'en reftoit encore, ils n'oferoient ouvrir la bouche pour implorer la juftice & réclamer les droits de l'humanité.

J'avoue que fi quelque chofe m'a touché dans la vie, ce fut la fituation de ce vieillard. Lorsqu'il eut fini de parler, je le confolai le mieux qu'il me fut poffible, & lui dis tout ce que je crus capable de lui faire naître l'efpoir de revoir fa fille un jour & de rentrer dans fes biens.

CHAPITRE XX X.

Continuation de ma route.

LA vue continuelle d'un homme malheureux

que je chériffois, celle de la mer qui mouille les murailles de Gibraltar, & qui me rappelloit fans ceffe la perte que j'avois faite de mes amis, me déterminerent d'abréger mon féjour & de partir de cette ville.

Après avoir pris congé du vieillard & du Capitaine anglois, je partis pour Madrid. Comme c'étoit au milieu de l'été, j'eus l'imprudence de marcher un jour par la grande chaleur; je reçus un coup de foleil au moment que j'allois entrer dans Grenade; & comme cet accident m'avoit fait perdre connoiffance, l'on me tranfporta dans la ville, où l'on me mit dans les mains d'un Médecin françois, qui prit tous les foins poffibles de ma perfonne jufqu'à mon entiere guérifon.

Lorfque je fus rétabli, je payai le Médecin, je le remerciai de fes foins, & me difpofai à continuer ma route.

La veille de mon départ, je me trouvai en compagnie avec deux religieux de l'Ordre de faint Dominique. Ces Révérends Peres ayant appris que je partois le lendemain, me demanderent pourquoi je ne demeurois point encore quelques jours, pour voir un des plus beaux Auto-da-Fé que l'on eût fait depuis long-temps. Je leur répondis que je n'aimois point à repaître mes yeux de ces fortes de fpectacles, où l'humanité avoit tant à fouffrir.

« PreviousContinue »