Page images
PDF
EPUB

Exterminer plus de dix-huit mille perfonnes fous le gouvernement du Duc d'Albe (1)

Pourfuivre l'Héréfie jufques dans les fépulchres de fes Sectateurs; troubler les cendres des Rois flétrir leur mémoire, remplir l'Europe de larmes, d'horreur & de fang pour empêcher la Réformation. En un mot, raflemblez les Faits, comptez plus de cinquante millions de Victimes que le zele de Religion a facrifiées depuis l'établissement du Chriftianifme jufqu'à ce jour, & ne demandez plus ce qui nous autorife à pourfuivre à outrance ceux qui ne penfent pas comme nous.

Ah! mon cher Frere, pourfuivit le Dominicain, pour peu que votre cœur fe prête aux douces influences de la grace, combien ne doit-il point fentir que par de fi glorieufes marques, par Zefi conftantes prérogatives, notre fainte Religion l'emporte fur toutes les Religions de la Terre? Si quelques Infideles, quelques Hérétiques ont voulu quelquefois prouver, foutenir, étendre leurs opinions par de femblables moyens, ils éprouverent

bientôt le défaut de ce fecours furnaturel & divin qui ne nous manque jamais en telle occafion. Une pitié déplacée, une lâche tolérance, fondées fur des raifons frivoles, fuccédoient à leur zele; ou fuccombant eux-mêmes fous le poids de leurs vains efforts, ils prouvoient invinciblement qu'il n'appartient qu'aux feuls Catholiques de fubjuguer la Terre par telles armes qu'ils jugent à propos.

Mon Pere, dis-je au Dominicain, fi je ne favois que ce que vous venez de me conter s'eft paffé parmi les Hommes, je croirois que vous m'auriez fait l'abrégé des Annales de l'Enfer. Non,

[merged small][ocr errors]

mon Pere: rien au monde ne peut me faire croire que de telles prérogatives honorent la Religion. Il n'y a pas long-temps que j'ai vu un Peuple barbare immoler deux petits Enfans à un Bouc infâme, & j'ai dit qu'une telle action étoit horrible & abominable: fi j'avois le malheur de voir facrifier aujourd'hui autant d'Hérétiques au vrai Dieu, je dirois que ce feroit un facrifice exécrable.

Mon cher Frere, me dit le Religieux, je fuis bien fâché que votre cœur demeure infenfible aux impulfions de la vérité. Adieu : je prie le Ciel qu'il daigne vous éclairer un jour; & je vous fouhaite un heureux voyage.

Lorfqu'il eut fini ces paroles, il partit avec son Compagnon.

Pour moi, lorfque le foir fut arrivé, je me couchai de bonne heure, afin de partir le lendemain de grand matin.

Tome III.

B

CHAPITRE X X X I.

Suite des Aventures de Jérôme.

JE dormois d'un profond fommeil, lorfque vers

le minuit un bruit foudain m'éveilla: ayant ouvert les yeux je vis entrer trois hommes dans ma chambre, dont l'un m'ordonna de la part du S. Office de le fuivre à l'inftant. Je voulus ouvrir la bouche pour lui demander la raifon pourquoi; mais il me réitéra fon ordre d'un ton fi ferme, que je pris le parti de m'habiller au plus vite & de le fuivre fans murmurer, jufqu'à ce qu'il m'eût conduit & enfermé dans un des cachots de l'Inquifition

Imaginez-vous un trou de cinq pieds en quarré, fur autant de hauteur, à plus de vingt-cinq pieds fous terre, où il eft impoffible de diftinguer le jour d'avec la nuit, où l'on a pour toute nourriture un peu de pain noir & quelques féves mal cuites, & de l'eau puante; où quelques brins de paille à demi-pourrie fervent d'oreiller & de grabat; où l'on eft quelquefois des mois entiers, même des années fans parler à perfonne, où l'on eft affommé de coups de nerfs de bœuf, lorfqu'on fe plaint un peu trop haut de fa fituation: voilà quelle étoit ma nouvelle demeure. Jugez des réflexions que je dus y faire, fur-tout au bout de quelques jours de féjour: jugez fi je me reffouvins de mon entretien de la veille.

Après fix femaines d'emprifonnement, celui qui avoit coutume de m'apporter mon néceffaire me parla pour la premiere fois, & me confeilla de

demander l'audience des Révérends Peres Inquifiteurs je la demandai dès l'inftant même, & elle me fut accordée pour le lendemain. Lorfque je fus devant ces Meffieurs, l'un deux me demanda ce. que je voulois? Je lui dis que je fuppliois Leurs Révérences de me faire élargir, ou du moins d'avoir la bonté de me dire pourquoi l'on m'avoit arrêté. L'on ne me répondit rien, & l'on me renvoya au cachot.

Quatre jours après je comparus derechef devant le Sacré Tribunal. L'on me fit la même demande, j'y fis la même réponse, & l'on me renvoya à mon trou. A peine y fusje rentré que la rage & le défefpoir me faifirent à un tel point, que je me frappai de toutes mes forces la tête contre un ancre de fer qui étoit attaché à la muraille: le fang que je fentis ruiffeler fur mon vifage augmenta ma fureur. Deux fem blables coups alloient mettre fin à tous mes maux : mais ayant apperçu que l'ancre étoit caffée par la violence du coup que je m'étois donné, je réfléchis que je pouvois par fon moyen me procurer ma délivrance, en me confervant la vie.

Ce morceau de fer ayant la longueur & la force fuffifantes pour ce que j'en voulois faire, je me mis à l'ouvrage dès l'inftant même ; & en moins de deux jours je vins à bout d'ôter une pierre de la muraille de mon cachot.

La pierre que j'avois ôtée me procura la facilité. d'en ôter une feconde; celle-ci une troifieme tellement qu'au bout de fix jours la muraille fe trouva percée, & le trou affez grand pour y paffer. Ce trou donnoit dans un fouterrain d'une grandeur prodigieufe, & auffi obfcur que le cachot même. Je ne fuis pas plutôt dans ce nouvel endroit que je rode, que je tâtonne, que je furette

[ocr errors]

par-tout; & je ne rencontre que des cordes, des poulies, des billots, des roues, des chevalets, & autres attirails patibulaires : à la fin je trouve une porte, mais elle étoit trop bien fermée pour que je puffe l'ouvrir: je rode de nouveau; je découvre une cheminée, je crois mon év fion certaine l'efpoir redouble mes forces, je m'enfourne dans cette cheminée, je m'y cramponne, je me guinde, , je parviens au milieu, où, par un malheur inattendu, je rencontre une grille de fer qui s'oppofe à ma fortie. Cet obftacle n'abat point mon courage. Je faifis l'ancre, que j'avois eu foin d'emporter avec moi, je parvins à percer la cheminée au-deffous de la grille Ce dernier trou donnoit dans un grenier rempli de grains, & dont le toît communiquoit aux maifons voifines; mais comme, c'étoit en plein jour, je n'ofai hafarder de continuer ma route; je réfolus de defcendre dans le fouterrain pour y attendre la nuit. Je rifquois d'autant moins à prendre ce parti, que quelque temps avant ma fortie du cachot mon pourvoyeur m'avoit apporté ma pitance pour 24 heures, & que je n'avois plus de vifite à attendre de lui avant le lendemain matin.

Etant defcendu, je ramaffai toutes les pierres qui étoient tombées dans le foyer de la cheminée je les cachai derriere quelques planches qui étoient contre la muraille, je bouchai, je barricadai le trou que j'avois fait entre mon cachot & le fouterrain.

Je finiffois à peine cette derniere befogne, que j'entendis du bruit du côté de la porte. M'étant fourré le plus vite qu'il me fut poffible derriere ces mêmes planches où j'avois mis les décombres, la porte s'ouvrit ; & comme ces planches n'étoient pas trop ferrées, les premiers objets qui

« PreviousContinue »