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CHAPITRE LI.

ENVIRO

Changement de Matieres.

NVIRON fix jours après nous reçumes une lettre, par laquelle nous apprîmes que Pere Jean étoit arrivé fain & fauf à Calais. Cette nouvelle nous caufa une joie extrême. Nous pliâmes bagage dès l'inftant même, & nous nous mîmes en route pour Paris. L'attachement que j'avois pour mes Amis, le defir que j'avois de rejoindre le Révérend, l'emporterent fur l'averfion que j'avois conçue contre les Pays où régne le Catholicifme; peut-être que ce que je venois de voir dans les Pays où régne le Proteftantifme y contribua un pe aufsi.

Lorfque nous fûmes arrivés à Paris, nous trouvâmes effect vement le Révérend là où il nous avoit dit. Et notre joie, en le revoyant ne fut pas moindre que celle de notre réunion à

Londres.

Notre premier foin après cela fut de chercher un logement; nous en trouvâmes un-dans la Vieille Rue du Temple, chez un Sculpteur Ami du Compere dès notre premier féjour en cette Ville. Alors chacun de nous reprit fon train ordinaire : le Compere Mathieu fe mit à écrire, Pere Jean à boire, Vitulos à fe divertir, Diego à prier, & moi à méditer.

Lorfque le Compere eut fini fon Traité du Manichéisme,il nous le lut. Pere Jean & Vitulos le trouverent fort bien écrit, & beaucoup moins dangereux qu'ils fe l'étoient imaginé: pour moi je n'en

jugeai point de même; je trouvai cet Ouvrage malin, pernicieux, capable de faire les plus fortes impreffions fur l'efprit des jeunes gens. Il étoit rempli de fades plaifanteries, à la vérité, de pointes, d'hyperboles, & de beaucoup de politfonneries: mais c'étoit particuliérement par-là que je jugeois de l'effet qu'il pourroit faire. Le cœur de la plupart de nos jeunes Français eft dépravé, difois-je en moi-même; leur goût eft bizarre or ce Livre contient précisément ce qu'il faut pour être reçu avec tous les applaudiffements imaginables; & c'eft à la faveur de l'efpece d'enthoufiafme où il va jeter fes Lecteurs idiots, que le venin qu'il contient fera l'effet le plus fu nefte. Si cet Ouvrage étoit un Traité en regle du Manichéifme, le Compere ne pourroit y dire que ce qu'on a dit avant lui fur ce point, & les objections que l'on auroit à y opposer fe trouveroient toutes faites: mais les meilleures répliques ne tiennent gueres contre une plaifanterie favorablement reçue. Le tort fe range ordinairement du côté de celui qui a raifon, tandis que le plaifant a tous les droits du monde. Un fophifme, un raifonnement mal fondé, ne tiennent point vis-à-vis un homme d'efprit; mais une plaifanterie le déconcerte. Aufli eft-ce à l'abri de cette derniere que les incrédules du jour fe font retranchés : c'eft de là qu'ils lancent leurs traits empoifonnés contre les dogmes les plus refpectables. Ayant vu quelques Grands Hommes qui, perfuadés que les raifonnements les plus folides ne peuvent rien contre l'erreur & la fuperftition, ont pris le parti de les tourner en ridicule, ils ont voulu faire de même; mais au lieu de s'en tenir à l'erreur feule, ils ont attaqué la vérité, & qui plus eft, la fource même de la vérité.

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Je pris donc la liberté de dire au Compere mon fentiment fur fon Livre; mais le Compere, au lieu de me répondre, me rit au nez. Je lui demandai alors s'il auroit le front d'ofer préfenter un tel Manufcrit à un Libraire? Pourquoi non, me répondit-il? je ne trouve rien dans mon Ouvrage qui répugne à la vérité ; or je ne dois point rougir à le publier. Quand même mon Livre feroit rempli d'erreurs & d'abominations, il n'en feroit que mieux reçu de Meffieurs de la Librairie. La plupart de ces Gens-là fe foucient fort peu qu'un Livre foit bon ou mauvais, lorfqu'ils voient leur profit à l'imprimer. L'intérêt eft la Religion des Libraires, & l'argent eft leur Dieu. les peines les plus févéres, les menaces les plus terribles, ne peuvent les empêcher de facrifier à fon autel. Comme il importe fort peu aux Apothicaires que les malades crevent, moyennant qu'ils fe défaffent de leurs drogues, il n'importe pas davantage aux Libraires d'empoifonner la Société entiere, pourvu qu'ils vendent leurs Livres. Si tu écoutois ces Animaux raifonner entr'eux lorsqu'ils ont fait l'acquifition de quelque Ouvrage pernicieux, tu leur entendrois dire: Voilà un excellent Livre ; il va fe vendre comme du pain. Mais prenons bien garde de nous laiffer pincer en le vendant : cachons le dans notre grenier; & quoique nous en ayons mille Exemplaires, disons toujours aux gens qui en fouhaitent, que c'eft le dernier, & faisonsle bien payer.

Il n'y a point de tours que ces Meffieurs n'inventent pour tromper la Police, le Public, & pour le tromper les uns & les autres. S'ils ont à imprimer un Ouvrage dont ils craignent quelques fuites fâcheufes, ils le feront fur du papier & avec

des caracteres étrangers, & y mettront le premier nom de Ville & d'Imprimeur qui leur viendra dans la tête. S'ils envoient quelques Livres prohibés dans certains Pays, ils ont toujours le Suiffe ou le Valet - de -Chambre de quelque Grand Seigneur, qui reçoivent les Balots fous l'adreffe de leur Maître, & les font paffer chez celui pour qui ils font deftinés. S'ils propofent cinq cens Exemplaires d'un Ouvrage en foufcription, ils en tireront mille. S'ils font le Catalogue de quelque Vente, & qu'il y ait un Livre rare d'une telle date, ils y mettront celle d'une édition moins recherchée, pour déforienter les Etrangers qui pourroient en faire hauffer le prix, & ils ont le Livre pour rien : fi la tricherie eft découverte, la fauffe date paffe pour une faute d'impreffion : j'en ai vu qui rendoient en ce cas un Ouvrage imparfait, pour l'acheter à bon compte, & le recompléter enfuite. Si fix de ces Meffieurs s'entendent dans une Vente, & qu'ils aient envie de fix cens numéros qui foient les mêmes, ils ne haufferont point l'un fur l'autre; ils acheteront ce nombre entr'eux, ils le partageront, & boiront encore par-deffus le marché à la fanté du Propriétaire qu'ils auront volé; eftimant qu'il vaut mieux faire un grand profit fur cent exemplaires qu'un petit profit fur fix cens ou bien, ils établiront une Société permanente, & feront en forte d'avoir à vil prix la plupart des Livres d'une Vente, pour les revendre à profit commun_dans une autre, comme font en Hollande le Libraire Rariffime & fes Affociés. Ils ne font point plus fcrupuleux dans les commiffions dont on les charge. Si quelqu'un d'entre leurs Confreres, foit étranger ou autre, imprime un Ouvrage, par exemple, en

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4Volumes in-8°., ils le contreferont en trois Volumes in-12. pour le donner à quelques fous de moins, & couper l'herbe à leur Camarade. Il eft vrai que celui-ci leur rend bien la pareille dans une autre occafion. S'ils voient de ne pas trouver leur compte dans une Contrefaction en moins de Volumes que l'Edition originale, ils en feront une, foi difant augmentée de quelques Notes, qui n'ont point le fens commun, ou d'une mauvaife Table, griffonnée par quelque chétif Auteur qu'ils ne manquent point d'avoir à leurs ordres : ou ils l'enrichiront de quelques mauvaifes figures gravées par quelques Apprentis de Paris, par quelque Graveur de Hollande, ou par tel autre Original du calibre de l'habile homme qui égratigre les Planches des Journaux Anglois. Enfin,fi je voulois faire une énumération de toutes les fubtilités de ces Meffieurs-là, il y auroit de quoi faire un Livre auffi gros que celui qui contient les Tours de MaîtreGonin; & je ferois voir à toute la Terre que les Procureurs portent à tort le titre glorieux de premiers Fripons de l'Univers.

Mais tels que foient les Libraires, continua le Compere, je ne laifferai point de me fervir de leur miniftere pour publier mon ouvrage; ainfi que Dieu, fi l'on en croit la Légende, s'eft fervi quelquefois du miniftere du Diable pour publier la vérité.

Je ne repliquai rien à mon cher Compere: car il étoit homme à continuer fa Litanie jufqu'au lendemain. Je me contentai de porter tel jugement que je trouvai à propos fur ce qu'il venoit de me dire, & de rendre juftice au fond de mon ame aux Libraires honnêtes gens que j'avois connus dans le cours de mes voyages.

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