échappé à la vigilance de la police, cette édition, tout imparfaite qu'elle était, se répandit trèsrapidement, et le reste de l'ouvrage parut sans nom de ville ni d'imprimeur, en 1699. Un libraire de La Haye, Moetjens, fit réimprimer, à mesure que la copie lui parvenait, les différentes parties de ce livre. Il s'en faisait concurremment en France plusieurs éditions avec des variantes, ce qui autorise à penser qu'il existait alors plusieurs copies différentes. La Bibliothèque britannique de l'année 1743 témoigne de la vogue de ce livre en ces termes : « A peine les presses pouvaient suffire à la curiosité du public; et quoique ces éditions fussent pleines de fautes, à travers toutes ces taches il était facile d'y reconnaître un grand maître. » Ce fut le jugement qu'en portèrent Bernard, le continuanuateur des Nouvlles de la République des Lettres, et Beauval, auteur du journal intitulé : Histoire des Ouvrages des Savants, les deux plus fameux critiques qui existaient alors dans les pays étrangers. » Les premières éditions du Télémaque n'eurent point de divisions. Plus tard on divisa l'ouvrage en dix et en seize livres. Les divisions en dix-huit et en vingt-quatre livres n'existent que dans les éditions postérieures à Fénelon. Ce fut seulement en 1717 que le marquis de Fénelon, petit-neveu de l'auteur, donna la première édition conforme au manuscrit original. Il ne faudrait pas trop se fier à cette indication. D'abord le nouvel éditeur a divisé le Télémaque en vingt-quatre livres, tandis que le manuscrit original' est absolument dépourvu de divisions; ensuite le marquis de Fénelon a cru pouvoir corriger des expressions et des tournures qui n'avaient pas son agrément: c'était là une des libertés du siècle où il vivait. Ce n'est que dans les éditions de Versailles qu'on trouve ce livre vraiment conforme au manuscrit et aux copies revues par Fénelon. D'autres éditions, publiées en Hollande et ailleurs, dont on pourrait faire une catégorie à part, sont accompagnées de Remarques satiriques où l'on prétend donner la clef de ce livre en appliquant à Louis XIV et aux principaux personnages de sa cour les portraits et les actions de ceux que l'auteur à mis en scène. Parmi les éditions enrichies de notes géographiques et littéraires, on doit placer en tête celle de Lefèvre qui fait partie de sa Collection des Classiques français. Des traductions de Télémaque ont été faites en vers latins, en prose latine, en grec moderne, en arménien et dans presque toutes les langues de l'Europe moderne. Dès l'apparition du livre, plusieurs critiques furent publiées, entre autres celles de Gueudeville et de Faydit. Elles étaient loin d'être remarquables; cependant Fénelon tint compte de quelques-unes d'elles. Boileau, au contraire, l'approuva fort. Dans une lettre écrite à son ami Brossette, on lit : « L'avidité avec laquelle on le lit fait bien voir que si on traduisait Homère en beaux mots il ferait l'effet qu'il doit faire et qu'il a toujours fait, etc. » Bayle, qui d'ailleurs avoue ne l'avoir point lu, l'apprécie sous un autre rapport. La vogue de Télémaque tiendrait à ce que l'auteur «< y a parlé selon le goût des peuples qui, comme la France, ont le plus senti les mauvaises suites de la puissance arbitraire (1) ». En écrivant son livre, Fénelon a-t-il eu le dessein, comme on l'a supposé, de faire la satire de Louis XIV et de son gouvernement? Plusieurs raisons militent pour la négative; d'abord l'auteur s'exprime ainsi à ce sujet : « Je n'ai jamais songé qu'à amuser M. le duc de Bourgogne et qu'à l'instruire en l'amusant par ces aventures, sans jamais vouloir donner cet ouvrage au public. Pour invalider une pareille affirmation, faite par un homme dont le caractère et la vertu ont toujours été admirés, il faudrait des preuves bien concluantes; or, il n'y en a point de cette nature. Des suppositions, des inductions plus ou moins ingénieuses, voilà tout ce qui a été produit. L'époque probable de la composition du Télémaque n'est pas favorable à l'hypothèse d'une intention satirique. D'après le témoignage de Bossuet, qui aurait eu communication de la première partie du Télémaque, cet ouvrage paraît avoir été écrit en 1694 ou 1695. Cette date s'accorde d'ailleurs avec ces paroles de Fénelon : « Je l'ai fait dans un temps où j'étais charmé des marques de bonté et de confiance dont le roi me comblait. >> Il est difficile de croire que dans cette situation où il se trouvait alors Fénelon ait songé à déprimer un roi auquel il avait souvent donné des marques publiques d'estime. Sans doute le Télémaque renferme beaucoup de vues politiques et administratives peu conformes à celles de Louis XIV et de son gouvernement. Fénelon exprime même des idées qu'on peut prendre pour des indications de réformes; mais le livre dans son ensemble ne saurait être considéré comme un traité de politique pratique. A côté de maximes très-sages, on trouve des pensées chimériques et des détails un peu puérils. On sent en le lisant qu'on n'a pas affaire à un homme d'État. Si le Télémaque a été une satire du gouvernement de Louis XIV, ce n'est qu'indirectement et comme la conception de l'idéal peut l'être de la réalité. Voyons maintenant Fénelon dans son diocèse, où ses qualités personnelles seront plus en saillie. Le mécontentement de Louis XIV après la condamnation du livre des Maximes, qu'accrut la publication du Télémaque, fit craindre (1) Fénelon est-il bien l'auteur du Télémaque? Cette question étonnera sans doute, et personne assurément ne suppose l'auteur capable d'une supercherie littéraire. Il existe cependant un journal anglais du mois de janvier 1806, où le Télémaque est présenté comme la traduction d'un roman grec, imprimé à Florence, en 1465, sous le titre de Athène Skelkate; pour donner quelque crédit à cette fable, qui ne mérite pas une réfutation, le plaisant inventeur a prétendu que le président Cousin avait approuvé le Télémaque comme traduit fidèlement du grec à Fénelon qu'on në lui créât des difficultés qui le paralyseraient dans l'exercice de son ministère épíscopal et l'empêcheraient par conséquent de faire tout le bien que comportait sa charge. Cette appréhension était naturelle; cependant, il put reconnaître dans la suite qu'il s'était un peu trompé à cet égard. Le roi avait le sentiment de ses devoirs, et son éloignement pour les personnes n'allait pas jusqu'à le faire renoncer au bénéfice des vertus qu'elles pouvaient avoir. Il eut souvent recours à la protection de Louis XIV, et le monarque accueillait ordinairement avec intérêt les observations que lui présentait Fénelon par le canal du P. Tellier. L'archevêque de Cambray se levait de grand matin, après un sommeil de quelques heures seulement. Tous les samedis il confessait indistinctement tous ceux qui se présentaient. D'une sobriété extrême, il avait néanmoins une table servie avec magnificence, où étaient admis tous les ecclésiastiques attachés à son service. Fénelon faisait les honneurs de sa table et de sa maison avec une politesse noble et facile; une modestie pleine de charme et au besoin une autorité toujours tempérée par les grâces d'une diction incomparable lui valurent l'affection de tous ceux qui l'entouraient. La promenade était la seule récréation qu'il se permit; il aimait beaucoup la campagne, différent en ce point de la plupart de ses contemporains, et dans ses perambulations champêtres il se plaisait, comme Cicéron, à causer avec ses amis. Dans ces entretiens sur des sujets variés, il s'abandonnait aux douces inspirations de son tendre et facile génie. Tous ses contemporains, Saint-Simon parmi eux, et celui-là n'est pas suspect, attestent que personne ne possédait mieux le talent d'une conversation aisée, légère et toujours décente, et que son commerce était enchanteur. Il allait visiter les paysans dans leurs cabanes, et se faisait un plaisir de partager le repas qu'ils ne craignaient pas d'offrir à un prélat si simple, si affable et si parfaitement aima. ble. Sa réputation européenne lui facilita l'accomplissement d'un des principaux devoirs de son ministère. Ses visites pastorales ne furent point interrompues pendant la guerre; il eut la liberté de parcourir toutes les parties de son diocèse occupées par les armées ennemies. Les Anglais, les Allemands, les Hollandais professaient pour lui une très-grande vénération. On lui offrit même des escortes militaires, qu'il refusa. Il avait sur la prédication des idées particulières, qui se trouvent développées dans ses Dialogues sur l'Éloquence de la Chaire. Voici quelques-uns de ses principes : « Ne point écrire un sermon ni le débiter par cœur; s'abstenir de divisions et de sous-divisions, qui dessèchent et gênent le discours; instruire les peuples de l'histoire de la religion, ordinairement trop négligée. » On connaît peu Fénelon comme prédicateur; cela tient particulièrement à ce qu'il a rarement parlé devant les illustres auditoires de Bossuet, de Bourdaloue et de Massulon. Renfermé dans son diocèse, il cherchait surtout à instruire les simples fidèles et non à prononcer des discours d'apparat. Il a montré toutefois dans plusieurs circonstances qu'il n'était point étranger aux beautés de l'art oratoire. Un juge très-compétent dans ces matières, le cardinal Maury, nous a fait connaître son sentiment sur l'éloquence de Fénelon : « La première partie du discours pour le sacre de l'électeur de Cologne est écrite, dit-il, avec l'énergie et l'élévation de Bossuet; la seconde suppose une sensibilité qui n'appartient qu'à l'archevêque de Cambray. »> La Bruyère et Vauvenargues ne portent pas un jugement moins favorable. Voici les paroles du premier « On sent la force et l'ascendant de ce rare esprit, soit qu'il prêche de génie et sans préparation, soit qu'il prononce un discours étudié et oratoire, soit qu'il explique ses pensées dans la conversation. Toujours maître de l'oreille et du cœur de ceux qui l'écoutent, il ne leur permet pas d'envier ni tant d'élévation, ni tant de facilité, de délicatesse, de politesse, etc. >> Le second s'est exprimé de cette manière : << Mais toi, qui les a surpassés (Bossuet et Pascal) en aménité et en grâces, ombre illustre, aimable génie, toi qui fis régner la vertu par l'onction et par la douceur, pourrais-je oublier le charme et la noblesse de ta parole lorsqu'il est question d'éloquence? » On voit que Fénelon aurait pu ajouter le titre d'orateur à ceux que la voix publique lui a décernés. L'établissement d'un séminaire à Cambray fut un des premiers objets de sa sollicitude épiscopale; ces institutions étaient alors assez récentes, elles étaient la réalisation d'un des vœux exprimés par le concile de Trente. Voulant en confier la direction au séminaire de Saint-Sulpice, il demanda, dans ce but, des ecclésiastiques à l'abbé Tronson. Des obstacles ayant empêché la mise à exécution de son projet, Fénelon fit transférer à Cambray le séminaire de Valenciennes : il put ainsi connaître par lui-même tous les sujets qui se destinaient au saint ministère. Le maintien de la discipline dans son diocèse eut en lui un défenseur zélé et ferme, mais prudent. Les mesures des évérité qu'il se vit obligé de prendre contre des pasteurs indignes sont marquées au coin de la sagesse. Il attachait surtout une grande importance à la présentation aux bénéfices, qui trop souvent étaient accordés aux sollicitations de personnages en crédit. Les recommandations qui ne s'appuyaient pas sur des titres sérieux, il n'hésitait pas à les repousser. Son désintéressement éclata dans plusieurs occasions. Lors de son premier voyage à Cambray, en 1695, les besoins de l'État et les dépenses de la guerre ayant obligé Louis XIV à établir pour la première fois une capitation générale sur tous ses sujets, il écrivit à de Pontchartrain, contrôleur général des finances, pour le prier d'obtenir de sa majesté qu'il lui fût perinis d'ajouter à sa taxe personnelle la totalité de la pension qu'il recevait en qualité de précepteur des princes ses petits-fils. Ses historiens ont cité plusieurs faits de ce genre. Il se montra toujours trèsjaloux des droits de l'Église, fréquemment atta quée par des magistrats trop imbus des maximes gallicanes. Sa vigilance épiscopale se porta sur un autre point. On sait que la quatrième règle de l'Index interdit aux simples fidèles la lecture de l'Écriture Sainte en langue vulgaire. Des difficultés étant survenues à ce sujet dans le diocèse d'Arras, Fénelon écrivit à l'évêque de ce siége, qui l'avait consulté, une savante dissertation dans laquelle il explique et justifie la différence qui existe sur ce point entre la discipline ancienne et celle des derniers siècles de l'Église. Une controverse qui a fait beaucoup de bruit dans le temps, sur certaines cérémonies religieuses que les jésuites de la Chine avaient cru devoir autoriser, dans l'intérêt de la propagation du catholicisme, mit de nouveau en relief la circonspection éclairée de Fénelon. Consulté par le P. de La Chaise sur la question en litige, il répondit de manière à dissiper les préjugés fâcheux que les ennemis des jésuites faisaient circuler partout à l'occasion de cette affaire. Les inculpations dont il s'agit ici, lancées cette fois par les supérieurs des Missions étrangères de Paris contre les disciples de Loyola, n'étaient que le renouvellement de celles qui avaient été formulées quarante ans plus tôt par les Dominicains. Clément XI termina cette dispute, en 1704, en proscrivant plusieurs cérémonies chinoises, comme superstitieuses. La facilité de son commerce et sa bienveillance naturelle lui attiraient beaucoup de visiteurs étrangers. Parmi eux figure le chevalier baronnet de Ramsay. Les déchirements du doute et les mécomptes que lui avait fait éprouver le principe du libre examen le conduisirent à Cambray, où il s'entretint avec Fénelon sur des matières religieuses. Le résultat de ces conférences est connu; on peut en lire les détails dans l'Histoire de Fénelon que publia, en 1723, cet Écossais converti. On ne peut s'empêcher de citer au nombre des personnes qui recherchè rent les entretiens de l'illustre prélat le maréchal de Munich, fait prisonnier à la bataille de Denain et fameux par ses campagnes de Crimée, et Jacques III, plus connu sous le titre de chevalier de Saint-Georges. Les lignes suivantes de Saint-Simon expliquent l'empressement qu'on mettait à le voir et à l'entendre : « On ne pouvait le quitter, dit-il, ni s'en défendre, ni ne pas chercher à le retrouver. » Ce n'est pas seulement à Cambray et directement qu'on le consultait sur toutes sortes de questions délicates et principalement sur les voies qui conduisent à la perfection. Sa clientèle était nombreuse; il nous reste beaucoup de lettres écrites à ses correspondants, remplies de règles de conduite aussi simples que raisonnables. Réunies sous le titre de Lettres spirituelles, elles viennent d'être éditées de nouveau par les soins de M. de Sacy, qui les a fait précéder d'une préface excellente. Les controverses religieuses étaient fréquentes au dix-septième siècle. La plus considérable de toutes fut celle qui occasionna la propagation en France, par l'abbé de Saint-Cyran, des opinions sur la grâce contenues dans un livre intitulé Augustinus, et qui avait pour auteur Jansenius, évêque d'Ypres. Après la signature d'un formulaire dressé dans le but d'obtenir une adhésion expresse du corps épiscopal français à la condamnation de cinq propositions extraites du livre de Jansenius prononcée par plusieurs souverains pontifes, la paix régna dans l'Église pendant trente-quatre ans. La soumission ne fut pas d'abord générale ni sans réserves. Ce n'est qu'à la suite de contestations subtiles et animées que les récalcitrants se rendirent, et encore quelques-uns ne souscrivirent pas sincèrement à l'acte émané du saint-siége. L'acceptation n'en fut pas demandée seulement aux évêques, les ecclésiastiques séculiers et réguliers et même les religieuses et les instituteurs de la jeunesse durent également la donner. On connaît la résistance opiniâtre des religieuses de Port-Royal, dont l'archevêque de Paris de Péréfixe a dit avec raison «< qu'elles étaient pures comme des anges et orgueilleuses comme des démons ». Pour concilier l'obéissance due par tout catholique aux jugements réguliers de la cour pontificale avec les sentiments sur la grâce qu'ils voulaient conserver, les jansenistes imaginèrent plusieurs subterfuges à l'aide desquels ils cherchèrent à éluder la sentence qui les frappait. La distinction du droit et du fait, le silence respectueux, etc., ne furent que des moyens artificieux employés par cette secte pour paraître orthodoxes et enfants soumis de l'Église. Fénelon ne fut pas mêlé à cette controverse pendant la première phase, qui s'arrêta à 1669, époque de la pacification connue sous le nom de paix de Clément XI. Mais quand la guerre se ralluma, en 1702, par la publication d'un livre intitulé Le Cas de Conscience, l'archevêque de Cambray fut un des premiers à signaler le danger et à réfuter les erreurs qu'on voulait répandre de nouveau. 11 démontre très-bien que le système qu'on veut faire revivre ébranle tous les jugements de l'Église, et que s'il était adopté, il n'y a pas d'hérétique qui ne pût se soustraire aux anathèmes de l'Église. Fénelon revient plusieurs fois sur les procédés captieux des jansénistes; il s'attache à dévoiler les ruses et les piéges cachés sous leur protestation d'obéissance. Il fait voir surtout combien le silence respectueux favorise l'hypocrisie, le parjure et même les restrictions mentales, dont ils avaient fait la matière de tant de plaisanteries contre leurs ennemis les Jésuites. La part que prit Fénelon dans cette seconde période de la controverse nous montre ce prélat animé d'un grand zèle pour les intérêts de l'Église, qui se trouvait alors menacée d'un schisme. Mais, avant de retracer les faits principaux dans lesquels intervint l'archevêque de Cambray, il convient de faire connaître les principes sur lesquels repose le système de Jansenius. Ces principes ayant été parfaitement exposés par l'abbé Gosselin, qui a fait une étude approfondie du jansénisme, nous ne pouvons mieux faire que de les transcrire de l'Histoire littéraire des ŒŒuvres de Fénelon, où nous les avons trouvés. Ils sont au nombre de quatre : «< 1o La volonté humaine, par le péché d'Adam, a perdu son libre arbitre, c'est-à-dire la force de se déterminer à son gré au bien ou au mal; 2o le libre arbitre, perdu par le péché d'Adam, a été remplacé par deux délectations : l'une terrestre, qui porte au mal, l'autre céleste, qui porte au bien; 3° ces deux délectations agissent l'une sur l'autre par degrés, de sorte que la délectation supérieure l'emporte nécessairement sur l'autre, comme le plus fort poids d'une balance enlève nécessairement le plus léger; 4° La nécessité où se trouve la volonté de suivre la délectation supérieure n'est pas une nécessité absolue et immuable, mais une nécessité relative aux circonstances; c'est-à-dire, par exemple, que la volonté se trouvant actuellement sollicitée au mal par la délectation supérieure, ne peut en ce moment faire le bien, quoiqu'elle le pût en d'autres circonstances où les degrés de la délectation terrestre seraient inférieurs à ceux de la délectation céleste. C'est en ce sens que l'évêque d'Ypres et ses partisans donnent à la délectation supérieure en degré le nom de délectation victorieuse. »> On comprend à quelles conséquences désastreuses pour la morale peut entraîner une pareille doctrine, qui enlève à l'homme son libre arbitre et en fait dès lors un être irresponsable. L'Église, qui avait condamné des erreurs analogues dans Luther et dans Calvin, ne pouvait se taire en présence des nouveaux hérétiques. On a vu plus haut que la lutte, longtemps assoupie, se réveilla à l'occasion d'un livre qui portait pour titre Cas de Conscience. Louis XIV, très-hostile aux jansénistes, qui lui paraissaient dangereux non-seulement comme fauteurs d'hérésie, mais aussi comme étant peu dociles à l'autorité politique, demanda au pape une bulle qui mit un terme aux factieuses contentions qui venaient de se renouveler. Fénelon écrivit à cet effet un Mémoire dans lequel il fit ressortir la nécessité de définir l'infaillibilité de l'Église dans le jugement qu'elle porte sur des textes dogmatiques et d'exiger de tous les fidèles une adhésion intérieure et absolue à cette définition. Ce Mémoire fut mis sous les yeux du souverain pontife par le cardinal Gabrielli, à qui l'archevêque de Cambray l'avait adressé, et on reconnaît en lisant la bulle Vineam Domini, par laquelle Clément XI condamne les nouvelles erreurs, qu'il a tenu compte des recommandations de Fénelon. Les sentiments de l'archevêque de Cambray sur l'infaillibilité de l'Église le conduisirent à exposer dans une dissertation latine l'opinion qu'il s'était formée sur l'autorité du souverain pontife, et principalement sur les questions agitées dans la célèbre assemblée de 1682. Il n'admit dans cette dissertation qu'avec d'importantes modifications la doctrine des théologiens ultramontains sur l'infaillibilité du souverain pontife. Il explique aussi dans cet écrit, extrêmement remarquable, la conduite des papes qui ont antrefois déposé des princes temporels. Cette question, très-agitée à différentes époques et que la passion a singulièrement envenimée, a reçu de Fénelon des éclaircissements qui ont mis sur la voie d'une véritable solution. A ses yeux la puissance spirituelle ne possède, ni par sa nature ni par son institution, aucun pouvoir de juridiction sur les princes dans l'ordre temporel, et elle n'exerçait pas un pouvoir civil et juridique, mais un pouvoir purement directif et ordinatif, c'est-à-dire la faculté d'interpréter le serment de fidélité et d'apprendre aux peuples les obligations de conscience qui en résultent. Quesnel, à la mort d'Arnauld, étant devenu le chef des jansénistes, Fénelon lui écrivit dans l'intention d'apaiser cet esprit inquiet et turbulent. Ce fut en vain. La dispute continua; elle engendra une multitude d'écrits qu'il serait impossible de citer ici. Fénelon en publia plusieurs, entre autres une Instruction pastorale, qui eut un grand succès. Elle fut louée avec beaucoup de feu et d'esprit par Houdard de La Motte, ce malencontreux correcteur d'Homère. L'archevêque de Cambray ne devait pas voir la fin de cette controverse. Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, qui avait donné son approbation à l'ouvrage de Quesnel intitulé Réflexions morales, etc., ayant persisté dans sa résolution de ne la point retirer, il en résulta de nombreux démêlés, où nous ne voulons point entrer. Ce prélat, d'un caractère très-irrésolu, montra dans toute cette affaire qu'il n'était que l'instrument du parti, et quoiqu'il fût naturellement doux et très-versatile, rien ne put le fléchir, ni les instances de Louis XIV ni les prières de Mme de Maintenon. Il alla même jusqu'à défendre dans un mandement l'acceptation de la bulle Unigenitus, qui avait condamné le livre de Quesnel. Peu de temps avant de mourir, Fénelon écrivit un Mémoire où se trouvent exposés les moyens de rigueur qu'on pouvait employer contre le cardinal de Noailles et les autres prélats qui s'étaient associés à son op position. La voie d'un concile national lui sembla préférable, et il paraît que Louis XIV fut de cet avis, car il envoya à Rome le marquis de Gournay pour s'entendre avec le pape dans le but de convoquer cette assemblée ecclésiastique. Mais la négociation ayant éprouvé de longs retards et le roi étant mort dans l'intervalle, la face des choses changea entièrement. Toutes ces controverses et les soins qu'il donnait à son diocèse n'épuisèrent point l'activité de son esprit. On doit à sa plume féconde et brillante un grand nombre d'écrits politiques, presque tous destinés au duc de Bourgogne et que ce prince, depuis la disgrâce de son précepteur, ne recevait que par des intermédiaires Fénelon, dans ces opuscules, n'habite plus les régions de l'Empyrée où son imagination se complaisait naguère; il est descendu sur la terre, et voit les choses humaines de plus près. Son Examen de Conscience sur les devoirs de la royauté renferme beaucoup de vues très-judicieuses et des observations pleines de finesse et de sagacité. Lors des calamités qui suivirent la guerre de la succession d'Espagne, qui a inspiré à Fénelon plusieurs Mémoires très-instructifs, l'archevêque de Cambray proposa la convocation d'une assemblée de Notables. S'adresser à la nation dans un moment où elle était accablée lui paraissait le moyen le plus efficace pour sortir d'une situation désespérée. Un pareil remède ne pouvait être goûté de Louis XIV, qui n'aurait jamais consenti à l'amoindrissement du pouvoir royal. Un peu plus tard, dans un Plan de Gouvernement, dressé en vue de servir à son ancien élève, que la mort du dauphin faisait héritier du trône, Fénelon proposa l'institution d'États provinciaux et d'États généraux. Ce prélat tenait beaucoup à ces assemblées, qu'il considérait comme un tempérament utile dans un gouvernement absolu; toutefois, il voulait qu'ils fussent des conseils de la royauté et non des coparticipants de la puissance publique. Sur l'étendue du pouvoir royal, il avait les mêmes idées que presque tous les publicistes de son temps. Comme Bossuet, il pensait que l'autorité du roi n'admet aucun juge qui lui soit supérieur, et que les sujets n'ont aucune force coactive contre elle. Il condamnait donc toute espèce de révoltes et d'insurrections. Le Plan de Gouvernement est remarquable dans beaucoup de parties; il suppose chez l'auteur des connaissances très-variées et des études spéciales sur toutes les branches de l'administration. Sans doute, parmi les nombreuses réformes qu'il indique, on pourrait facilement en découvrir quelques-unes qui ne seraient point déplacées dans le Télémaque; mais il est juste de reconnaître que l'inspiration générale est toujours élevée et digne du grand esprit de l'auteur. Il est un des rares écrivains du dix-septième siècle qui aient songé aux intérêts du peuple. Si c'était une chimère au temps de Louis XIV, elle était au moins noble et généreuse. Après la mort inopinée du duc de Bourgogne, Fénelon dut perdre toute espérance de voir se réaliser les idées politiques qu'il caressait depuis longtemps. Nonobstant, il ne crut pas devoir se taire dans les conjonctures difficiles où se trouvait alors la France. Il écrivit plusieurs Mémoires, où l'on remarque, entre autres projets, celui de fonder un conseil de régence qui fonctionnerait sous l'œil exercé de Louis XIV, et qui après la mort de ce monarque, alors très-vieux, pourrait faire traverser sans secousses les années de minorité du jeune prince à qui devait échoir le gouvernement du royaume. Ce projet, on le pense bien, ne fut point accueilli. En même temps qu'il écrivait tous les opuscules politiques qui viennent d'être mentionnés, Fénelon s'occupait de travaux littéraires et philosophiques, dont il nous reste à parler. Dacier, au nom de l'Académie Française, dont il était le secrétaire perpétuel, ayant prié l'archevêque de Cambray de lui communiquer ses vues sur le plan que devait suivre l'illustre compagnie dans la nouvelle édition du Dictionnaire qui se préparait alors, Fénelon écrivit cette Lettre à l'Académie que tout le monde a lue et qui a été justement vantée par les meilleurs critiques. On y sent partout le souffle d'un génie heureux et nourri des chefs-d'œuvre de l'antiquité. Il ne se borne pas à des conseils sur la manière de composer un dictionnaire, il voudrait que l'Académie s'occupât également d'une grammaire, d'une poétique et d'un traité sur l'histoire. La partie qui concerne la poétique est toute parfumée des senteurs de la muse virgilienne. Il dit anathème à ceux qui resteraient froids en entendant ces vers du poëte de Mantoue : Fortunate senex, hic inter flumina nota Et fontes sacros, frigus captabis opacum. Ce n'est pas que Fénelon eût pour les grands écrivains de l'antiquité cette admiration outrée et ce culte superstitieux que beaucoup de ses confrères à l'Académie professaient alors; il savait aussi goûter les modernes, et il ne craignit point de louer le mérite de ces derniers. Il resta donc neutre dans la querelle que fit naître l'attaque de Perrault contre les anciens, qu'il ne connaissait guère. Pendant que l'Académie le consultait sur ses travaux lexicographiques, le duc d'Orléans, futur régent du royaume, lui témoignait le désir d'entrer en correspondance sur certaines questions philosophiques. La première partie du Traité de l'Existence de Dieu, la seule qui parut du vivant de l'auteur et à son insu, venait d'être publiée. Le succès de ce livre fut très-grand. Un juge compétent, Leibnitz, dans une lettre écrite en 1712, à Grimaret, en parle en ces termes : « J'ai lu avec plaisir le beau livre de M. de Cambray sur l'Existence de Dieu. Il est fort propre à toucher les esprits, etc. >> Pour déférer au vœu du prince, Fénelon exposa, dans trois Lettres que nous avons, les meilleurs arguments rationnels sur lesquels peuvent être établis le culte de la divinité, l'immortalité de l'âme et le libre arbitre. Ces trois points de philosophie sont ceux au sujet desquels le duc d'Orléans avait demandé des explications. Ce n'était point une règle de doctrine qu'il voulait; cette discussion devait rester étrangère à tous les témoignages et à toutes les autorités d'une révélation positive. Ne reconnaissant que l'existence de Dieu, tous les raisonnements devaient dé |