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digence'; la santé, la maladie, et la vie même2. Enfin tout ce qui doit moins durer que son âme est incapable de satisfaire le désir de cette âme, qui recherche sérieusement à s'établir dans une félicité aussi durable qu'elle-même.

Elle commence à s'étonner de l'aveuglement où elle a écu; et quand elle considère d'une part le long temps u'elle a vécu sans faire ces réflexions, et le grand nombre le personnes qui vivent de la sorte, et de l'autre combien I est constant que l'âme, étant immortelle comme elle est, le peut trouver sa félicité parmi des choses périssables, et qui lui seront ôtées au moins à la mort, elle entre dans une sainte confusion, et dans un étonnement qui lui porte un trouble bien salutaire. Car elle considère que quelque grand que soit le nombre de ceux qui vieillissent dans les maximes du monde, et quelque autorité que puisse avoir cette multitude d'exemples de ceux qui posent leur félicité au monde, il est constant néanmoins que quand les choses du monde auraient quelque plaisir solide, ce qui est reconnu pour faux par un nombre infini d'expériences si funestes et si continuelles, il est inévitable que la perte de ces choses ou que la mort enfin nous en prive; de sorte que l'âme s'étant amassé des trésors de biens temporels de quelque nature qu'ils soient, soit or, soit science, soit réputation, c'est une nécessité indispensable qu'elle se trouve dénuée de tous ecs objets de sa félicité; et qu'ainsi, s'ils ont eu de quoi la satisfaire, ils n'auront pas de quoi la satisfaire toujours; et que si c'est se procurer un bonheur véritable, ce n'est pas se proposer un bonheur bien durable, puisqu'il doit être

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« L'autorité, l'indigence. C'est encore une antithèse, quoique moins nettement marqués: l'indigence est l'état où on a besoin des autres (indigere), où on dépend d'eux.

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Et la vie même. » Voir la Prière pour la maladie.

borné avec le cours de cette vie'. De sorte que par une sainte humilité, que Dieu relève au-dessus de la superbe, elle commence à s'élever au-dessus du commun des hommes; elle condamne leur conduite, elle déteste leurs maximes, elle pleure leur aveuglement; elle se porte à la recherche du véritable bien; elle comprend qu'il faut qu'il ait ces deux qualités : l'une qu'il dure autant qu'elle, et qu'il ne puisse lui être ôté que de son consentement, et l'autre qu'il n'y ait rien de plus aimable '.

Elle voit que dans l'amour qu'elle a eu pour le monde elle trouvait en lui cette seconde qualité dans son aveuglement; car elle ne reconnaissait rien de plus aimable. Mais comme elle n'y voit pas la première, elle connaît que ce n'est pas le souverain bien. Elle le cherche donc ailleurs, et connaissant par une lumière toute pure qu'il n'est point dans les choses qui sont en elle, ni hors d'elle, ni devant elle (rien donc en elle ni à ses côtés), elle commence à le chercher au-dessus d'elle.

Cette élévation est si éminente et si transcendante, qu'elle ne s'arrête pas au ciel, il n'a pas de quoi la satisfaire; ni au-dessus du ciel, ni aux anges, ni aux êtres les plus parfaits. Elle traverse toutes les créatures, et ne peut

De cette vie. Voir les mêmes idées reprises avec la plus émou vante éloquence dans un fragment des Pensées, VIII, 1, p. 145 et suivantes, et encore ailleurs.

2. Du commun des hommes. » Cf. Pensées, VIII, 4, page 142 : « Con> naissez donc, superbe, etc. ❤

« De plus aimable. Cela est pris de saint Augustin, de Mor. eccl. cath., I, 3

« Cette élévation.» Cette élévation où monte l'idée qu'elle conçoit du souverain bien.

« Au-dessus du ciel. » Pascal prend-il ces expressions figurément, ou place-t-il en effet les anges et Dieu même dans l'espace, au delà d'une certaine sphère qu'il appelle le ciel? Ce serait le langage d'un poète plutôt que d'un philosophe :

Par delà tous ces cieux le Dieu des cieux réside.

arrêter son cœur qu'elle ne se soit rendue jusqu'au trône de Dieu, dans lequel elle commence à trouver son repos; et ce bien qui est tel qu'il n'y a rien de plus aimable1, et qui ne peut lui être ôté que par son propre consentement. Car encore qu'elle ne sente pas ces charmes dont Dieu récompense l'habitude dans la piété, elle comprend néanmoins que les créatures ne peuvent pas être plus aimables que le Créateur; et sa raison aidée des lumières de la grâce' lui fait connaître qu'il n'y a rien de plus aimable que Dieu, et qu'il ne peut être ôté qu'à ceux qui le rejettent, puisque c'est le posséder que de le désirer, et que le refuser c'est le perdre. Ainsi elle se réjouit d'avoir trouvé un bien qui ne peut pas lui être ravi tant qu'elle le désirera, et qui n'a rien au-dessus de soi.

Et dans ces réflexions nouvelles, elle entre dans la vue des grandeurs de son Créateur, et dans des humiliations et des adorations profondes. Elle s'anéantit en conséquence,

« De plus aimable. » Ainsi Lamartine:

Quand je pourrais le suivre [le soleil] en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts;

Je ne désire rien de tout ce qu'il éclaire,

Je ne demande rien à l'immense univers.

Mais peut-être au delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d'autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre
Ce que j'ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux.
La je m'enivrerais à la source où j'aspire,
La je retrouverais et la vie et l'amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,

Et qui n'a pas de nom au terrestre séjour.

2 Dans la piété. » Nous avons déjà cité ce que dit Jacqueline de son frère, qu'il ne sentait d'abord aucun attrait. Elle ajoute qu'il s'y portait néanmoins de tout son pouvoir, mais qu'il sentait bien que c'était » plus sa raison et son propre esprit qui l'excitait à ce qu'il connaissait à » meilleur, que non pas le mouvement de celui de Dieu. » C'est précisé ment ce que Pascal va dire.

3 « De la grâce. » Ces paroles sont d'une théologie plus exacte que celles de Jacqueline, car ces suggestions mêmes de la raison sont deja ane grâce, quoique non sensible.

Que de le désirer. » Cf. le Mystère de Jésus, 2: « Tu ne me cher > chera as, si tu ne m'avais trouvé. »

et ne pouvant former d'elle-même une idée assez basse ni en concevoir une assez relevée de ce bien souverain, elle fait de nouveaux efforts pour se rabaisser jusqu'aux derniers abîmes du néant, en considérant Dieu dans des immensités qu'elle multiplie sans cesse. Enfin dans cette conception, qui épuise ses forces, elle l'adore en silence, elle se considère comme sa vile et inutile créature, et par ses respects réitérés l'adore et le bénit, et voudrait à jamais Le bénir et l'adorer. Ensuite elle reconnaît la grâce qu'il lui a faite, de manifester son infinie majesté à un si chétif vermisseau'; et après une ferme résolution d'en être éternellement reconnaissante, elle entre en confusion d'avoir préféré tant de vanités à ce divin maître; et dans un esprit de componction et de pénitence elle a recours à sa pitié pour arrêter sa colère dont l'effet lui paraît épouvantable. Dans la vue de ces immensités..

Elle fait d'ardentes prières à Dieu pour obtenir de sa miséricorde que comme il lui a plu de se découvrir à elle, il lui plaise de la conduire à lui, et lui faire connaître les moyens d'y arriver. Car comme c'est à Dieu qu'elle aspire, elle aspire encore à n'y arriver que par des moyens qui viennent de Dieu même, parce qu'elle veut qu'il soit lur même son chemin, son objet et sa dernière fin. Ensuite d

1 « Sans cesse. » C'est la même antithèse que Pascal développe dans le premier fragment des Pensées, mais là son point de vue est plutôt philosophique, ici il est surtout religieux. Là il contemple en silence (p. 6), ici il adore en silence; là il songe plus à rabaisser l'homme, ici à exalter Dieu.

2 Epuise see forces. Même expression dans le fragment, des Penades, page 4.

3 « Vermisseau. Ainsi dans les Pensées, imbécile ver de ter, VIII, 4, page 441.

De Dieu même. Et non par des moyens humains, tels que la morale des philosophes.

⚫. Son chemin. C'est l'expression de l'Ecriture, via. Cf. Pensées,

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ces prières, elle commence d'agir, et cherche entre ceux.

Elle commence à connaître Dieu, et désire d'y arriver; mais cemme elle ignore les moyens d'y parvenir, si son désir est sincère et véritable, elle fait la même chose qu'une personne qui désirant arriver en quelque lieu, ayant perdu le chemin, et connaissant son égarement, aurait recours à ceux qui sauraient parfaitement ce chemin3...

Elle se résout de conformer à ses volontés le reste de sa vie; mais comme sa faiblesse naturelle, avec l'habitude qu'elle a aux péchés où elle a vécu, l'ont réduite dans l'im puissance d'arriver à cette félicité, elle implore de sa misé ricorde les moyens d'arriver à lui, de s'attacher à lui, d'y adhérer éternellement.

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Ainsi elle reconnaît qu'elle doit adorer Dieu comme créature', lui rendre grâce comme redevable, lui satisfaire comme coupable, le prier comme indigente..

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1 Elle commence à... » Pascal s'est interrompu, n'étant pas content de son expression, et il reprend les mêmes choses d'une autre manière. 2 « Ce chemin. Il désigne ses maîtres dans la piété, ses directeurs, M. Singlin, M. de Saci. 11 emploie des expressions semblables dans un passage fameux des Pensées, x, 4, p. 480 : « Vous voulez aller à la foi, » et vous n'en savez pas le chemin... Apprenez de ceux qui ont été liés ⚫ comme vous... Ce sont gens qui savent ce cheinin que vous voudriez suivre, et guéris d'un inal dont vous voulez guérir. » Mais là c'est luimême, pécheur converti, que Pascal propose à d'autres pécheurs comme un exemple des miracles de la grâce.

3. Comme créature. » Voir plus haut : « Elle se considère comme sa vile et inutile créature, etc. »

a

« Comme redevable. Voir plus haut: Ensuite elle reconnalt in grace qu'il lui a faite, etc.

« Comme coupable. Voir plus haut: « Et dans un esprit de com» ponction et de pénitence, elle a recours à sa pitié pour arrêter sa colère, etc.

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• Comme indigente. » Voir ci-dessus: Mais comme sa fa blesse naturelle, avec l'habitude qu'elle a aux péchés où elle a vécu, l'ost ⚫ réduite dans l'impuissance, etc. »

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