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trop fortes: le soufflet, le duel de Rodrigue et du comte et la mort de celui-ci, l'invasion des Musulmans, leur défaite et leur fuite, le second duel de Rodrigue, deux visites de Chimène au roi, deux visites de Rodrigue à Chimène, tout cela en vingt-quatre heures, et Chimène, le lendemain même de la mort de son père, lorsque le cadavre repose encore en son palais, fiancée au meurtrier absous!... Comme le dit Corneille lui-même au sujet d'une pièce d'Euripide: «C'est assez bien employer un temps si court!» Tout cela n'est-il pas bien précipité, bien choquant?

Mais aussi, pourquoi prétendre faire la loi au génie? En 1636, les règles étaient déjà si impérieuses que Corneille se croyait obligé de s'y soumettre. Or, s'il les approuvait en principe, comme «fondées sur la raison naturelle,» s'il voulait l'unité d'action très stricte, il trouvait cependant que certains sujets ne pouvaient se réduire rigoureusement aux unités de lieu et de temps. «Il est facile aux spéculatifs «d'être sévères,» écrit-il dans son Discours des Trois Unités; << mais s'ils voulaient donner dix ou douze poèmes de cette << nature au public, ils élargiraient peut-être les règles encore «plus que je ne fais, sitôt qu'ils auraient reconnu par l'expé<<rience quelle contrainte apporte leur exactitude et combien «de belles choses elle bannit de notre théâtre.» Il est regrettable qu'il n'ait point usé plus largement de la liberté qu'il réclamait ainsi: quand on est Corneille, on fait les règles, on ne les subit pas. Dans le Cid, il sacrifia délibérément l'unité de lieu; mais il se crut obligé d'observer au moins l'unité de temps et ses détracteurs, scandalisés du résultat, qualifièrent sa Chimène d'impudique et de parricide.

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Horace, Cinna, 1640; Polyeucte, 1643. Heureusement, Corneille avait conscience de son génie; les attaques des «spéculatifs et des rivaux pouvaient l'irriter, elles ne

l'abattaient pas. Il y répondit en donnant coup sur coup trois nouveaux chefs-d'œuvre: Horace, Cinna et Polyeucte. Ce sont trois sujets romains: une naturelle sympathie portait Corneille vers ce peuple de si fier héroïsme. Dans Horace, il nous montre Rome presque à sa naissance, sous son troisième roi, au jour même où la future dominatrice du monde range Albe sous sa loi; Cinna est un tableau de l'empire; Polyeucte, un épisode des persécutions contre les chrétiens.1

Analyse de Cinna. — Cinna, petit-fils de Pompée2 et héritier des haines de sa famille pour celle de César, a été fait prisonnier par Auguste. L'empereur, au lieu de le traiter en ennemi, l'a comblé de faveurs, de dignités, en a fait son confident le plus cher et vient de lui promettre la main d'Emilie, sa fille adoptive. Le père d'Emilie a été autrefois proscrit et assassiné par ordre d'Auguste, dont il était le tuteur; les bienfaits éclatants par lesquels l'empereur a essayé de racheter ce meurtre ne l'ont point fait oublier à la fille de sa victime: Emilie le hait d'une haine secrète, mais implacable. Adorée de Cinna, l'adorant elle-même, elle ne lui accordera sa main que s'il tue leur maître. La pensée de ce crime fait horreur à Cinna, car les bienfaits d'Auguste, son amitié, sa confiance ont vaincu son animosité; cependant, pour obtenir Emilie, il lui obéira. complot est formé, les conjurés sont prêts, l'empereur sera assassiné le lendemain au Capitole.

Le

1 Tous ceux qu'intéresse le théâtre français doivent lire en entier au moins trois des chefs-d'œuvre de Corneille: le Cid, Horace et Polyeucte.· Cinna étant celui qu'on sacrifie le plus souvent, nous en donnons ici un résumé. 2 Le Grand Pompée, d'abord associé, puis rival de César, fut vaincu par lui et s'enfuit en Egypte, où le roi Ptolémée XII le fit tuer. Quatre ans plus tard (44 avant J. C.), César fut assassiné. Son neveu et fils adoptif, Octave (plus tard Auguste), recueillit son héritage et tua ou proscrivit tous ses ennemis.

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qu'il a méritée. Mais Emilie accourt; elle sait que le complot est découvert, elle revendique sa part du châtiment: Oui, tout ce qu'il a fait, il l'a fait pour me plaire,

Et j'en étais, seigneur, la cause et le salaire.

Puis c'est Maxime, qui vient révéler à quels bas motifs il a cédé en sauvant l'empereur, non par repentir ni amitié, mais par une « jalouse rage.»

AUGUSTE

En est-ce assez, ô ciel! et le sort, pour me nuire,

A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire?
Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers;

Je suis maître de moi comme de l'univers;
Je le suis, je veux l'être. O siècles! ô mémoire!
Conservez à jamais ma dernière victoire;
Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux
De qui le souvenir puisse aller jusqu'à vous.
Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie:
Comme à mon ennemi je t'ai donné la vie,
Et, malgré la fureur de ton lâche dessein,

Je te la donne encor comme à mon assassin . . .

Il enveloppe tous les conjurés dans ce noble pardon; et tous, jusqu'à Emilie, vaincus par tant de magnanimité, sentent mourir en eux la haine «qu'ils croyaient immortelle. »

Le Menteur, 1644.-Trois ans après Cinna, Corneille donna sa belle tragédie religieuse de Polyeucte; puis, descendant des hauteurs où il se maintenait, «de la même main qui crayonna le Cid,» il écrivit une comédie gaie, folle, amusante, où l'intrigue n'est rien, où l'on ne prend personne au sérieux, et qui rouvrit en France la veine comique, de même que le Cid avait ouvert la veine tragique. Le Menteur fit courir tout Paris, surpris et charmé de rire à une pièce du poète en qui s'incarnait son idée du sublime.

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