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fait remarquer M. Lanson dans son intéressante étude sur Alexandre Hardy,1 que les metteurs en scène du XVIe et du XVIIe siècles, privés de coulisses et de dessous, ne pouvaient pas, comme ceux du XIXe, changer en quelques minutes d'entr'acte l'aspect de la scène et figurer tour à tour avec exactitude tous les lieux qu'on voulait. Hardy y suppléa par le décor simultané qu'il héritait du moyen âge. D'abord on applaudit à son idée. Mais lorsque, grâce à lui, le théâtre fut en meilleur renom et que la société polie, qu'avaient mise en fuite les grossières représentations d'antan, se risqua à l'Hôtel de Bourgogne, tout changea de face. L'aristocratique auditoire, très épris de raison, de vraisemblance, et plutôt pauvre d'imagination, se fatigua de ce décor incomplet, tronqué et raccourci, qui ne représentait pas les lieux ni les monuments en leur aspect naturel, qui faisait voisiner capricieusement les villes de l'Europe, qui permettait à un acteur d'aller de Paris au désert en trois enjambées et deux mesures de violon. Vers 1625, cet auditoire exigeant ne voulait plus faire de frais d'imagination et demandait qu'on lui présentât des choses auxquelles il pût croire, qu'on ne choquât point de façon flagrante ses notions d'histoire et de géographie, en un mot qu'on lui fît illusion.

Les poètes qui se rendirent compte de cette lassitude des esprits voulurent réduire au minimum les indispensables conventions; ils déclarèrent que l'action de la tragédie devait être une, qu'elle devait se restreindre à un seul jour et que la scène ne devait pas changer. Boileau résumera plus tard ce principe des unités dans les vers bien connus: Qu'en un lieu, qu'en un jour un seul fait accompli Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli.

1 Dans Hommes et livres, où M. Lanson expose avec son habituelle autorité cette histoire des origines du théâtre classique et de sa marche vers les unités.

Pendant quelques années, le drame hésita, tiraillé entre la tradition du moyen âge, à laquelle le menu peuple tenait pour la diversité des spectacles qu'elle entraînait, et le rationalisme instinctif de la race, qui s'affirmait avec force dans les réclamations du public cultivé. Les comédiens de l'Hôtel de Bourgogne, peu soucieux de mettre leurs décors au rebut, se montraient hostiles aux nouvelles idées; ils appuyaient leur résistance des nombreuses pièces que Hardy leur fournissait sans relâche. Mais en 1629, une troupe rivale vint s'établir à Paris, au théâtre du Marais. N'ayant point de vieux matériel à utiliser et désireux de tenir tête à l'Hôtel de Bourgogne, le directeur, Mondory, fit accueil aux nouveautés; il joua la Sylvanire de Mairet, où pour la première fois on tâchait d'appliquer les règles. D'autres auteurs essayaient de concilier les exigences contraires soit en juxtaposant des lieux réellement contigus, soit en s'abstenant de déterminer exactement le lieu. Le public commençait à se passionner de théâtre; il prit parti pour ou contre les unités. D'ardentes polémiques éclatèrent. Sur la foi d'une mauvaise traduction italienne d'Aristote, on crut que le philosophe grec recommandait l'observation des règles, et naturellement leurs partisans exploitèrent, pour les faire triompher, le respect fétichiste que l'on avait alors pour les moindres assertions du maître. Mais, bien qu'on se soit beaucoup battu sur sa Poétique, ce n'est pas Aristote qui imposa ce joug au théâtre classique, c'est le public luimême, c'est sa paresse d'imagination, sa soif de vraisemblance et d'illusion. Le triomphe des règles, c'est la victoire du réalisme sur l'imagination; voilà pourquoi elles s'imposèrent en France, pays plus rationaliste qu'imaginatif.

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Débuts de Corneille. L'année même où Mairet donnait sa Sylvanire, un jeune avocat de Rouen, Pierre Corneille,1 confiait à Mondory une comédie que lui avait inspirée une aventure personnelle. «Un de ses amis,» raconte un contemporain, «amoureux d'une demoiselle de la même ville, le «mena chez elle. Le nouveau venu se rendit plus agréable «que l'introducteur. Le plaisir de cette aventure excita dans M. Corneille un talent qu'il ne se connaissait pas, et «sur ce léger sujet, il fit la comédie de Mélite.» On la joua à Paris; grand fut le succès. Mélite, cependant, ne ressemblait à aucune autre pièce; il n'y avait ni personnages ridicules ni bouffonnes exagérations: un ton de bonne compagnie, simple et décent, une intrigue rapide, peu chargée d'incidents, une scène réduite à deux quartiers de la même ville. Sans être encore sorti de Rouen, sans avoir entendu parler des unités, Corneille, guidé par son seul instinct, réduisait au minimum les irrégularités de sa comédie, restreignait le temps, faisait courir l'action vers son dénouement.

D'autres pièces suivirent la première, également bien accueillies; on y goûtait l'ingéniosité des intrigues, et aussi cette «conversation des honnêtes gens » transportée au théâtre. Appelé à Paris par ces premiers succès, Corneille fut présenté au cardinal de Richelieu, qui le plaça parmi ses secrétaires. Le grand ministre avait la faiblesse de se prendre pour un grand poète; quatre rimeurs attachés à sa maison étaient chargés de mettre en vers ses idées et de

1 Pierre Corneille, né en 1606, d'une famille de magistrats, mourut en 1684. 2 Honnêtes gens, c'est à dire, au XVIIe siècle, les gens cultivés et bien élevés. 3 Richelieu, premier ministre de Louis XIII de 1624 à 1642, date de sa mort; il gouverna réellement à la place du roi et établit en France le régime de la monarchie absolue.

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chef-d'œuvre; elle déclara que le poète non seulement avait manqué aux règles - ce n'était guère! — mais avait «< glorifié des faiblesses indignes et des actions contraires à la décence et à la vertu,» qu'il avait proposé à l'admiration des foules une «amante trop sensible et fille trop dénaturée.» On ne peut le nier: Chimène, quoi qu'elle prétende, est plus amante que fille, et le Cid célèbre magnifiquement le triomphe de la nature sur la vertu, de la passion sur le devoir filial. Mais on essaya en vain de rallier le public à ce jugement; Paris, la France, l'Europe persistèrent à penser que le Cid était une pièce unique, où l'on ne savait ce qu'il fallait le plus admirer: le pathétique des situations ou la beauté des

vers.

Le Cid fixe le type de la tragédie. Ce premier chef-d'œuvre du théâtre classique fixait le type même de la tragédie. Si, comme le lui reprochaient les jaloux, Corneille avait emprunté sans scrupule une pièce espagnole, il l'avait transformée par un coup de génie. La vaste chronique dialoguée, touffue, toute en mouvements extérieurs, de Guillen de Castro était devenue entre ses mains un drame serré, rapide, poignant, où l'action est uniquement intérieure et morale, où la lutte des passions et des volontés donne seule son impulsion à la pièce, où éclate la vérité humaine, universelle, des caractères. Telle sera désormais, quant au fond, la tragédie classique.

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Corneille et les "règles.' Pour la forme, elle n'a pas encore atteint l'idéal. Le Cid n'est certainement pas une pièce parfaite. Il y a du remplissage: le rôle de l'Infante, qu'on peut supprimer en entier sans rien ôter à la clarté ni à l'intérêt de l'action; il y a par endroits de l'emphase castillane et de la préciosité, marques du temps où le poète donna sa pièce. Il y a, surtout, des invraisemblances par

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