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pante tendresse dans ses inspirations! Dans toutes les poésies de sa brillante maturité, il n'y a rien qui vaille la suave mélancolie de ce sonnet à Hélène :

Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise au coin du feu, dévidant et filant,

Direz, chantant mes vers et vous émerveillant:
Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle!

Lors vous n'aurez servante oyant1 telle nouvelle,
Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui, au bruit de Ronsard, ne s'aille réveillant,
Bénissant votre nom de louange immortelle.

Je serai sous la terre et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos.
Vous serez au foyer une vieille accroupie,

Regrettant mon amour et votre fier dédain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain;
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.

Vicissitudes de la renommée de Ronsard. Ronsard mourut le 27 décembre 1585, entouré d'une gloire telle que peut-être aucun poète n'en connut une pareille. L'Europe, comme la France, l'appelait «le roi des poètes;» les Italiens euxmêmes le préféraient à leur Pétrarque2 et le Tasse sollicitait son approbation pour les premiers chants de sa Jérusalem délivrée. La reine d'Angleterre, Elisabeth, lui envoyait, en gage d'admiration, un diamant magnifique; Marie Stuart, dans sa prison, se consolait en le lisant et lui faisait offrir

1 Oyant, entendant; du vieux verbe ouïr, qui ne s'emploie plus qu'à l'infinitif, au participe passé et dans l'expression ouï-dire.

2 Pétrarque, grand poète italien du XIVe siècle; vécut longtemps en France, à Avignon (sur le Rhône), où résidaient alors les papes; c'est là qu'il rencontra la célèbre Laure de Noves, qu'il immortalisa dans ses vers (1304-1374).

3 Torquato Tasso, célèbre poète italien (1544–1595).

4 Jérusalem délivrée, vaste épopée inspirée par les Croisades, et l'œuvre principale du Tasse.

un Parnasse d'argent avec cette inscription: A Ronsard, l'Apollon de la source des Muses. Ses œuvres étaient traduites dans toutes les langues littéraires, expliquées dans la plupart des universités de l'Europe. «Nul alors, dit Pasquier,1 ne mettait la main à la plume, qui ne le célébrât par ses vers. >> Et lui-même, grisé par tant d'encens, voyant rois et peuples le déifier, il s'écriait avec un orgueil dont le naïf excès nous désarme:

Quelqu'un, après mille ans, de mes vers étonné,

Voudra dedans mon Loir comme en Permesse 2 boire,
Et, voyant mon pays, à peine voudra croire

Que d'un si petit champ tel poète soit né.

Vingt ans après, Malherbe biffait tout Ronsard d'un trait de plume, et cette gloire si éclatante sombrait dans l'oubli. Le XVIIe siècle ne le mentionna que pour l'appeler avec Boileau «ce poète orgueilleux trébuché de si haut;» le XVIIIe l'ignora. Il fallut l'arrivée des romantiques pour que ce fondateur du classicisme, dédaigné des classiques, retrouvât quelque honneur: réhabilité par Sainte-Beuve, il vit les poètes du XIXe siècle relever pieusement sa statue et de nouveau la couronner de fleurs.

IV. L'EUVRE DE LA PLEIADE

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Préparation du classicisme. Ce qui reste de Ronsard et de ses amis, c'est, plus encore que ce qu'ils ont fait, ce qu'ils ont rendu possible. Ils ont rendu possible, ils ont inauguré la poésie classique.

1 Pasquier, jurisconsulte et homme de lettres français (1529–1615).

2 Le Permesse, petite rivière de Grèce consacrée aux Muses et où les poètes puisaient l'inspiration.

3 Malherbe, poète et critique du XVIIe siècle.

4 Boileau, poète et critique du XVIIe siècle.
5 Sainte-Beuve, célèbre critique du XIXe siècle.

Malherbe et son siècle peuvent bien dédaigner la Pléiade; il n'en est pas moins vrai que s'ils ont bâti de grandes œuvres, c'est parce qu'elle leur en avait amassé les matériaux: langue, style, rythmes, imagination, sensibilité, lyrisme, émancipation de l'esprit, culture grecque et latine, tous ces éléments encore épars, tumultueux, mal équilibrés, c'est Ronsard, c'est la Pléiade qui les avaient accumulés et légués à l'avenir. Si le XVIIe siècle renia le XVIe, ce ne fut qu'après avoir recueilli son héritage.

Dans cet héritage, sans doute, un choix était à faire. Il fallait établir l'ordre, imposer la règle, réfréner les caprices, les saillies, les écarts d'un individualisme trop exubérant. Ce sera l'œuvre de Malherbe. Il corrigera, épurera, retranchera sévèrement; il bridera l'imagination, tuera le lyrisme, «réduira la Muse aux règles du devoir.1»

Préparation lointaine du romantisme. Puis, deux siècles plus tard, une nouvelle école de poètes s'élèvera, qui rendra à la poésie l'allure libre, souple, variée des rythmes de Ronsard, la richesse luxuriante de son langage, sa verve prompte et débridée, sa capricieuse indépendance et son puissant lyrisme; qui, en un mot, rétablira tout ce que Malherbe avait supprimé de Ronsard et fondera ainsi le romantisme.

CHAPITRE VI

MICHEL DE MONTAIGNE

Montaigne et son siècle. C'est, dans son siècle, une figure peu ordinaire que celle de Montaigne. Au milieu des partis qui se déchirent, des frères qui s'égorgent, des bûchers qui flambent, du sang dont la France est inondée, il apparaît, 1 Expression de Boileau, dans l'Art Poétique.

paisible en sa tour solitaire, écoutant de loin hurler la mêlée et lançant par-dessus les cris farouches, les râles et les haines son tranquille « Que sais-je ?» dont l'ironie supérieure raille le fanatisme des meurtrières convictions. Lorsque tout le monde s'agite et se bat, il se recueille dans une sereine méditation; lorsque tous croient et affirment leur croyance et prétendent l'imposer aux autres, il proclame qu'il ne sait rien, que nul homme ne sait rien, que le doute seul est raisonnable. Egoïste prudence, ou mépris de l'humanité, ou pitié profonde?... Peut-être tout cela à la fois...

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Vie de Montaigne (1533-1592). - D'une famille de riches négociants de Bordeaux, les Eyquem de Montaigne, il fut le premier à abandonner le nom patronymique d'Eyquem pour ne garder que celui de la petite seigneurie acquise par son grand-père. C'est aux confins du Périgord et du Bordelais, en ce château de Montaigne dont l'illustration devait dater de lui, qu'il naquit le 28 février 1533 et passa ses premières années. Il n'a jamais parlé de sa mère, bien qu'elle lui ait survécu. En revanche, il a raconté avec émotion combien la tendresse de son père s'ingénia à lui faire une enfance facile et choyée: le réveil, chaque matin, au son de la musique pour qu'une heureuse impression en restât sur toute la journée; les libres vagabondages à travers la campagne avec le précepteur auquel on le confia dès qu'il fut sorti de nourrice et qui devait lui apprendre le latin sans livres ni leçons, parmi les jeux, les courses et les rires. De fait, il le lui apprit si bien que lorsque l'enfant fut envoyé, à sept ans et demi, au collège de Guyenne1 — un des meilleurs de France-les maîtres eux-mêmes, dit-il, craignaient de l'aborder en cette langue.

1 Collège de Guyenne, à Bordeaux.

Dans les autres branches, il se montra moins brillant: nonchalant, paresseux, ennemi de toute contrainte, il ne pouvait se résigner à discipliner son esprit. Par bonheur, un maître intelligent sut comprendre sa nature et deviner 'les trésors cachés sous cette indolence; avec une rare habileté, il dirigea ses études de manière à séduire son imagination, à éveiller sa curiosité, enfin à lui faire prendre goût aux lettres et à l'histoire.

Le temps de collège fini, Montaigne fit son droit, puis entra dans la magistrature. Le zèle de la justice ne le dévorait pas. Il remplit ses fonctions en amateur, s'absentant volontiers pour de petits voyages, des missions, des séjours à la cour, où il était bien accueilli du roi. Lorsque par hasard il se trouvait à son poste, au Parlement, il oubliait les causes à juger pour observer les travers de ses collègues. Que d'amusantes esquisses, que de croquis lestement enlevés nous devons aux longues heures d'ennui qu'il passa au Palais! Parfois, sous son vif crayon jaillit une ironie sanglante: «Tel condamne les hommes à mourir pour des crimes qu'il n'estime point fautes.» Il se garde, quant à lui, de se préparer ainsi des remords: «Lorsque l'occasion m'a convié aux condamnations criminelles, j'ai plutôt manqué à la justice. »>

Montaigne et La Boétie. Son passage au Parlement fit mieux que de nous valoir quelques pages charmantes; il fut pour lui le point de départ d'une de ces amitiés qui, même brèves, suffisent à illuminer une vie. C'est là qu'il se lia avec La Boétie, dont le nom est devenu inséparable du sien depuis qu'il a peint leur intimité en traits si touchants: «Nous nous embrassions par nos noms, et à notre première rencontre, nous nous trouvâmes si près, si connus, si obligés entre nous que rien dès lors ne nous fut si proche

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