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Les personnages. - A travers ce comique, les personnages se peignent à nous par leurs propos, leurs gestes, leurs attitudes: Gargantua, énorme masse où s'engloutissent les troupeaux de bœufs et les tonneaux de vin, mais masse intelligente, bonne, généreuse, qui fait un brave homme de roi à moitié paysan et un excellent père; - Pantagruel, plus instruit, plus noble, plus royal, l'esprit ouvert à toutes les idées, tolérant, libéral, grand seigneur, «l'idéal exemplaire << de toute joyeuse perfection, » comme le dit Rabelais;— frère Jean avec son froc en écharpe, ses jurons aux lèvres, sa joviale franchise et sa vaillante activité; — Panurge enfin, « qui ne craint rien, hors le danger... » spirituel, impudent, sans scrupule, voleur au besoin et grand diseur de balivernes, si délicieusement candide dans sa poltronnerie et amusant dans ses fanfaronnades; - tous se détachent du récit, bien vivants et individuels.

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La doctrine. Ce qui s'en détache encore mieux, c'est la doctrine de Rabelais: un optimisme rationaliste, qui voit la nature bonne, l'homme bon parce qu'ils sont l'œuvre d'un Dieu bon et tout-puissant. «Les gens libres, bien nés, << bien instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont «par nature un instinct et aiguillon qui toujours les pousse « à faits vertueux, et retire du vice: lequel ils nomment «honneur.» Il faut, pense Rabelais, laisser l'homme à cet instinct; c'est en voulant le « déprimer et asservir par vile << subjection et contrainte » qu'on le pousse à vouloir rejeter le « joug de servitude; » car «nous entreprenons toutes «< choses défendues et convoitons ce qui nous est dénié. » On doit donc, par dessus tout, se garder de contrarier ou de comprimer la nature, Physis, la bonne mère, qui mit au monde Harmonie et Beauté. Contre elle s'élève Antiphysie, son éternelle ennemie, source de tout vice, de toute misère,

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ses satires sur des questions accessoires de discipline... mais, par cette glorification de la matière, par ce culte païen de la nature, de l'humanité non corrompue, il détruit tout le christianisme et toute la morale.

L'art de Rabelais. Au service de cette dangereuse philosophie il met sa verve entraînante, son merveilleux esprit, son immense érudition. Car en ce XVIe siècle ivre de science, brûlé par la fièvre de l'étude, Rabelais est sans égal pour l'étendue et la diversité du savoir. Médecin, il a approfondi les sciences; humaniste, il a, suivant le conseil de Du Bellay,' «pillé les sacrés trésors de la Grèce et de Rome;» toute l'antiquité semble emmagasinée dans sa mémoire, d'où elle se répand incessamment à travers son livre. Du reste il ne se borne pas à l'antiquité; il connaît également les auteurs du moyen âge et de la Renaissance, étrangers ou Français; héritier de l'âme malicieuse et satirique des ancêtres, il ne partage pas le dédain de son temps pour la vieille littérature nationale; il ne partage aucun dédain trop avide de savoir tout ce qui peut être su!

A sa fantastique imagination s'allie non seulement une science très positive, mais une observation pénétrante. Nul, avant lui, n'avait su rendre avec cette puissance, cette largeur, cette intensité toute la vie intellectuelle et toute la vie animale. Par cette double et impartiale représentation, il est le père du réalisme.

Il est aussi un des créateurs de la langue moderne. Celle du moyen âge était trop maigre pour rendre tant d'idées, tant de formes de vie, si riches et si diverses; Rabelais puise à pleines mains d'une part dans le latin, d'autre part dans les dialectes et les patois des provinces; il donne ainsi à ce pauvre et frêle idiome une abondance, une variété, une

1 Du Bellay (Joachim) poète et critique du XVIe siècle; cousin du cardinal.

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