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Les bois de Buron coupés (27 mai 1680).

"Je fus hier au

Buron, j'en revins le soir; je pensai pleurer en voyant la dégradation de cette terre: il y avait les plus vieux bois du monde; mon fils, dans son dernier voyage, y a fait donner les derniers coups de cognée. Il a encore voulu vendre un petit bosquet qui faisait une assez grande beauté; tout cela est pitoyable: il en a rapporté quatre cents pistoles, dont il n'eut pas un sou un mois après. Il est impossible de comprendre ce qu'il fait, ni ce que son voyage de Bretagne lui a coûté, quoiqu'il eût renvoyé ses laquais et son cocher à Paris, et qu'il n'eût que le seul Larmechin dans cette ville, où il fut deux mois. Il trouve l'invention de dépenser sans paraître, de perdre sans jouer, et de payer sans s'acquitter; toujours une soif et un besoin d'argent, en paix comme en guerre; c'est un abîme de je ne sais pas quoi, car il n'a aucune fantaisie; mais sa main est un creuset où l'argent se fond. Ma fille, il faut que vous essuyiez tout ceci. Toutes ces dryades affligées que je vis hier, tous ces vieux sylvains qui ne savent plus où se retirer, tous ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l'horreur de ces bois, ces chouettes qui, dans cette obscurité, annonçaient par leurs funestes cris les malheurs de tous les hommes, tout cela me fit hier des plaintes qui me touchèrent sensiblement le cœur: et que sait-on même si plusieurs de ces vieux chênes n'ont point parlé, comme celui où était Clorinde?1 Ce lieu était un luogo d'incanto, s'il en fut jamais: j'en revins donc toute triste..." Esther à Saint-Cyr (21 février 1689).3- "Je fis ma cour l'autre jour à Saint-Cyr, plus agréablement que je n'eusse jamais pensé. Nous y allâmes samedi, madame de Coulanges, madame de Bagnols, l'abbé Têtu et moi. Nous trouvâmes nos places gardées: un officier dit à madame de Coulanges que madame de Maintenon lui faisait garder un siège auprès d'elle; vous voyez quel honneur! Pour vous, madame, me dit-il, vous pouvez choisir;' je me mis avec madame de Bagnols au second banc, derrière les duchesses. Le maréchal de Bellefonds vint se mettre, par choix, à mon côté droit,

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1 Clorinde, une des héroïnes de la Jérusalem délivrée du Tasse.

2 Luogo d'incanto, un lieu enchanté.

8 Voir page 152.

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et devant c'étaient mesdames d'Auvergne, de Coislin et de Sully; nous écoutâmes, le maréchal et moi, cette tragédie avec une attention qui fut remarquée, et de certaines louanges sourdes et bien placées, qui n'étaient peut-être pas sous les fontanges de toutes les dames.1 Je ne puis vous dire l'excès de l'agrément de cette pièce: c'est une chose qui n'est pas aisée à représenter, et qui ne sera jamais imitée: c'est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet qu'on n'y souhaite rien; les filles qui font des rois et des personnages sont faites exprès; on est attentif, et l'on n'a point d'autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce: tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant; cette fidélité de l'histoire sainte donne du respect; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des Psaumes et de la Sagesse, et mis dans le sujet, sont d'une beauté qu'on ne soutient pas sans larmes: la mesure de l'approbation qu'on donne à cette pièce, c'est celle du goût et de l'attention. J'en fus charmée, et le maréchal aussi, qui sortit de sa place pour aller dire au roi combien il était content, et qu'il était auprès d'une dame qui était bien digne d'avoir vu Esther. Le roi vint vers nos places, et, après avoir tourné, il s'adressa à moi, et me dit: 'Madame, je suis assuré que vous avez été contente.' Moi, sans m'étonner, je répondis: 'Sire, je suis charmée, ce que je sens est au-dessus des paroles.' Le roi me dit: 'Racine a bien de l'esprit.' Je lui dis: 'Sire, il en a beaucoup; mais, en vérité, ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi: elles entrent dans le sujet, comme si elles n'avaient jamais fait autre chose.' 'Ah! pour cela, reprit-il, il est vrai.' Et puis Sa Majesté s'en alla, et me laissa l'objet de l'envie. Comme il n'y avait quasi que moi de nouvelle venue, le roi eut quelque plaisir de voir mes sincères admirations, sans bruit et sans éclat. M. le Prince2 et madame la Princesse vinrent me dire un mot: madame de Maintenon un éclair: elle s'en allait avec le roi; je répondis à tout, car j'étais en fortune.

1 Qui n'étaient... les dames: que toutes les dames n'auraient peut-être pas été capables de trouver. Les fontanges étaient des nœuds de rubans que les femmes portaient sur leur coiffure et qui avaient été mis à la mode par Mlle de Fontanges, une des rivales de Mme de Montespan dans la faveur du roi.

2 M. le Prince, le fils de Condé, appelé Monsieur le Duc du vivant de son père.

"Nous revînmes le soir aux flambeaux; je soupai chez madame de Coulanges, à qui le roi avait parlé aussi, avec un air d'être chez lui, qui lui donnait une douceur trop aimable. Je vis le soir M. le chevalier,1 je lui contai tout naïvement mes petites prospérités, ne voulant point les cachotter sans savoir pourquoi, comme de certaines personnes; il en fut content, et voilà qui est fait; je suis assurée qu'il ne m'a point trouvé, dans la suite, ni une sotte vanité, ni un transport de bourgeoise: 2 demandez-lui. M. de Meaux me parla fort de vous, M. le Prince aussi : je vous plaignis de n'être pas là; mais le moyen? On ne peut pas être partout..."

Le style de Madame de Sévigné. - Que dire de ce style? Riche, libre, pittoresque, pas académique le moins du monde, il a, comme disait la marquise, «la bride sur le cou;>> il trotte allègrement, avec une souplesse, une franchise d'allure, une familiarité charmantes; c'est ainsi sans doute que causaient, quand elles avaient de l'esprit, les belles dames du grand siècle. Sans s'y efforcer, sans y penser, Madame de Sévigné a rencontré la gloire en laissant chaque jour sa plume courir en liberté, au hasard de sa fantaisie. Mais cette fantaisie était celle d'une femme très spirituelle, doublée d'un écrivain de génie.

CHAPITRE X

FÉNELON

Son portrait par Saint-Simon. — François de Salignac de Lamothe-Fénelon est un de ces êtres «merveilleusement divers et ondoyants »3 que l'on a quelque peine à expliquer, dont la nature riche et mêlée échappe sans cesse à l'analyse

d'autant plus déconcertants qu'une irrésistible séduction

1 Le chevalier de Grignan, parent de M. de Grignan.

2 Comparer ce passage avec la phrase de La Bruyère, page 207, sur l'idolâtrie des courtisans pour le roi.

3 Montaigne.

émane d'eux et les défend contre l'audace des critiques. De son vivant, ce charme vainqueur qui fut son trait dominant s'exerça sur tous ceux qui l'approchèrent, même sur ce duc jaloux et enragé aux yeux duquel si peu trouvèrent grâce: Saint-Simon.1 Dans la galerie de figures que ce génial portraitiste nous a laissée, Fénelon se détache en traits fins et nets:

...

Elle avait de

"grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent, et une physionomie telle que je n'en ai point vue qui y ressemblât, et qui ne se pourrait oublier, quand on ne l'aurait vue qu'une fois. Elle rassemblait tout et les contrastes ne s'y combattaient pas. la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaieté; elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur; ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait faire effort pour cesser de le regarder."

Sa famille. Sa jeunesse. - Grand seigneur, il l'était: de très haute noblesse, mais sans fortune. Il naquit en 1651, au château de Fénelon, en Périgord, seizième enfant d'un père déjà vieux, qui le chérit avec prédilection. Jusqu'à sa douzième année, il fut élevé dans le château ancestral, par un précepteur qui lui donna la passion de l'antiquité. A douze ans, il est envoyé au collège, puis à Saint-Sulpice, où il se prépare à la prêtrise. Au sortir de Saint-Sulpice, on lui confie la charge délicate de supérieur des Nouvelles Catholiques, sorte de retraite où l'on s'efforçait d'amener à la foi romaine les jeunes protestantes; ensuite on le choisit pour diriger une mission dans l'Aunis et la Saintonge3 à l'époque

1 Saint-Simon, voir page 204, note I.

2

2 Saint-Sulpice, naguère grand séminaire de Paris pour les jeunes gens qui se destinaient à la prêtrise, est aujourd'hui un musée.

3 L'Aunis et la Saintonge, anciennes provinces sur la côte de l'Océan.

où Louis XIV, ayant révoqué l'Edit de Nantes,1 voulut, par force ou persuasion, ramener tout son peuple au catholicisme. - On est déconcerté, au premier abord, des contradictions que l'on trouve dans la manière dont Fénelon conduisit cette conquête morale de deux provinces. Il y apporte le plus souvent un esprit de conciliation dont on ne saurait trop le louer; il préfère les moyens doux et la persuasion; il fait des concessions concessions que le roi trouve parfois excessives et refuse de ratifier. Mais, d'autres fois, il oublie sa naturelle générosité: il approuve, il appelle les rigueurs, et son attitude est vraiment fâcheuse. C'est qu'il

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y avait en lui un cœur bon, humain, tendre, joint à un esprit très intolérant qui l'empêchait de comprendre l'état d'âme des réformés et s'irritait d'une résistance qu'il croyait due non à une ferme conviction, mais à un orgueilleux entêtement.

Ses amis. Dans ces charges qui lui sont confiées, son talent se fait jour: le jeune prêtre se révèle capable de remplir les plus hautes fonctions. Des amis puissants l'entourent, prêts à aider à sa fortune. Au premier rang, Bossuet-Bossuet, précepteur du Dauphin, évêque de Meaux et chef incontesté du clergé de France; Fénelon est son commensal et son disciple; il a pour le grand évêque une admiration tendre à laquelle celui-ci répond par une franche sympathie et une protection déclarée. Puis, toute la famille de Colbert:2 son fils, le marquis de Seignelay, et ses trois filles, si réputées pour leur vertu: la duchesse de Chevreuse, la duchesse de Beauvillier et Madame de Mortemart.

1 L'Edit de Nantes, voir page 184, note 1.

2 Colbert, un des plus grands ministres de la France. Contrôleur général des finances, il s'efforça de répartir équitablement les impôts, de soulager le peuple, d'étendre le commerce et l'industrie et de favoriser les sciences, les arts et les lettres. Il mourut en 1683.

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