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tout entière qui leur prête ses richesses: ce sont «< ces hautes montagnes dont la cime au dessus des nues et des tempêtes trouve la sérénité dans sa hauteur et ne perd aucun rayon de la lumière qui l'environne ; »1 c'est «< cette délicate vapeur que la mer, doucement touchée du soleil et comme imprégnée de sa chaleur, envoie jour et nuit comme d'elle-même vers le ciel; » c'est enfin ce lever de soleil où la prière, la contemplation et la poésie se marient si harmonieusement:

"Je me suis levé pendant la nuit avec David pour voir vos cieux qui sont les ouvrages de vos doigts, la lune et les étoiles que vous avez fondées. Qu'ai-je vu, ô Seigneur... Le soleil s'avançait et son approche se faisait connaître par une céleste blancheur qui se répandait de tous côtés; les étoiles étaient disparues et la lune s'était levée avec son croissant d'un argent si beau et si vif que les yeux en étaient charmés... à mesure qu'il approchait, je la voyais disparaître; le faible croissant diminuait peu à peu; et quand le soleil se fut montré tout entier, sa pâle et débile lumière, s'évanouissant, se perdit dans celle du grand astre qui paraissait, dans lequel elle parut comme absorbée... Et la place du croissant ne parut plus dans le ciel, où il tenait auparavant un si beau rang parmi les étoiles3..."

Fallait-il si longtemps attribuer à Rousseau l'honneur d'avoir inventé dans la littérature française le lever du jour ? Et n'y a-t-il pas quelque injustice à tant reprocher au XVIIe siècle de n'avoir pas regardé les spectacles de la nature, alors qu'il a su en exprimer l'immortelle beauté en des phrases charmantes toutes baignées de lumière?

Ainsi cet esprit grave, sévère, toujours planant dans les hauteurs, pouvait s'attarder à contempler et à décrire le calme

1 Oraison funèbre de Condé.

8 Traité de la Concupiscence.

2 Elévations sur les Mystères.

4 Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) est, avec Voltaire, le plus célèbre écrivain français de son temps et celui qui contribua le plus à préparer la Révolution; grand philosophe, et poète d'instinct, bien qu'il n'ait guère écrit qu'en prose, il rétablit le lyrisme dans la littérature française en ramenant la personnalité de l'auteur et les descriptions de la nature parmi les principales sources d'inspiration.

magnifique d'un ciel d'été; cette âme austère et sublime s'épanouissait aux sourires et à la joie du monde extérieur; toute perdue en Dieu, elle restait pourtant ouverte aux impressions du dehors, comme aux tendresses humaines. Aucune source d'émotion ne lui a été fermée, aucune richesse ne lui a été refusée: amour de Dieu, amour de l'humanité, amour de la nature, tout ce qui rend l'homme bon et grand est venu se fondre en cet être vraiment supérieur pour en faire une des gloires les plus éclatantes de la France.

CHAPITRE VIII

LES MORALISTES

I. LA ROCHEFOUCAULD

La littérature mondaine. A côté de la grande littérature qui eut au XVIIe siècle de si illustres représentants, une littérature moins haute se développait, éclose dans les salons parmi les conversations et les divertissements. La vie sociale, inaugurée avec tant d'éclat par Madame de Rambouillet au début du siècle, se poursuivit ininterrompue à travers les changements de règne, les guerres et autres évènements. De nombreux salons, on l'a vu, s'étaient formés à l'imitation de celui de la marquise. Quelques-uns, tombés dans la préciosité exagérée, succombèrent sous les coups dont Molière les accabla; les autres profitèrent de la rude leçon, se dégagèrent de cette préciosité et se maintinrent, gardiens des manières courtoises, du langage poli, des habitudes intellectuelles qui donnaient tant de charme et de brillant à la vie mondaine. Là, grands seigneurs et grandes dames, tout en applaudissant aux chefs-d'œuvre des maîtres qui successivement montaient dans la gloire, s'exerçaient eux

mêmes en des genres plus modestes. Madame de La Fayette1 donnait au roman un nouvel essor en remplaçant les fades inventions des Précieux par des œuvres plus psychologiques, toutes cornéliennes d'inspiration, telles que La Princesse de Clèves. D'autres, comme Mademoiselle de Montpensier, 2 le cardinal de Retz, se consolaient de leurs ambitions déçues en écrivant leurs Mémoires dans le secret de leur cabinet, ou en esquissant de piquants Portraits de leurs amis et connaissances. Presque tous s'ingéniaient à tourner avec esprit des Maximes et des Sentences finement ciselées.

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C'est en ces derniers genres que La Rochefoucauld excella. Vie de La Rochefoucauld. Sa famille; sa jeunesse. - François VI, duc de La Rochefoucauld, prince de Marcillac, appartenait à une famille très illustre qui prétendait descendre de la fée Mélusine; avec plus de modestie, mais plus de sûreté, elle pouvait remonter la chaîne de ses ancêtres jusqu'au XIe siècle, ce qui est déjà une assez rare distinction. Né en 1613, grand seigneur autant que pas un de sa race, le jeune duc servit brillamment dans les armées et se livra de bonne heure aux intrigues politiques. Deux fois exilé de la cour par Richelieu, qui l'envoya même réfléchir huit jours à la Bastille,5 il ne manqua pas de se jeter encore dans

1 Madeleine Pioche de la Vergne, marquise de La Fayette (1633-1693), une des femmes les plus cultivées et les plus charmantes du XVIIe siècle, réforma le roman et laissa d'intéressants Mémoires sur Henriette d'Angleterre et la cour de France.

2 Mlle de Montpensier ou la Grande Mademoiselle, fille de Gaston d'Orléans, frère de Louis XIII; active et ambitieuse, elle fut une des héroïnes de la Fronde (voir page 91, note 1).

3 Le cardinal de Retz, Paul de Gondi, joua un rôle important dans la Fronde, où il fut tantôt du parti de la cour, tantôt de celui des princes. Ses Mémoires, pleins de vie et de passion, sont le chef-d'œuvre du genre au XVIIe siècle.

4 Mélusine, fée célèbre dans les légendes du Poitou.

5 La Bastille, ancienne forteresse de Paris, devenue prison d'État; elle fut prise et détruite par le peuple le 14 juillet 1789.

l'opposition sous Mazarin. Il fut un des héros de la Fronde et soutint, avec plus de constance que de succès, la cause des princes. Une grande indécision de caractère et, malgré tout son esprit, une certaine naïveté dont abusèrent amis et ennemis, firent qu'il ne retira de cette longue aventure que déceptions et dégoûts — sans parler de quelques coups de mousquet, dont le dernier faillit lui emporter les deux yeux. Réconcilié en 1653 avec la cour, mais non avec les hommes, qui l'avaient joué, ni peut-être avec lui-même, il alla ruminer ses rancunes dans une de ses terres et ne reparut qu'après trois ans de retraite boudeuse.

Le salon de Madame de Sablé. La société l'accueillit à bras ouverts. Parmi les nombreux salons où l'on cherchait à l'attirer, il élut celui de la marquise de Sablé, qui, après une vie agitée, s'était retirée dans une maison dépendant de Port-Royal de Paris, où elle se partageait entre la piété et le monde. Les plus grands esprits du temps fréquentaient chez elle: Arnauld, Pascal... aussi les Précieux. C'est là que La Rochefoucauld prit le goût des maximes, dont la manie, dit-il, «se gagne comme les rhumes,» et celui des portraits.

Amitié avec Madame de La Fayette. — Vers 1665, il déserte le salon de Madame de Sablé; une nouvelle amitié s'empare de sa vie et va la remplir souverainement jusqu'à la fin: celle de Madame de La Fayette. Cette femme douce, intelligente, avec qui il se trouvait en communion d'idées et de goûts, prit vite sur lui une heureuse influence; elle apaisa ses rancunes, adoucit l'amertume de son esprit, le réconcilia avec l'humanité. Grâce à elle, il devint « le misanthrope le «plus serviable et le plus honnête homme qu'on puisse voir, toujours aimable, brillant, du commerce le plus sûr et le plus agréable. Leur cercle était recherché des meilleurs esprits;

tantôt chez Madame de La Fayette, tantôt chez le duc, les réunions allaient leur train simples et intimes, d'autant plus charmantes. Madame de Sévigné y venait assidûment; Corneille y passa, et Boileau, La Fontaine, Molière, Bossuet, Condé.

Pourtant, les dernières années furent tristes. Madame de La Fayette avait une santé précaire; La Rochefoucauld, de bonne heure atteint de la goutte, souffrait parfois de véritables agonies; des deuils cruels le frappèrent. Il supporta avec constance ses douleurs physiques et morales et, quoiqu'il eût vécu plutôt en philosophe incrédule, il mourut chrétiennement, assisté par Bossuet (1680). Son amie lui survécut treize ans treize ans de tristesse, de langueur, d'isolement au milieu du monde.

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Les Maximes. Le recueil des Maximes se composa lentement, avec la collaboration de tous les habitués de l'hôtel de Sablé; car La Rochefoucauld ne fit le plus souvent que donner une forme définitive la forme du génie à des idées longuement discutées dans le cercle de la marquise. Pourtant, les Maximes, telles qu'il les a livrées au public, sont bien le résumé de son expérience personnelle durant ces années agitées où il vit à nu les ambitions, les perfidies, les petits calculs et les petits égoïsmes qui si souvent mènent les hommes. Son livre est vécu; il est fait de ses rancœurs, de ses déboires, de ses amertumes. Aussi l'a-t-on trouvé «cruel; il l'est sans aucun doute, par les lumières impitoyables qu'il jette dans les tréfonds de l'âme humaine. Mais ajoutons, avec M. Rébelliau, qu'il est incomplet et, par suite, inexact; car de cette âme il ne montre qu'une face, toujours la même, la face obscure, hideuse; de l'humanité il n'a observé qu'une partie, et pas la plus haute: une poignée d'ambitieux et de brouillons. Cela ne saurait suffire

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