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la Rome antique, du discours que le poète place dans sa bouche. On s'étonne presque de trouver une si haute, si énergique éloquence chez celui qui tout à l'heure mettait tant de gracieuse familiarité à dialoguer les débats de Jeannot lapin et de dame belette.

Mais telle est la souplesse de cet étonnant génie qu'il offre, à côté des plus naïfs badinages, les plus sublimes envolées.

La forme des Fables. Leur lyrisme. - Du reste, il s'applique avec soin à varier sa forme. Il mêle les dialogues aux discours, donnant ainsi aux fables une vie, un mouvement intenses. La plupart sont de vrais petits drames, où l'auteur, après avoir présenté ses personnages, leur laisse la parole et s'efface derrière eux.

Pas pour longtemps d'ailleurs; car, chose curieuse, en ce XVIIe siècle dont la littérature est si impersonnelle, La Fontaine, contrairement à l'habitude observée par les fabulistes de tous les âges, introduit le lyrisme dans sa fable. A tout propos, il se mêle au récit, par une réflexion, un trait malicieux, un souvenir, un retour sur lui-même, parfois une assez longue rêverie. Ces continuelles interventions donnent à ses Fables un charme singulier, un air d'aisance, d'intime causerie dont la séduction est irrésistible.

Leur style. Son style est aussi changeant que son humeur: tantôt gai, familier, tantôt noble et pompeux. Il ne recule point devant les termes bas qui peuvent donner plus de vigueur ou de pittoresque à ses tableaux; il n'hésite point à affubler une vieille avare d'un «jupon crasseux et détestable.» Puis tout à coup, lorsqu'on s'y attend le moins, le style s'enfle, monte au ton de l'épopée; deux chèvres se rencontrent-elles sur une planche jetée par-dessus un ruis

seau:

Je m'imagine voir, avec Louis le Grand,
Philippe Quatre qui s'avance

Dans l'île de la Conférence.1

Ailleurs, deux coqs se battent en l'honneur d'une poule: «Amour, tu perdis Troie !» s'écrie le poète; et toute la bassecour aussitôt de se transformer en une foule d'« Hélènes au beau plumage.» Alexandre, Attila, Achille, Ulysse tour à tour prêtent leur nom à d'humbles héros à quatre pattes. Un ânier, un vulgaire ânier revêt soudain la majesté d'un «<empereur romain» armé du sceptre: ses pauvres baudets deviennent de nobles «coursiers aux longues oreilles.» Ce mélange savant, sous un air abandonné, de pompe et de familiarité donne aux Fables une variété, un piquant extraordinaires.

La langue de La Fontaine.- La Fontaine, dans sa langue comme dans sa versification, s'est écarté, avec autant d'audace que de bonheur, des usages de son temps. En puisant dans les dialectes des provinces et dans la langue du moyen âge tous les termes énergiques, pittoresques, qui manquaient au XVIIe siècle, il s'est fait une langue à lui, riche, savoureuse, expressive, tout alimentée par le vieil idiome des ancêtres une langue qui est une perpétuelle création.

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Le vers libre.2. Son vers aussi est une perpétuelle création; son vers aussi est inimitable. Lui seul a su, sans autre maître que son goût, sans autre règle qu'un instinct supérieur de l'harmonie, mélanger les différents rythmes et tirer de ce mélange capricieux des effets musicaux d'un

1 L'île de la Conférence, ou des Faisans, dans la Bidassoa, entre la France et l'Espagne; Louis XIV et Philippe IV, roi d'Espagne, s'y rencontrèrent en 1659 pour signer la paix et conclure le mariage de Louis XIV avec sa cousine Marie Thérèse, fille de Philippe IV.

2 Vers libres, vers de différentes mesures, mêlés capricieusement.

charme inexprimable.

Il a créé le vers libre, dont personne

après lui n'a pu retrouver le secret.

On n'a pas retrouvé davantage le secret d'imiter ses Fables. On ne le retrouvera sans doute jamais, car ses Fables, c'est lui-même: c'est son âme légère et son pénétrant esprit, c'est son insouciance, sa grâce malicieuse, sa vive imagination et cette poésie intense dont il revêt tout ce qu'il touche.

CHAPITRE VII

L'ÉLOQUENCE SACRÉE

Dans une société régie par

De l'éloquence au XVIIe siècle. une monarchie absolue, il ne saurait y avoir ni tribune ni débats publics, puisque le roi seul décide souverainement des affaires de l'Etat. Aussi le XVIIe siècle n'a-t-il pas connu l'éloquence politique: elle devait naître avec la liberté civique, à la Révolution. L'éloquence judiciaire ne compte aucun nom marquant; en revanche, l'éloquence sacrée s'est élevée à une hauteur digne de cette belle époque: Bossuet, Fénelon, Bourdaloue,' Massillon,2 pour ne nommer que les maîtres, ont égalé dans la chaire chrétienne les grands orateurs de l'antiquité.

BOSSUET

Sa vie. — Né à Dijon en 1627, d'une famille de magistrats distingués, Bossuet fut confié à l'âge de six ans à un oncle qui le mit chez les jésuites de Dijon, d'où, après de bril

1 Bourdaloue, 1632-1704; le plus éloquent après Bossuet et le plus apprécié des orateurs du XVIIe siècle; il était jésuite.

2 Massillon, 1663-1742; prêtre de l'Oratoire; excellent orateur, mais qui n'égale pas Bossuet, Bourdaloue ni Fénelon.

lantes études classiques, il passa au collège de Navarre pour faire sa théologie. Docteur de Sorbonne à vingt-et-un ans et prêtre à vingt-cinq, il se donne avec ardeur à la prédication, d'abord à Metz, où il va après son ordination, puis à Paris à partir de 1659; les couvents, la ville, la cour entendent sa parole entraînante dans des sermons, des panégyriques de saints, des conférences, des oraisons funèbres.. En même temps, il écrit, en vue de convertir les protestants, une Exposition de la doctrine catholique qui ramène à la foi romaine quelques réformés illustres, au nombre desquels Turenne.1

Evêque de Condom en 1669, puis choisi par Louis XIV pour être précepteur du Dauphin,2 il se démet de son évêché pour se consacrer uniquement à ses nouvelles fonctions, que l'intelligence bornée et le caractère apathique du prince rendaient particulièrement ingrates. Cette instruction terminée, Bossuet est nommé évêque de Meaux (1681) et, presque aussitôt, il se trouve appelé à jouer un rôle prépondérant dans un grave démêlé survenu entre le pape Innocent XI et le roi.

Le Gallicanisme. Presque tous les pays catholiques consentaient alors à voir dans le pape un suzerain universel des princes et des peuples, qui pouvait disposer des trônes et délier les sujets du devoir de fidélité. Seuls, les rois de France, quelle que fût d'ailleurs leur piété, avaient de tout temps rejeté cette suzeraineté et défendu avec énergie l'indépendance de leur couronne. Aussi la tradition s'était-elle

1 Turenne, maréchal de France né à Sedan (Ardennes) en 1611, est, avec Condé, le plus grand général français du XVIIe siècle.

2 Le Dauphin, généralement appelé Monseigneur ou le grand Dauphin; fils de Louis XIV; il mourut avant son père, en 1711.

3 Bossuet est souvent appelé l'aigle de Meaux à cause de la puissance de son génie.

établie dans l'Université et le clergé de France de maintenir alliés, mais distincts, l'autorité spirituelle et le pouvoir civil; le principe de la royauté de droit divin, fortement ancré dans les esprits, aidait à en assurer le maintien. Cette tradition d'indépendance nationale avait fait donner à l'Eglise de France le nom d'Eglise gallicane.

L'Assemblée de 1682.- Or, en 1682, un incident surgit qui poussa Louis XIV à affirmer une fois de plus l'indépendance du trône vis-à-vis le Saint-Siège. Le roi prétendait percevoir les revenus des évêchés vacants; le pape s'opposait à cette prétention. Pour régler le différend, Louis convoqua le clergé du royaume en assemblée solennelle et chargea Bossuet de prononcer le discours d'ouverture. C'est le fameux sermon sur l'Unité de l'Eglise, où Bossuet exposa et défendit la doctrine gallicane avec une force, une éloquence qui confirmèrent le clergé dans son attachement aux traditions nationales et donnèrent en même temps à l'orateur un immense ascendant. Il fut le chef, l'âme de cette assemblée d'archevêques, de cardinaux, de prélats grands seigneurs dont son talent écrasait la naissance; il dirigea les délibérations et fit voter les quatre articles qui résumaient toute la foi gallicane et déclaraient le pouvoir temporel indépendant du pouvoir spirituel.

L'affaire du "Quiétisme." - Peu après cette assemblée, Bossuet eut à se prononcer dans l'affaire du quiétisme. Le quiétisme, ou le pur amour, était l'erreur de certains mystiques qui prétendaient s'élever à un état de perfection indéfectible, dans lequel ils ne priaient plus, ne désiraient plus le salut éternel, mais s'abandonnaient passivement à la volonté de Dieu et à toutes les inspirations de cette volonté que parfois ils confondaient, sans doute à leur insu, avec les simples suggestions de l'instinct. Une telle doctrine risquait

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