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lui-même. Dans la vivacité de son repentir, il voulut se faire chartreux.

Racine en famille. On finit par le détourner de ce parti extrême et par le décider à un mariage «bourgeois et chrétien. Il épousa, en 1677, Catherine de Romanet, douce et pieuse femme toute dévouée à son mari, mais qui ne lut jamais une seule de ses tragédies et qui, dit son fils, «ignora toute sa vie ce que c'était qu'un vers.»> Racine désormais partage son temps entre ses fréquentes visites à Port-Royal, sa vie de famille, où il apparaît doux, grave, austère, le plus tendre et le plus exquis des pères, et ses devoirs de courtisan.

Racine courtisan. Car depuis longtemps il est de la cour. Louis XIV, qui l'aimait beaucoup et admirait extrêmement son génie, lui avait accordé honneurs sur honneurs; il lui avait donné un bel appartement à Versailles et la faveur de pénétrer auprès de lui sans être annoncé; dans ses nuits d'insomnie, il l'envoyait chercher pour lui faire la lecture. Afin de se l'attacher de plus près, il le prit pour historiographe avec Boileau. Les deux poètes se mirent à l'œuvre avec zèle; mais leur histoire, très avancée, a péri dans un incendie.

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Esther, 1689. Athalie, 1691. — Madame de Maintenon1 détourna Racine de ce travail en lui demandant de composer pour les demoiselles de Saint-Cyr1 une pièce édifiante où il n'y eût point d'amour profane. Le poète choisit, dans

1 Madame de Maintenon; Françoise d'Aubigné, née en 1635, d'une famille noble sans fortune, épousa à seize ans, pour sortir de la misère, le poète burlesque Scarron, qui était infirme et contrefait. Après la mort de Scarron, elle devint gouvernante des enfants de Mme de Montespan, favorite de Louis XIV; elle gagna peu à peu la confiance et l'amitié du roi, supplanta Mme de Montespan et, après la mort de la reine, fut épousée secrètement par Louis XIV (1684). En souvenir de sa jeunesse misérable, elle fonda la maison d'éducation de Saint-Cyr (près de Versailles) pour les jeunes filles nobles et pauvres; elle y consacra le reste de sa vie et, après la mort du roi (1715), s'y retira; elle y mourut en 1719.

la Bible, la gracieuse histoire d'Esther1 sauvant son peuple de la destruction, et en forma une tragédie dont l'excès d'agrément » arracha des cris d'admiration même à Madame de Sévigné, pourtant bien injuste d'habitude envers Racine. Mise en goût par ce premier essai, Madame de Maintenon lui demanda une autre tragédie sacrée. Il composa Athalie,3 que l'on considère généralement comme son chef-d'œuvre et où s'épanche le flot de poésie amassé dans son âme par onze années de recueillement.»

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Déboires de Racine. Sa mort. Comme Phèdre, Athalie fut pour Racine une source de déboires. Madame de Maintenon, effrayée de voir que les pompeuses représentations d'Esther, jouée devant le roi et la cour dans de magnifiques décors, avaient quelque peu tourné la tête aux jeunes filles, fit jouer Athalie sans décors, sans costumes, dans la chambre du roi où ne furent admis que quelques spectateurs privilégiés. Ce manque d'appareil fit juger la pièce froide; le chef-d'œuvre religieux de Racine, comme son chef-d'œuvre profane, fut méconnu à sa naissance. Quel coup pour un poète sensible au point que la moindre critique, si mauvaise qu'elle fût, lui causa toujours plus d'amertume que toutes les louanges ne lui donnaient de satisfaction!

Un autre chagrin, plus cuisant encore, abrégea, dit-on, ses jours. Soit que Louis XIV ait fini par se lasser de la persistance de son attachement pour Port-Royal, soit qu'il ait été mécontent d'un mémoire sur les moyens de soulager la misère du peuple, que Racine avait composé pour Madame

1 Esther, juive qui épousa Assuérus, roi de Perse, et en obtint la grâce de son peuple condamné à périr.

2 Mme de Sévigné, voir page 224 sa lettre sur Corneille et Racine, et page 227, sur Esther.

8 Athalie, fille d'Achab et de Jésabel, souverains d'Israël célèbres par leurs crimes et leur impiété; elle épousa Joram, roi de Juda, et fit périr ses petits-fils.

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de Maintenon et qu'elle laissa voir au roi, le poète tomba dans une demi-disgrâce qui brisa son cœur impressionnable et dominé par une aveugle adoration de Louis XIV. Après quelques mois de langueur, il mourut d'une inflammation du foie en 1699.

II. SA CONCEPTION DRAMATIQUE

Simplicité des sujets.

Racine a continué Corneille; mais il l'a continué par des voies différentes et même opposées. Génie de lumière, nourri d'antiquité, il aspire avant tout à cette belle simplicité grecque dont rien n'égale la noblesse et l'harmonie. Aussi recherche-t-il les sujets simples, où l'intrigue n'est rien, où les situations se déroulent d'ellesmêmes, produites par le jeu naturel et le conflit des passions, et avancent, sans hâte ni lenteur, vers la crise suprême; avec lui la tragédie, toute en profondeur, s'enferme sans effort dans le cercle des unités et atteint sa forme parfaite. Mais il ne faudrait pas s'y tromper: si Racine choisit des situations tout ordinaires, pareilles, au fond, à celles où se débattent chaque jour des milliers d'êtres sans gloire, là se borne sa simplicité; dans l'étude des passions qui agitent ses personnages, il est profond et complexe comme le cœur humain, dont il connaît tous les détours et les replis, dont il révèle tous les secrets; bien plus profond, bien plus complexe que Corneille, chez qui les situations les plus compliquées, les intrigues les plus extraordinaires ne font que mieux ressortir la naïve simplicité d'idéaliste que ce grand poète apportait en ses conceptions.

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Peinture des passions. L'amour sentiment. Racine ne soumet pas, comme Corneille, les passions à la volonté; il les laisse suivre leur pente naturelle. Elevé dans le jansénisme, convaincu de notre corruption native et, avec cela,

épris de vérité, de réalité, il ne peint pas des héros surhumains, mais des êtres tels que la vie les offre, impuissants à se diriger, tiraillés entre leurs instincts, avec des passions fougueuses, des volontés chancelantes ou abattues.

La conséquence naturelle d'une telle conception, c'est l'abandon de l'amour à la Corneille: intellectuel, hautain, raisonneur et volontaire; Racine ne peint que l'amour sentiment avec ses vicissitudes, ses faiblesses et ses grandeurs, ce manque de logique, de raison, qui est la marque même de la passion et qui donne à sa peinture une vérité, une vie si intenses.

Comme c'est dans les femmes que le triomphe du sentiment éclate le mieux, son théâtre, tout de passion, est tout féminin, comme celui de Corneille, tout de volonté, est essentiellement viril.

Les personnages. Les hommes. Non que Racine n'ait su représenter les hommes. Sa peinture de Néron est digne de Tacite; Narcisse, l'Iago du théâtre français, n'a rien à envier pour la profondeur, la finesse et l'énergie des traits à son rival anglais; Mithridate, Pyrrhus sont admirables; et bien plus admirable encore ce grand-prêtre Joad dont la volonté, l'intelligence, le courage passent l'humain, atteignent au sublime. Pour peindre ces grandes ou terribles figures, Racine a su atteindre à la mâle éloquence de Corneille. Mais ses amoureux sont plus faibles; s'il est vrai, comme le remarque M. Larroumet, qu'ils «dénotent un don «de vérité et de création égal à celui dont Racine a fait «preuve dans ses caractères de femmes,» ils restent pourtant au second plan.

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Les amoureuses. Ce sont surtout les âmes féminines que Racine s'est attaché à peindre, qu'il a peintes avec une rare finesse, en en marquant toutes les nuances les plus délicates.

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Dans sa merveilleuse galerie de portraits, quelle étonnante variété! Pas une de ses héroïnes qui ressemble à l'autre ! Voici Hermione, violente et emportée; Junie, pitoyable et protectrice; Bérénice, tendre, soumise, élégiaque; Phèdre, tour à tour languissante, révoltée, suppliante, furieuse et repentante. Il y en a de féroces, il y en a de fières et de douces; il y en a de gracieuses qui s'arment, comme l'Aricie d'Hippolyte, d'innocente coquetterie; il y en a, comme la Monime de Mithridate, qui joignent à leur.charme exquis un souci du devoir, une fermeté de volonté dignes des héroïnes cornéliennes.

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Les autres femmes. A côté de ce cortège d'amoureuses, les autres caractères de femmes sont dessinés d'un trait ferme et fin: l'ambition d'Agrippine et celle d'Athalie ne se ressemblent pas; leur violence n'est pas la même et n'a rien de commun avec la violence de Clytemnestre oubliant sa dignité de reine et s'emportant aux cris et aux menaces pour sauver sa fille.

Que d'autres formes d'âmes, nouvelles et variées, Racine a portées au théâtre! tantôt généreuses, hautes, enthousiastes, tantôt mauvaises, égoïstes et lâches, livrées à tous les bas instincts, et toutes si ressemblantes à la vie qu'elles semblent échappées de la réalité.

La poésie de Racine. - Ces êtres animés par le génie du plus profond des psychologues se meuvent dans un cadre créé par le plus merveilleux des poètes. Poète, il l'est non seulement par son amour de la beauté, mais aussi par sa sensibilité passionnée. Par expérience ou divination, il a éprouvé tous les sentiments qu'il exprime; il partage les angoisses, les tourments, les fureurs de ses personnages; son âme devient tour à tour l'âme de chacun d'eux. De là les cris pathétiques qui nous font frémir de douleur et de pitié;

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