Page images
PDF
EPUB

le haut idéal qu'il s'était fait de son art et qui le laissait toujours mécontent de ses œuvres les plus belles; sans compter cette habitude de plonger très avant dans les profondeurs du cœur de l'homme, d'où l'on ne revient pas fort serein ni joyeux.

Et pourtant, quelle qu'ait été la mélancolie de son caractère, une franche gaieté déborde de son œuvre, gaieté exubérante, irrésistible, qui jaillit invinciblement des situations, des reparties, du spectacle de nos bévues, de notre sottise soudain dressées devant nous. Nous avons de si risibles faiblesses, des manies si vraiment drôles! La divertissante folie que celle de Bélise1 croyant tout le monde amoureux d'elle, ou celle de M. Jourdain2 portant les fleurs de son pourpoint «en en-bas» parce que «les personnes de qualité les portent ainsi, » et recommandant à ses laquais de marcher sur ses talons dans la rue, «afin que l'on voie bien que vous êtes à moi...» Mais il est telles de nos infirmités dont nous ne rions pas. Lorsque Molière nous fait pénétrer dans les bas-fonds de l'âme humaine et nous fait toucher du doigt ses vilenies, lorsqu'il nous force à nous regarder nousmêmes, pauvres êtres déçus par tous les mirages, entraînés par tous les courants, toujours trompeurs ou trompés, notre rire se glace ou devient amer. Aussitôt, Molière nous arrache à l'émotion qui nous gagnait et, soit d'un mot, soit par une contre-scène vivement opposée, il fait renaître la gaieté. Dans beaucoup de ses pièces on sent un drame — drame bien sombre parfois - s'agiter sous la comédie; mais jamais il ne lui permet de l'envahir: s'il nous donne beaucoup à penser, il ne nous laisse pas le temps de nous attrister. Son but satirique. Ce n'est pas qu'il entende uniquement nous amuser: il veut instruire autant que plaire, montrer,

1 Dans les Femmes savantes.

2 Dans le Bourgeois gentilhomme.

avec les vices, les conséquences des vices, leur ravage dans l'être en qui ils existent et autour de lui, dans sa famille. Ses comédies sont une longue satire. Il ne faut pas l'oublier en les lisant, ni perdre de vue que tout ce qui n'appartient pas à la satire est, par là même, exclu de son théâtre: les gens vertueux et raisonnables, pères ou maris respectables et respectés, femmes sensées, dévouées, attachées à leurs devoirs, enfants soumis, affectueux, jeunes filles modestes et bonnes, n'y apparaissent que pour faire ressortir par le contraste les extravagances, les folies, les vices de ceux qui les entourent. Est-ce à dire que Molière n'ait point connu de ces gens-là ou les ait dédaignés? Non, certes; mais la vertu ni la raison ne prêtent à rire, elles ne fournissent point de sujets à la comédie: elles n'étaient donc pas du domaine de Molière. Aussi serions-nous injustes si nous lui reprochions d'avoir peuplé le théâtre de tant de personnages grotesques ou odieux: ils sont là pour nous dégoûter de leurs vices ou de leurs erreurs; ils défilent tous sous le dur fouet de la satire la plus cinglante; leur exécution est œuvre de salubrité publique et la gaieté qu'elle excite en nous est une bonne gaieté.

CHAPITRE V

LA TRAGÉDIE.-RACINE

I. SA VIE ET SON EUVRE

Son portrait. - Délicieusement bon et cruellement caustique, le cœur le plus tendre, le plus généreux, et l'esprit le plus méchant, railleur, inquiet, inflammable, vif à la riposte, impatient de toute critique et docile comme un enfant aux conseils de ses amis, capable, en un moment d'exaspération,

[ocr errors]

d'écraser sous les plus dures épigrammes des maîtres vénérés et de revenir pleurer à leurs pieds d'amères larmes de repentir, Racine, avec son élégance innée, son exquise délicatesse, sa sensibilité passionnée, son rare et brillant esprit, est, parmi les grands hommes que le passé a légués à notre admiration, un des plus touchants par ses œuvres et des plus séduisants par sa nature.

Sa jeunesse. Éducation à Port-Royal. Né en 1639 à La Ferté-Milon, dans une famille de moyenne bourgeoisie toute dévouée à Port-Royal, le poète fut marqué dès le berceau de l'empreinte chrétienne et janséniste. Orphelin à cinq ans, il fut d'abord élevé par sa grand'mère, qui se retira bientôt à Port-Royal-des-Champs, où elle avait une fille et une sœur religieuses. Dès qu'il eut atteint l'âge de seize ans, Jean Racine fut admis à l'école des solitaires, dont il devint aussitôt l'élève favori, le «fils» d'élection; tous s'appliquèrent à développer les dons heureux de sa riche nature. Un tel élève, sous de tels maîtres, devait s'éprendre à la fois de la beauté intellectuelle et de la beauté morale; de fait, il s'en éprit avec une fougue juvénile. La beauté antique surtout le captiva; il ne pouvait s'arracher à l'étude des Grecs. Que de fois on le vit, un Sophocle ou un Euripide à la main, s'enfoncer dans les bois de Port-Royal, où il oubliait les heures en compagnie des anciens !

Ses débuts dans la poésie. Après trois ans passés avec les solitaires, il se lance dans le monde. Bientôt Port-Royal consterné apprend que le «petit Racine,» oubliant ses austères enseignements, mène joyeuse vie, qu'il fréquente les cabarets en compagnie de jeunes libertins et d'un poète débraillé nommé La Fontaine, qu'il s'endette, qu'il fait imprimer des vers, enfin horreur suprême! — qu'il visite des comédiennes pour leur proposer des rôles dans des tragédies

[ocr errors]

de sa façon. Sa tante, la mère Agnès de Sainte-Thècle, le tança vertement; mais le jeune homme était dans une période de fièvre mondaine et de légèreté qui fermait son cœur à toute voix sérieuse, fût-ce une voix aimée; il se contenta de railler, non sans impatience, les «excommunications» de la religieuse, et continua à écrire des Odes inspirées par les évènements du jour. La première, composée en 1660 à l'occasion du mariage de Louis XIV, avait déjà attiré sur lui l'attention publique; les suivantes lui valurent la protection de quelques grands seigneurs et, chose plus précieuse encore, une amitié virile et dévouée qui devait le suivre jusqu'à la mort, celle de Boileau. Chez Boileau, il rencontra Molière, qui se lia assez intimement avec le jeune poète, dont il fit jouer par sa troupe les premières tragédies, aujourd'hui si peu connues: la Thébaïde et Alexandre. Mais, dès 1665, Racine, par un caprice singulier et vraiment inexcusable, s'aliéna l'amitié de Molière: dans le temps même où le grand comédien jouait Alexandre, l'auteur donna la pièce à une troupe rivale et Molière, blessé de ce procédé peu délicat, cessa toute relation avec lui.

Démêlés avec Port-Royal. Une autre faute suivit celle-là, plus grave encore et qu'il devait déplorer le reste de sa vie. Nicole1 ayant publié un traité où il disait que «les poètes de «<théâtre sont des empoisonneurs publics, non des corps, «mais des âmes,» Racine se crut visé par cette phrase. Aussitôt s'éveilla le satirique impitoyable qui dormait encore dans le doux poète: il lança contre ses anciens maîtres, alors persécutés, une Lettre, chef-d'œuvre d'esprit et de malignité, mesurée de forme et d'autant plus terrible, dans le style de ces fameuses Provinciales dont les solitaires lui avaient fait jadis goûter la brillante facture, la fine et mor1 Nicole, voir le paragraphe sur Port-Royal, page 106.

dante ironie. Port-Royal ayant répliqué, l'irascible polémiste écrivit une seconde Lettre, plus vive encore et plus meurtrière. Par bonheur, il la montra à Boileau qui, avec sa rude franchise, lui dit : «Cet ouvrage fera honneur à << votre esprit, mais il n'en fera pas à votre cœur.» Le poète, ému, honteux déjà de son ingratitude, jeta sa lettre dans un tiroir, où elle resta oubliée jusqu'à sa mort.

Son premier chef-d'œuvre: Andromaque, 1667.1 — Un peu par l'influence de Boileau, beaucoup par la pente naturelle de son propre génie, Racine, en train alors de composer une troisième tragédie, quittait les traces de Corneille, qu'il avait d'abord semblé suivre, pour se lancer dans d'autres voies. En 1667, Corneille voyait, non sans un secret chagrin, le public faire à l'Andromaque de Racine le même accueil enthousiaste que trente ans auparavant il avait fait au Cid. Le nouveau chef-d'œuvre, pourtant, était conçu dans un esprit tout différent de celui du vieux maître: ni évènements extraordinaires, ni complications, ni incidents: une lumineuse simplicité, une action qui découle tout entière des fluctuations de sentiments de l'héroïne, et qui pourtant est variée, intéressante, intensément dramatique; des personnages qui n'ont rien d'héroïque, mais qui souffrent et palpitent, pauvres êtres torturés et vaincus par la passion.

Le triomphe éclatant de cette pièce n'empêcha pas les critiques des envieux qui déjà se levaient autour du poète et dont les ineptes attaques devaient finalement décourager son génie. A côté d'eux combattaient les admirateurs de Corneille. Car, dès l'Alexandre, deux camps s'étaient formés, irréconciliables parce que leurs divergences tenaient à leur

1 Nous ne donnons pas l'analyse d'Andromaque ni, plus loin, celle de Britannicus ni d'Athalie parce qu'il faut lire en entier ces trois pièces si l'on veut connaître Racine:

« PreviousContinue »