Page images
PDF
EPUB

Equipé de la sorte, il va à l'écurie, où se trouvent deux chevaux,

Laisse le pire et sur le meilleur monte,
Pique et s'en va. Pour abréger le conte,
Soyez certain qu'au sortir du dit lieu

N'oublia rien, fors qu'à1 me dire adieu.

Ainsi laissé «< sans honnête vêture», sans cheval, sans argent et malade, le poète expose discrètement ses besoins au roi. Il ne demande pas d'argent, oh! non, car il «commence à devenir honteux» des dons reçus; pourtant, si le roi veut lui prêter, il ne dit pas qu'il ne prendra point! Et il lui fera un beau billet:

A vous payer, sans usure, il s'entend,
Quand on verra tout le monde content;
Ou, si voulez, à payer ce sera

Quand votre los 2 et renom cessera.

Pour une flatterie si délicatement présentée, François Ier pouvait-il moins faire que d'accorder un large prêt?

Ainsi, en tous ses ennuis, en tous ses besoins, il recourait au roi et le roi, charmé de son esprit et de ses louanges ingénieuses, le comblait de faveurs.

Persécutions. Il eut le tort, comptant trop sur la protection du monarque, de lâcher la bride à sa verve railleuse, de se moquer de « l'ignorante Sorbonne » et des « sorbonniqueurs,» à qui il devait les persécutions du Châtelet. Implacables et patients, les «sorbonniqueurs » le surveillaient. En 1532, convaincu d'avoir « mangé du lard en carême,» il faillit être emprisonné. Les bûchers avaient déjà commencé de s'allumer. Effrayé de la terrible accusation d'hérésie qui planait toujours sur lui, il se réfugia en Navarre, près de la reine Marguerite, puis à Ferrare, chez

1 Fors qu'à, sauf de, excepté de. 2 Los, louange, gloire.

la duchesse Renée.1 Il ne put revenir en France qu'après une abjuration solennelle de l'hérésie. Le roi le reçut à merveille et lui continua sa faveur. Mais la traduction des Psaumes, qu'il mit en vers français, déchaîna de nouveau la Sorbonne, et Marot, sentant sa liberté menacée, reprit en 1543 le chemin de l'exil; il se retira à Genève, puis à Turin, où il mourut en 1544.

[ocr errors]

Marot, poète de transition. Marot appartient à une époque de transition; il s'est trouvé aux confins de deux mondes, entre l'esprit du moyen âge qui meurt et un esprit nouveau qui n'a pas encore pris conscience de lui-même. A celui-ci il ne doit rien, et il ne doit à l'autre que la partie la moins bonne de son œuvre.

Ce qu'il a de joli, de charmant, d'exquis, il le doit à son génie naturel, heureusement développé par la vie de cour, à la fine souplesse de son esprit, à sa belle humeur, aussi à ce fond de légèreté qu'on ne saurait louer dans le caractère, mais qui parfois, chez les poètes, se traduit en rayons d'or épandus sur toute leur œuvre et où s'éblouissent nos yeux.

CHAPITRE III

RABELAIS

La légende et la vérité au sujet de Rabelais. — Le mouvement d'idées amené par la Renaissance ne s'était pas encore manifesté dans la littérature lorsqu'en 1533 parut un livre étrange, fantastique, où, à travers de grossières bouffonneries, éclatait l'esprit nouveau. C'était le Pantagruel de Rabelais, œuvre puissante et confuse, objet de contradictions autant que son auteur même. Car il est arrivé à

1 Renée de France, qui épousa le duc de Ferrare, était la seconde fille de Louis XII; sa sœur aînée, Claude, avait épousé François Ier.

Rabelais cette cruelle mésaventure que, s'étant affublé par prudence d'un masque d'ivrogne et de bouffon, le masque lui est resté collé au visage, et si bien qu'après quatre siècles il le porte encore. Nombre de critiques se sont efforcés de le lui enlever, de montrer sa vraie figure, où rien ne paraît de cynique ni de grotesque. En vain! Pour le public, le nom de Rabelais évoque toujours l'image d'un scandaleux compère, gros mangeur, gros buveur, gros rieur, qui, la face enluminée par le vin, a passé sa vie à donner l'exemple du libertinage. Rien pourtant n'est plus injuste. Comme le dit Brunetière, «le vrai Rabelais a mis toute sa folie dans son livre, et, au contraire, dans sa vie, une sagesse ou du moins un bon sens exemplaire.» Cette vie, débarrassée des absurdes légendes qui l'ont trop longtemps dénaturée, est fort mouvementée, mais point extravagante.

Sa vie (1495-1553 ?). Fils d'un aubergiste de Chinon et né, croit-on, vers 1495, François Rabelais entra de bonne heure, et certainement contre son gré, dans un couvent de cordeliers. Là, en dépit de la règle qui défendait aux moines de cultiver les lettres profanes, il étudia avec ardeur le grec et la littérature ancienne et s'attira ainsi la jalousie, puis les persécutions de ses ignorants compagnons de cloître; heureusement il finit par obtenir du pape Clément VII la permission de les quitter pour passer dans l'ordre savant des bénédictins, où il pouvait satisfaire ses goûts studieux. Non content de cette faveur, de sa propre autorité il la poussa plus loin, renonça à la clôture monastique et, sans l'aveu de ses supérieurs, prit l'habit de prêtre séculier. Malgré l'irrégularité canonique de sa position, l'évêque de Maillezais, Geoffroy d'Estissac, qui avait été autrefois son camarade d'études, se l'attacha en qualité de secrétaire. Fort lettré lui-même, l'évêque était toujours en

[graphic]

puré de savants et d'humanistes, dont la plupart se monraient sympathiques à la Réforme et qui presque tous evinrent les amis de Rabelais. C'est à cette époque proablement qu'il fit la connaissance de Marot et de Calvin; nais si l'amitié régna jusqu'au bout entre le poète et l'anien moine, elle fut de courte durée avec le réformateur, qui 'entendait point raillerie sur les questions sérieuses.

Les premiers bûchers, allumés vers 1529, mirent en fuite Rabelais, compromis par des propos trop libres sur «l'ânerie des moines et des sorbonnistes.» Il se retira à Montpellier, où il étudia, puis enseigna la médecine. De là il passa à Lyon, et c'est dans cette ville qu'en 1533 il publia, sous le pseudonyme d'Alcofribas Nasier, les premiers livres de Pantagruel. Ce fut une vogue sans pareille: frivoles ou sérieux, tous les esprits furent séduits soit par les récits. burlesques, soit par le sens profond caché sous les évènements fantastiques.

Le cardinal Jean Du Bellay, archevêque de Paris, l'un des plus chauds admirateurs de Pantagruel, proposa à Rabelais de l'emmener à Rome, où il allait remplir une mission diplomatique. L'offre fut acceptée avec enthousiasme. Rabelais accompagna le prélat en qualité de «médecin ordinaire; » il passa six mois à Rome, où les cardinaux lui firent fête, où le pape lui-même le reçut et se montra indulgent pour les facéties de l'incorrigible humoriste.- Revenu en France, il mène une vie errante et accidentée, exerce la médecine dans différentes villes, voyage encore, complète son Pantagruel, obtient de François Ier un «privilège2» qui lui permet de le réimprimer en entier sans crainte des conséquences et d'y ajouter Gargantua, et, tou1 Alcofribas Nasier, anagramme de François Rabelais.

2 Privilège, autorisation d'imprimer que donnait le gouvernement après que le livre avait passé à la censure.

jours raillant les moines et la Sorbonne, il se moque de leurs foudres à l'abri de la protection royale. Lorsqu'en 1547 la mort de François Ier lui enlève cette protection, il se retire dans la ville impériale de Metz, puis à Rome auprès du cardinal Du Bellay. Rappelé en France par l'amitié du cardinal de Châtillon, qui lui fait obtenir la cure de Meudon, il se contente, disent ses biographes, de toucher les bénéfices de sa charge sans la remplir; du reste, il la résigne l'année suivante et meurt probablement en 1553. Origines de sa légende. Cette vie, sans doute, n'est pas celle d'un religieux très épris de la règle monastique; mais elle n'a rien qui justifie le genre de réputation fait à Rabelais. L'homme qui eut pour amis les personnages les plus éminents de son époque devait être autre chose qu'un grossier bouffon, ivrogne et libertin. Si une légende grotesque s'est formée autour de lui, c'est qu'on a pris-et quelques-uns de son vivant même l'habitude de l'identifier avec les héros de son roman. Or, ces héros mènent joyeuse vie. Sans nulle contrainte, ils se livrent à tous leurs penchants, s'attablent à des repas monstres, vident les gobelets avec une grosse joie bruyante, au milieu des plaisanteries indécentes et des rires énormes.

[ocr errors]

C'est que, explique M. Lanson, Rabelais, amoureux de la vie, veut la rendre sous tous ses aspects; il trouve plaisir à l'observer et à la peindre dans ses plus basses fonctions aussi bien que dans ses manifestations les plus élevées; les servitudes de la vie animale ne lui paraissent pas moins intéressantes que les pures spéculations de l'esprit: elles sont de l'homme, de la nature, donc bonnes et saines, et ne méritent ni dédain ni dégoût.1 Grâce à cette manière de voir, le roman de Rabelais ne peut être lu de la plus grande

1 D'après Lanson, Histoire de la Littérature française.

« PreviousContinue »