Page images
PDF
EPUB

VIE

DE P. CORNEILLE.

PAR

BERNARD LE BOVIER DE FONTENELLE,

SON NEVE U.

PIERRE CORNEILLE naquit à Rouen, en 1606; de Pierre Corneille, maître des eaux et forêts en la vicomté de Rouen, et de Marthe le Pesant. Il fit ses études aux jésuites de Rouen, et il en a toujours conservé une extrême reconnoissance pour toute la société. Il se mit d'abord au barreau, sans goût, et sans succès. Mais une petite occasion fit éclater en lui un génie tout différent; et ce fut l'amour qui la fit naître. Un jeune homme de ses amis, amoureux d'une demoiselle de la même ville, le mena chez elle : le nouveau venu se rendit plus agréable que l'introducteur. Le plaisir de cette aventure excita dans Corneille un talent qu'il ne connoissoit pas ; et sur ce léger sujet il fit la comédie de Mélite, qui parut en 1625: On y dé, couvrit un caractère original; on conçut que la comédie alloit se perfectionner; et, sur la confiance

P Corneille. I.

a

qu'on eut du nouvel auteur qui paroissoit, il se forma une nouvelle troupe de comédiens.

Je ne doute pas que ceci ne surprenne la plupart des gens qui trouvent les six ou sept premières pièces de Corneille si indignes de lui, qu'ils les voudroient retrancher de son récueif, et les faire oublier à jamais. Il est certain que ces pièces ne sont pas belles; mais, outre qu'elles servent à l'histoire du théâtre, elles servent beaucoup aussi à la gloire de Corneillé.

I Comme on a promis des notes grammaticales, il est juste d'observer que la confiance du nouvel auteur est une faute de langue. On a de la confiance en quelqu'un, dans le mérite et les talents de quelqu'un, mais non pas Du mérite et DES talents. On a de la défiance DE, et de la confiance EN. Cette remarque est pour les étrangers; ils pourraient être induits en erreur par cette inadvertance de M. de Fontenelle, qui écrivait d'ailleurs avec autant de pureté qué de grace et de finesse.

2 Ce qu'on ne peut lire ne peut guère servir à la gloire de l'auteur. La gloire est le concert des louanges constantes du public. Deux ou trois littérateurs qui diront d'un ouvrage mauvais en soi, Cet ouvrage était bon pour son temps, ne procureront à l'auteur aucune gloire. Corneille n'est point un grand homme pour avoir fait de mauvaises comédies, bien moins mauvaises que celles de son temps, mais pour avoir fait des tragédies infiniment supérieures à celles de son temps, et dans lesquelles il y a des morceaux supérieurs à tous ceux du théâtre d'Athènes.

Il y a une grande différence entre la beauté de l'ouvrage et le mérite de l'auteur. Tel ouvrage qui est fort médiocre n'a pu partir que d'un génie sublime; et tel autre ouvrage qui est assez beau a pu partir d'un génie assez médiocre. Chaque siècle a un certain degré de lumière qui lui est propre; les esprits médiocres demeurent au-dessous de ce degré; les bons esprits y atteignent; les excellents le passent, si on le peut passer. Un homme né avec des talents est naturellement porté par son siècle au point de perfection où ce siècle est arrivé; l'éducation qu'il a reçue, les exemples qu'il a devant les yeux, tout le conduit jusque-là. Mais s'il va plus loin, il n'a plus rien d'étranger qui le soutienne, il ne s'appuie que sur ses propres forces, il devient supérieur aux secours dont il s'est servi. Ainsi deux auteurs, dont l'un surpasse extrêmement l'autre la beauté de ses ouvrages, sont néanmoins égaux en mérite, s'ils se sont également élevés chacun au-dessus de son siècle. Il est vrai que l'un a été bien plus haut que l'autre ; mais ce n'est pas qu'il ait eu plus de force, c'est seulement qu'il a pris son vol d'un lieu plus élevé. Par la même raison, de deux auteurs dont les ouvrages sont d'une égale beauté, Fun peut être un homme fort médiocre, et l'autre un génie sublime.

par

Pour juger de la beauté d'un ouvrage, il suffit donc de le considérer en lui-même; mais pour juger du mérite de l'auteur, il faut le comparer à son siècle. Les premières pièces de Corneille,

comme nous avons déjà dit, ne sont pas belles : mais tout autre qu'un génie extraordinaire ne les eût pas faites. Mélite est divine, si vous la lisez après les pièces de Hardy, qui l'ont immédiatement précédée. Le théâtre y est, sans comparaison, mieux entendu, le dialogue mieux tourné, les mouvements mieux conduits, les scènes plus agréables; surtout, et c'est ce que Hardy n'avoit jamais attrapé, il y règne un air assez noble, et la conver sation des honnêtes gens n'y est pas mal repré sentée. Jusque-là on n'avoit guère connu que le comique le plus bas, ou un tragique assez plat; on fut étonné d'entendre une nouvelle langue.

Le jugement que l'on porta de Mélite fut que cette pièce étoit trop simple, et avoit trop peu d'évènements. Corneille, piqué de cette critique, fit Clitandre, et y sema les incidents et les aventures avec une très vicieuse profusion, plus pour censurer le goût du public, que pour s'y accommo der. Il paroit qu'après cela il lui fut permis de revenir à son naturel. La Galerie du Palais, la Veuve, la Suivante, la Place royale, sont plus raisonnables.

Nous voici dans le temps où le théâtre devint florissant par la faveur du cardinal de Richelieu. Les princes et les ministres n'ont qu'à commander

1 Malgré le cardinal de Richelieu, qui, voulant être poëte, voulut humilier Corneille, et élever les mauvais

auteurs.

qu'il se forme des poëtes, des peintres, tout ce qu'ils voudront, et il s'en forme. Il y a une infinité de génies de différentes espèces, qui n'attendent, pour se déclarer, que leurs ordres, ou plutôt leurs graces. La nature est toujours prête à servir leurs goûts.

On recommença alors à étudier le théâtre des anciens, et à soupçonner qu'il pouvoit y avoir des règles. Celle des vingt-quatre heures fut une des premières dont on s'avisa: mais on n'en faisoit pas encore trop grand cas; témoin la manière dont Corneille lui-même en parle dans la préface de Clitandre, imprimée en 1632 2: « Que si j'ai renfermé cette pièce, dit-il, dans la règle d'un jour, ce n'est pas que je me repente de n'y avoir point

'C'est de quoi je doute beaucoup. Notre meilleur peintre, Le Poussin, fut persécuté; et les bienfaits prodigués aux académies ont fait tout au plus un ou deux bons peintres, qui avaient déjà donné leurs chefs-d'œuvre avant d'être récompensés. Rameau avait fait tous ses bons. ouvrages de musique au milieu des plus grandes traverses; et Corneille lui-même fut très peu encouragé. Homère vécut errant et pauvre. Le Tasse fut le plus malheureux des hommes de son temps. Camoëns et Milton furent plus malheureux encore. Chapelain fut récompensé; et je ne connais aucun homme de génie qui n'ait été persécuté.

2 Les tragédies italiennes du seizième siècle étaient dans la règle des trois unités, règle admirable d'Aristote. La Sophonisbe de Mairet fut la première pièce de théâtre

ล.

« PreviousContinue »