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Pertharite, une reine consent à épouser un tyran qu'elle déteste, pourvu qu'il égorge un fils unique qu'elle a, et que par cette action il se rende aussi odieux qu'elle souhaite qu'il le soit. Il est aisé de voir que ce sentiment, au lieu d'être noble, n'est que dur; et il ne faut pas trouver mauvais que le public ne l'ait pas goûté.

I

Après Pertharite, Corneille, rebuté du théâtre, entreprit la traduction en vers de l'Imitation de Jésus-Christ. Il y fut porté par des pères jésuites de ses amis, par des sentiments de piété qu'il eut toute sa vie, et peut-être aussi par l'activité de son génie qui ne pouvoit demeurer oisif. Cet ouvrage eut un succès prodigieux, et le dédommagea en toutes manières d'avoir quitté le théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une liberté que je ne devrois peut-être pas me permettre, je ne trouve point dans la traduction de Corneille le plus grand charme de l'Imitation de Jésus-Christ, je veux dire sa simplicité et sa naïveté. Elle se perd dans la pompe des vers, qui étoit naturelle à

1 Comme s'il n'y avait que cela de mauvais dans Pertharite!

2 Il y a une grande différence entre le débit et le succès. Les jésuites, qui avaient un très grand crédit, firent lire le livre à leurs dévotes, et dans les couvents. Ils le prônaient, on l'achetait, et on s'ennuyait. Aujourd'hui ce livre est inconnu. L'Imitation n'est pas plus faite pour être mise en vers qu'une épître de S. Paul.

Corneille; et je crois même qu'absolument la forme des vers lui est contraire. Ce livre, le plus beau qui soit parti de la main d'un homme, puisque l'évangile n'en vient pas, n'iroit pas droit au cœur comme il fait, et ne s'en saisiroit pas avec tant de force, s'il n'avoit un air naturel et tendre, à quoi la négligence même du style aide beaucoup.

Il se passa six ans pendant lesquels il ne parut de Corneille que l'Imitation en vers. Mais enfin, sollicité par M. Fouquet, et peut-être encore plus poussé par son penchant naturel, il se rengagea au théâtre. M. le sur-intendant, pour lui faciliter ce retour, et lui ôter toutes les excuses que lui auroit pu fournir la difficulté de trouver des sujets, lui en proposa trois. Celui qu'il prit fut OEdipe; Thomas Corneille son frère prit Camma, qui étoit le second. Je ne sais quel fut le troisième.

La réconciliation de Corneille et du théâtre fut heureuse : OEdipe réussit fort bien.

La Toison d'or fut faite ensuite à l'occasion du mariage du roi; et c'est la plus belle pièce à machines que nous ayons. Les machines, qui sont ordinairement étrangères à la pièce, deviennent par l'art du poëte nécessaires à celle-là; et surtout le prologue doit servir de modèle aux prologues à la moderne, qui sont faits pour exposer, non pas le sujet de la pièce, mais l'occasion pour laquelle elle a été faite.

Ensuite parurent Sertorius et Sophonisbe. Dans la première de ces deux pièces la grandeur romaine

b.

éclate avec toute sa pompe; et l'idée qu'on pourroit se former de la conversation de deux grands hommes qui ont de grands intérêts à démêler est encore surpassée par la scène de Pompée et de Sertorius. Il semble que Corneille ait eu des mémoires particuliers sur les Romains. Sophonisbe avoit déjà été traitée par Mairet avec beaucoup de succès; et Corneille avoue qu'il se trouvoit bien hardi d'oser la traiter de nouveau. Si Mairet avoit joui de cet aveu, il en auroit été fort glorieux, même étant vaincu.

Il faut croire qu'Agésilas est de P. Corneille, puisque son nom y est, et qu'il y a une scène d'Agésilas et de Lysander qui ne pourroit pas facilement être d'un autre.

Après Agésilas vint Othon, ouvrage où Tacite est mis en œuvre par le grand Corneille, et où se sont unis deux génies si sublimes. Corneille y a peint la corruption, de la cour des empereurs du même pinceau dont il avoit peint les vertus de la république.

En ce temps-là, des pièces d'un caractère fort différent des siennes parurent avec éclat sur le théâtre. Elles étoient pleines de tendresse et de sentiments aimables. Si elles n'alloient pas jusqu'aux beautés sublimes, elles étoient bien éloignées de tomber dans des défauts choquants. Une élévation qui n'étoit pas du premier degré, beau-, coup d'amour, un style très agréable et d'une élégance qui ne se démentoit point, une infinité de

traits vifs et naturels, un jeune auteur: voilà ce qu'il falloit aux femmes, dont le jugement a tant d'autorité au théâtre françois. Aussi furent-elles charmées, et Corneille ne fut plus chez elles que le vieux Corneille. J'en excepte quelques femmes qui valoient des hommes.

côté d'un

Le goût du siècle se tourna donc entièrement du genre de tendresse moins noble, et dont le modèle se retrouvoit plus aisément dans la plupart des coeurs. Mais Corneille dédaigna fièrement d'avoir de la complaisance pour ce nouveau goût1. Peut-être croira-t-on que son âge ne lui permettoit pas d'en avoir; ce soupçon seroit très légitime, si l'on ne voyoit ce qu'il a fait dans la Psyché de Molière, où, étant à l'ombre du nom d'autrui, il s'est abandonné à un excès de tendresse dont il n'auroit pas voulu déshonorer son nom.

Il ne pouvoit mieux braver son siècle qu'en lui donnant Attila, digne roi des Huns. Il règne dans cette pièce une férocité noble que lui seul pouvoit attraper. La scène où Attila délibère s'il se doit allier à l'empire qui tombe, ou à la France qui s'élève, est une des belles choses qu'il ait faites.

Bérénice fut un duel dont tout le monde sait l'histoire. Une princesse fort touchée des choses d'esprit 2, et qui eût pu les mettre à la mode dans

Au contraire, il n'a fait aucune pièce sans amour. 2 La princesse Henriette, belle-sœur de Louis XIV, ne proposa pas seulement ce sujet parcequ'elle était

un pays barbare, eut besoin de beaucoup d'adresse pour faire trouver les deux combattants sur le champ de bataille sans qu'ils sussent où on les menoit. Mais à qui demeura la victoire? Au plus jeune.

Il ne reste plus que Pulchérie et Suréna, tous deux sans comparaison meilleurs que Bérénice, tous deux dignes de la vieillesse d'un grand homme. Le caractère de Pulchérie est de ceux que lui seul savoit faire; et il s'est dépeint lui-même avec bien de la force dans Martian, qui est un vieillard amoureux. Le cinquième acte de cette pièce est tout-à-fait beau. On voit dans Suréna une belle peinture d'un homme que son trop de mérite et de trop grands services rendent criminel auprès de son maître; et ce fut par ce dernier effort que Corneille termina

sa carrière.

touchée des choses d'esprit, mais parceque ce sujet était à plusieurs égards sa propre aventure.

La victoire ne demeura pas à Racine seulement parcequ'il était le plus jeune, mais parceque sa pièce est incomparablement meilleure que celle de Corneille, qui tomba, et qu'on ne peut lire. Racine tira de ce mauvais sujet tout ce qu'on en pouvait tirer. Son goût épuré, son esprit flexible, sa diction toujours élégante, son style toujours châtié et toujours charmant, étaient propres à toutes les matières; et Corneille ne pouvait guère traiter heureusement que des sujets conformes au caractère de son génie.

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