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ACTE SECOND.

SCENE I.'

AUGUSTE, CINNA, MAXIME,

TROUPE DE COURTISANS.

AUGUSTE.

UE chacun se retire, et qu'aucun n'entre ici. Ous, Cinna, demeurez, et vous, Maxime, aussi. (Tous se retirent, à la réserve de Cinna et de Maxime.) et empire absolu sur la terre et sur l'onde, 2 pouvoir souverain que j'ai sur tout le monde, ette grandeur sans borne et cet illustre rang i m'a jadis coûté tant de peine et de sang. fin tout ce qu'adore en ma haute fortune "un courtisan flatteur la présence importune, "est que de ces beautés dont l'éclat éblouit, qu'on cesse d'aimer sitôt qu'on en jouit. ambition déplaît quand elle est assouvie, 3 'une contraire ardeur son ardeur est suivie; comme notre esprit, jusqu'au dernier soupir, oujours vers quelque objet pousse quelque désir, se ramène en soi, n'ayant plus où se prendre, , monté sur le faîte, il aspire à descendre. 4 ai souhaité l'empire, et j'y suis parvenu; ais, en le souhaitant, je ne l'ai pas connu:

Dans st possession j'ai trouvé pour tous charmes
D'effroyables soucis, d'éternelles alarines,
Mille ennemis secrets, la mort à tous propos, 5
Point de plaisir sans trouble, et jamais de repos. 6
Sylla m'a précédé dans ce pouvoir suprême;
Le grand César mon père en a joui de même.
D'un œil si différent tous deux l'ont regardé,
Que l'un s'en est démis, et l'autre l'a gardé:
Mais l'un, cruel, barbare, est mort aimé, tranquille,
Comme un bon citoyen dans le sein de sa ville;
tout débonnaire, au milieu du sénat
A vu trancher ses jours par un assassinat.

L'autre,

Ces exemples récents suffiroient pour m'instruire,
Si par l'exemple seul on se devoit conduire;
L'un m'invite à le suivre, et l'autre me fait peur.
Mais l'exemple souvent n'est qu'un miroir trompeur;
Et l'ordre du destin qui gêne nos pensées 7
N'est pas toujours écrit dans les choses passées:
Quelquefois l'un se brise où l'autre s'est sauvé,
Et par où l'un périt un autre est conservé.

Voilà, mes chers amis, ce qui me met en peine.
Vous, qui me tenez lieu d'Agrippe et de Mécène, s
Pour résoudre ce point avec eux débattu,
Prenez sur mon esprit le pouvoir qu'ils ont eu:
Ne considérez point cette grandeur suprême,
Odieuse aux Romains, et pesante à moi-même;
Traitez-moi comme ami, non comme souverain;
Rome, Auguste, l'état, tout est en votre main:
Vous mettrez et l'Europe, et l'Asie, et l'Afrique,
Sous les lois d'un monarque, ou d'une république;
Votre avis est ma règle, et par ce seul moyen
Je veux être empereur, ou simple citoyen.

CINNA.

algré notre surprise, et mon insuffisance, 9
e vous obéirai, seigneur, sans complaisance,
t mets bas le respect qui pourroit n'empêcher
e combattre un avis où vous semblez pencher;
ouffrez-le d'un esprit jaloux de votre gloire
ue vous allez souiller d'une tache trop noire,
vous ouvrez votre ame à ces impressions

i

usques

à condamner toutes vos actions.

On ne renonce point aux grandeurs légitimes;
On garde sans remords ce qu'on acquiert sans crimes;
Et plus le bien qu'on quitte est noble, grand, exquis,
Plus qui l'ose quitter le juge mal acquis.

'imprimez pas, seigneur, cette honteuse marque
Aces rares vertus qui vous ont fait monarque;
Vous l'êtes justement, et c'est sans attentat
Que vous avez changé la forme de l'état.

Rome est dessous vos lois par le droit de la guerre, 10
Qui sous les lois de Rome a mis toute la terre;
Vos armes l'ont conquise, et tous les conquérants
Pour être usurpateurs ne sont pas des tyrans;
Quand ils ont sous leurs lois asservi des provinces,
Gouvernant justement ils s'en font justes princes.
C'est ce que fit César; il vous faut aujourd'hui 11
Condamner sa mémoire, ou faire comme lui.
Si le pouvoir suprême est blâmé par Auguste,
César fut un tyran, et son trépas fut juste,
Et vous devez aux dieux
Dont vous l'avez vengé pour monter à son rang.
N'en craiguez point, seigneur, les tristes destinées;
Un plus puissant démon veille sur vos années :

P. Corneille. I.

compte

de tout le

sang

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13

On a dix fois sur vous attenté sans effet, 14
Et qui l'a voulu perdre au même instant l'a fait.
On entreprend assez, mais aucun n'exécute;
Il est des assassins, mais il n'est plus de Brute :
Enfin, s'il faut attendre un semblable revers,
Il est beau de mourir maître de l'univers.
C'est ce qu'en peu de mots j'ose dire; et j'estime
Que ce peu que j'ai dit est l'avis de Maxime.

MAXIME.

Oui, j'accorde qu'Auguste a droit de conserver
L'empire où sa vertu l'a fait seule arriver,
Et qu'au prix de son sang, au péril de sa tête,
Il a fait de l'état une juste conquête.

Mais que, sans se noircir, il ne puisse quitter
Le fardeau que sa main est lasse de porter,
Qu'il accuse par là César de tyrannie,
Qu'il approuve sa mort, c'est ce que je dénie.

Rome est à vous, seigneur, l'empire est votre bien. Chacun en liberté peut disposer du sien;

Il le peut à son choix garder, ou s'en défaire.
Vous seul ne pourriez pas ce que peut le vulgaire !
Et seriez devenu, pour avoir tout domté,
Esclave des grandeurs où vous êtes monté !
Possédez-les, seigneur, sans qu'elles vous possèdent;
Loin de vous captiver, souffrez qu'elles vous cèdent;
Et faites hautement connoître enfin à tous

Que tout ce qu'elles ont est au-dessous de vous.
Votre Rome autrefois vous donna la naissance; 15
Vous lui voulez donner votre toute-puissance;
Et Cinna vous impute à crime capital 16
La libéralité vers le pays natal!

pelle remords l'amour de la patrie !
a haute vertu la gloire est donc flétrie,

e n'est qu'un objet digne de nos mépris, 17
e ses pleins effets l'infamie est le prix.

eux bien avouer qu'une action si belle

ne à Rome bien plus que vous ne tenez d'elle a
s commet-on un crime indigne de pardon, 18
and la reconnoissance est au-dessus du don?
vez, suivez, seigneur, le ciel qui vous inspire
re gloire redouble à mépriser l'empire;
vous serez fameux chez la postérité,

ins pour l'avoir conquis que pour l'avoir quitté. bonheur peut conduire à la grandeur suprême : is pour y renoncer il faut la vertu même ; peu de généreux vont jusqu'à dédaigner, 19 ▪rès un sceptre acquis, la douceur de régner. Considérez d'ailleurs que vous régnez dans Rome, , de quelque façon que votre cour vous nomme, hait la monarchie, et le nom d'empereur, chant celui de roi, ne fait pas moins d'horreur. passe pour tyran quiconque s'y fait maître; 20 ai le sert, pour esclave; et qui l'aime, pour traître: 21 ui le souffre a le cœur lâche, mol, abattu; pour s'en affranchir tout s'appelle vertu.

22

ous en avez, seigneur, des preuves trop certaines:
n a fait contre vous dix entreprises vaines;
eut-être que l'onzième est prête d'éclater,
t que ce mouvement qui vous vient d'agiter
l'est qu'un avis secret que le ciel vous envoie,
Jui pour vous conserver n'a plus que cette voie.
le vous exposez plus à ces fameux revers:
1 est beau de mourir maître de l'univers ;

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