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MONSIEUR

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A M. CORNEILLE.

MONSIEUR;

J'ai senti un notable soulagement depuis l'arrivée de votre paquet, et je crie miracle dès le commencement de ma lettre. Votre Cinna guérit les malades; il fait que les paralytiques battent des mains; il rend la parole à un muet, ce seroit trop peu de dire à un enrhumé. En effet, j'avois perdu la parole avec la voix; et, puisque je les recouvre l'une et l'autre par votre moyen, il est bien juste que je les emploie toutes deux à votre gloire, et à

* Les étrangers verront dans cette lettre quelle était l'éloquence de ce temps-là. Il n'est guère convenable peut-être que l'éloquence soit le partage d'une lettre familière; et, comme dit M. l'abbé d'Olivet, Balzac écrivait une lettre comme Lingende faisait un sermon ou un panégyrique; il s'étudiait à prodiguer les figures.

dire sans cesse : LA BELLE CHOSE: Vous avez peu néanmoins d'être de ceux qui sont accablés par h majesté des sujets qu'ils traitent, et ne pensez pas avoir apporté assez de force pour soutenir la gran deur romaine. Quoique cette modestie me plaise, elle ne me persuade pas, et je m'y oppose pour l'intérêt de la vérité. Vous êtes trop subtil exami nateur d'une composition universellement approu vée; et s'il étoit vrai qu'en quelqu'une de ses par ties vous eussiez senti quelque foiblesse, ce seroit un secret entre vos muses et vous; car je vous assure que personne ne l'a reconnue. La foiblesse seroit de notre expression, et non pas de votre pensée; elle viendroit du défaut des instruments, et non pas de la faute de l'ouvrier: il faudroit en accuser l'incapacité de notre langue.

Vous nous faites voir Rome tout ce qu'elle pent être à Paris, et ne l'avez point brisée en la remuant. Ce n'est point une Rome de Cassiodore*, et aussi 'déchirée qu'elle l'étoit au siècle des Théodoric; c'est une Rome de Tite-Live, et aussi pompeuse qu'elle étoit au temps des premiers Césars. Vous avez même trouvé ce qu'elle avoit perdu dans les ruines de la république, cette noble et magnanime fierté; et il se voit bien quelques passables traducteurs de ses paroles et de ses locutions, mais vous êtes le vrai et le fidèle interprète de son esprit et

* Pourquoi parler de Théodoric et de Cassiodore quand il s'agit d'Auguste ?

de son courage. Je dis plus, monsieur; vous êtes souvent son pédagogue, et l'avertissez de la bienséance quand elle ne s'en souvient pas. Vous êtes le réformateur du vieux temps, s'il a besoin d'embellissement ou d'appui. Aux endroits où Rome est de brique, vous la rebâtissez de marbre; quand vous trouvez du vide, vous le remplissez d'un chef-d'œuvre; et je prends garde que ce que vous prêtez à l'histoire est toujours meilleur que ce que vous empruntez d'elle.

La femme d'Horace et la maîtresse de Cinna, qui sont vos deux véritables enfantements et les deux pures créatures de votre esprit, ne sont-elles pas aussi les principaux ornements de vos deux poëmes? Et qu'est-ce que la sainte antiquité a produit de vigoureux et de ferme dans le sexe foible, qui soit comparable à ces nouvelles héroïnes que vous avez mises au monde, à ces Romaines de votre façon ? Je ne m'ennuie point, depuis quinze jours, de considérer celle que j'ai reçue la der

nière.

Je l'ai fait admirer à tous les habiles de notre province nos orateurs et nos poëtes en disent merveilles mais un docteur de mes voisins, : qui se met d'ordinaire sur le haut style, en parle certes d'une étrange sorte; et il n'y a point de mal que vous sachiez jusqu'où vous avez porté son esprit. Il se contentoit le premier jour de dire que votre Émilie étoit la rivale de Caton et de Brutus dans la passion de la liberté. A cette heure, il va

bien plus loin; tantôt il la nomme la possédée du démon de la république, et quelquefois la belle, la raisonnable, la sainte*, et l'adorable furie. Voilà d'étranges paroles sur le sujet de votre Romaine; mais elles ne sont pas sans fondement. Elle inspire, en effet, toute la conjuration, et donne chaleur au părti par le feu qu'elle jette dans l'ame du chef; elle entreprend, en se vengeant **, **, de venger toute la terre; elle veut sacrifier à son père une victime qui seroit trop grande pour Jupiter même. C'est, à mon gré, une personne si excellente, que je pense dire peu avantage, de dire que vous êtes beaucoup plus heureux en votre race que Pompée n'a été en la sienne, et que votre fille Émilie vaut, sans comparaison, davantage que Cinna son petit-fils. Si celui-ci même a plus de vertu que n'a cru Sénèque, c'est pour être tombé entre vos mains, et à cause que vous avez pris soin de lui. Il vous est obligé de son mérite, comme à Auguste de sa dignité: l'empereur le fit consul, et vous l'avez fait honnête homme ***. Mais vous l'avez pu faire par les

à son

* Voilà une plaisante épithète que celle de SAINTE, donnée par ce docteur à Émilie.

** Il paraît qu'en effet Émilie était regardée cemme le premier personnage de la pièce, et que dans les commencements on n'imaginait pas que l'intérêt pût tomber sur Auguste.

*** C'est donc Cinna qu'on regardait comme l'honnête

is d'un art qui polit et orne la vérité, qui peret de favoriser en imitant; qui quelquefois se ropose le semblable, et quelquefois le meilleur. en dirois trop si j'en disois davantage. Je ne eux pas commencer une dissertation; je veux nir une lettre, et conclure par les protestations rdinaires, mais très sincères et très véritables, ue je suis,

MONSIEUR,

votre très humble serviteur, BALZAC.

ɔmme de la pièce, parcequ'il avait voulu venger la berté publique. En ce cas il fallait qu'on ne regardât clémence d'Auguste que comme un trait de politique nseillé par Livie.

Dans les premiers mouvements des esprits émus par poëme tel que Cinna, on est frappé et ébloui de la eauté des détails; on est long-temps sans former an gement précis sur le fond de l'ouvrage.

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