Page images
PDF
EPUB

[

- Nous avons déjà remarqué qu'une des premières causes de la mélancolie de Virgile fut sans doute le sentiment des malheurs qu'il éprouva dans sa jeunesse. Chassé du toit paternel, il garda toujours le souvenir de sa Mantoue; mais ce n'étoit plus le Romain de la république, aimant son pays à la manière dure et âpre des Brutus : c'étoit le Romain de la monarchie d'Auguste, le rival d'Homère, et le nourrisson des Muses.

Virgile cultiva ce germe de tristesse en vivant seul au milieu des bois. Peut-être faut-il encore ajouter à cela des accidents particuliers. Nos défauts moraux ou physiques influent beaucoup sur notre humeur, et sont souvent la cause du tour particulier que prend notre caractère. Virgile avoit une difficulté de prononciation ; il étoit foible de corps, rustique d'apparence. Il semble avoir eu dans sa jeunesse des passions vives, auxquelles ces imperfections naturelles purent mettre des obstacles. Ainsi des chagrins de famille, le goût des champs, un amour-propre en souffrance, eldes passions non satisfaites, s'unirent pour lui donner cette hêverie qui nous charme dans ses

On ne trouve point dans Racine le Diis aliter visum, le idees moriens reminiscitur Argos, le Disces puer, virtutem ex me-fortunam ex aliis, le Lyrnessi domus alta: sola Laurente sepulcrum. Il n'est peut-être pas inutile d'observer que ces mots attendrissants se trouvent presque tous dans les six derniers livres de l'Eneide, ainsi que les épisodes d'Évandre et de Pallas, de Mézence et de Lausus, de Nisus et d'Euryale. Il semble qu'en approchant du tombeau, le Cygne de Mantoue met dans ses accents quelque chose de plus céleste, comme les cygnes de l'Eurotas, consacrés aux Muses, qui, avant d'expirer, avoient, selon Pythagore, une vision de l'Olympe, et témoignoient leur ravissement par des chants

harmonieux.

Virgile est l'ami du solitaire, le compagnon des heures secrètes de la vie. Racine est peut-être au-dessus du poëte latin, parce qu'il a fait Athalie; mais le dernier a quelque chose qui remue plus doucement le cœur. On admire plus l'un, on aime plus l'autre; le premier a des douleurs trop royales, le second parle davantage à tous les rangs de la société. En parcourant les tableaux

Part. 1, liv. v, avant-dernier chapitre.

2 Sermone tardissimum, ac pene indocto similem.... Fa. cie rusticana, etc. DONAT., de P. Virgilii Maronis Vila.

des vicissitudes humaines tracés par Racine, on croit errer dans les parcs abandonnés de Versailles : ils sont vastes et tristes; mais à travers leur solitude, on distingue la main régulière des arts, et les vestiges des grandeurs :

Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes.

Les tableaux de Virgile, sans être moins nobles, ne sont pas bornés à de certaines perspectives de la vie; ils représentent toute la nature : ce sont les profondeurs des forêts, l'aspect des montagnes, les rivages de la mer, où des femmes exilées regardent, en pleurant, l'immensité des flots:

[graphic]

Cunctæque profundum Pontum adspectabant flentes.

CHAPITRE XI.

LE GUERRIER.

DEFINITION DU BEAU IDEAL.

Les siècles héroïques sont favorables à la poésie, parce qu'ils ont cette vieillesse et cette incertitude de tradition que demandent les Muses, naturellement un peu menteuses. Nous voyons chaque jour se passer sous nos yeux des choses extraordinaires sans y prendre aucun intérêt; mais nous aimons à entendre raconter des faits obscurs qui sont déjà loin de nous. C'est qu'au fond les plus grands événements de la terre sont petits en eux-mêmes: notre âme, qui sent ce vice des affaires humaines, et qui tend sans cesse à l'immensité, tâche de ne les voir que dans le vague pour les agrandir.

Or, l'esprit des siècles héroïques se forme du mélange d'un état civil encore grossier, et d'un état religieux porté à son plus haut point d'influence. La barbarie et le polythéisme ont produit les héros d'Homère; la barbarie et le christianisme ont enfanté les chevaliers du Tasse.

Qui, des héros ou des chevaliers, méritent la préférence, soit en morale, soit en poésie ? C'est ce qu'il convient d'examiner.

En faisant abstraction du génie particulier des deux poëtes et ne comparant qu'homme à homme, il nous semble que les personnages de la Jérusalem sont supérieurs à ceux de l'Iliade.

Quelle différence, en effet, entre des chevaliers si francs, si désintéressés, si humains, et des guerriers perfides, avares, cruels, insultant aux cadavres de leurs ennemis, poétiques enfin par

[ocr errors]

leurs vices, comme les premiers le sont par leurs

vertus!

Si par héroïsme on entend un effort contre les passions en faveur de la vertu, c'est sans doute Godefroi, et non pas Agamemnon, qui est le véritable héros. Or, nous demandons pourquoi le Tasse, en peignant les chevaliers, a tracé le modèle du parfait guerrier, tandis qu'Homère, en représentant les hommes des temps héroïques, n'a fait que des espèces de monstres? C'est que le christianisme a fourni, dès sa naissance, le beau idéal moral ou le beau idéal des caractères, et que le polythéisme n'a pu donner cet avantage au chantre d'Ilion. Nous arrêterons un peu le lecteur sur ce sujet; il importe trop au fond de notre ouvrage pour hésiter à le mettre dans tout son jour. Il y a deux sortes de beau idéal, le beau idéal moral, et le beau idéal physique : l'un et l'autre sont nés de la société.

L'homme très-près de la nature, tel que le sau vage, ne le connoît pas ; il se contente, dans ses chansons, de rendre fidèlement ce qu'il voit. Comme il vit au milieu des déserts, ses tableaux sont nobles et simples; on n'y trouve point de mauvais goût, mais aussi ils sont monotones, et les actions qu'ils expriment ne vont pas jusqu'à l'héroïsme.

Le siècle d'Homère s'éloignoit déjà de ces premiers temps. Qu'un Canadien perce un chevreuil de ses flèches; qu'il le dépouille au milieu des forêts; qu'il étende la victime sur les charbons d'un chêne embrasé : tout est poétique dans ces mœurs. Mais dans la tente d'Achille il y a déjà des bassins, des broches, des vases; quelques détails de plus, et Homère tomboit dans la bassesse des descriptions, ou bien il entroit dans la route du beau idéal en commençant à cacher quelque chose.

Ainsi, à mesure que la société multiplia les besoins de la vie, les poëtes apprirent qu'il ne falloit plus, comme par le passé, peindre tout aux yeux, mais voiler certaines parties du tableau.

Ce premier pas fait, ils virent encore qu'il falloit choisir; ensuite que la chose choisie étoit susceptible d'une forme plus belle, ou d'un plus bel effet dans telle ou telle position.

Toujours cachant et choisissant, retranchant ou ajoutant, ils se trouvèrent peu à peu dans des formes qui n'étoient plus naturelles, mais qui étoient plus parfaites que la nature; les artistes appelèrent ces formes le beau idéal.

CHATEAUBRIAND. -- TOME I.

On peut donc définir le beau idéal l'art de choisir et de cacher.

Cette définition s'applique également au beau idéal moral et au beau idéal physique. Celui-ci se forme en cachant avec adresse la partie infirme des objets; l'autre, en dérobant à la vue certains côtés foibles de l'âme : l'âme a ses besoins honteux et ses bassesses comme le corps.

Et nous ne pouvons nous empêcher de remarquer qu'il n'y a que l'homme qui soit susceptible d'être représenté plus parfait que nature et comme approchant de la Divinité. On ne s'avise pas de peindre le beau idéal d'un cheval, d'un aigle, d'un lion. Ceci nous fait entrevoir une preuve merveilleuse de la grandeur de nos fins et de l'immortalité de notre âme.

La société où la morale parvint le plutôt à son développement dut atteindre le plus vite au beau idéal moral, ou, ce qui revient au même, au beau idéal des caractères: or, c'est ce qui distingue éminemment les sociétés formées dans la religion chrétienne. Il est étrange, et cependant rigoureusement vrai, que, tandis que nos pères étoient des barbares pour tout le reste, la morale, au moyen de l'Évangile, s'étoit élevée chez eux à son dernier point de perfection: de sorte que l'on vit des hommes, si nous osons parler ainsi, à la fois sauvages par le corps, et civilisés par l'âme.

le | હા

C'est ce qui fait la beauté des temps chevaleresques, et ce qui leur donne la supériorité tant sur les siècles héroïques que sur les siècles tout à fait modernes.

Car, si vous entreprenez de peindre les premiers âges de la Grèce, autant la simplicité des mœurs vous offrira des choses agréables, autant la barbarie des caractères vous choquera; le polythéisme ne fournit rien pour changer la nature sauvage et l'insuffisance des vertus primitives. Si au contraire vous chantez l'âge moderne, vous serez obligé de bannir la vérité de votre ouvrage, et de vous jeter à la fois dans le beau idéal moral et dans le beau idéal physique. Trop loin de la nature et de la religion sous tous les rapports, on ne peut représenter fidèlement l'intérieur de nos ménages, et moins encore le fond de nos cœurs.

La chevalerie seule offre le beau mélange de la vérité et de la fiction.

D'une part, vous pouvez offrir le tableau des mœurs dans toute sa naïveté : un vieux château,

7

ses,

vangile!

un large foyer, des tournois, des joutes, des chas-lui-même ne parle-t-il pas aux femmes dans l'E le son du cor, le bruit des armes, n'ont rien qui heurte le goût, rien qu'on doive ou choisir ou cacher.

Et, d'un autre côté, le poëte chrétien, plus heureux qu'Homère, n'est point forcé de ternir sa peinture en y plaçant l'homme barbare ou l'homme naturel; le christianisme lui donne le parfait héros.

Ainsi, tandis que le Tasse est dans la nature relativement aux objets physiques, il est au-dessus de cette nature par rapport aux objets mo

raux.

Or, le vrai et l'idéal sont les deux sources de l'intérêt poétique : le touchant et le merveilleux.

CHAPITRE XII.

SUITE DU GUERRIER.

Montrons à présent que ces vertus du chevalier, qui élèvent son caractère jusqu'au beau idéal, sont

des vertus véritablement chrétiennes.

Si elles n'étoient que de simples vertus morales imaginées par le poëte, elles seroient sans mouvement et sans ressort. On en peut juger par Énée, dont Virgile a fait un héros philosophe.

Les vertus purement morales sont froides par essence ce n'est pas quelque chose d'ajouté à l'âme, c'est quelque chose de retranché de la nature; c'est l'absence du vice plutôt que la présence de la vertu.

Les vertus religieuses ont des ailes, elles sont passionnées. Non contentes de s'abstenir du mal, elles veulent faire le bien: elles ont l'activité de l'amour, et se tiennent dans une région supérieure et un peu exagérée. Telles étoient les vertus des chevaliers.

La foi ou la fidélité étoit leur première vertu; la fidélité est pareillement la première vertu du christianisme.

Le chevalier ne mentoit jamais. chrétien.

Agamemnon déclare brutalement qu'il aime autant Briséis que son épouse, parce qu'elle fait d'aussi beaux ouvrages.

Un chevalier ne parle pas ainsi.

Enfin le christianisme a produit l'honneur ou la bravoure des héros modernes, si supérieure à celle des héros antiques.

La véritable religion nous enseigne que ce n'est pas par la force du corps que l'homme se doit mesurer, mais par la grandeur de l'âme. D'où il résulte que le plus foible des chevaliers ne tremble jamais devant un ennemi; et, fût-il certain de recevoir la mort, il n'a pas même la pensée de la fuite.

Cette haute valeur est devenue si commune, que le moindre de nos fantassins est plus courageux que les Ajax, qui fuyoient devant Hector, qui fuyoit à son tour devant Achille. Quant à la clémence du chevalier chrétien envers les vain-) cus, qui peut nier qu'elle découle du christianisme?

Les poëtes modernes ont tiré une foule de traits nouveaux du caractère chevaleresque. Dans la tragédie il suffit de nommer Bayard, Tancrède, Nemours, Coucy: Nérestan apporte la rançon de ses frères d'armes, et se vient rendre prisonnier parce qu'il ne peut satisfaire à la somme nécessaire pour se racheter lui-même. Les belles mœurs chrétiennes! Et qu'on ne dise pas que c'est une pure invention poétique ; il y a cent exemples de chrétiens qui se sont remis entre les mains des infidèles ou pour délivrer d'autres chrétiens, ou parce qu'ils ne pouvoient compter l'argent qu'ils avoient promis.

On sait combien le caractère chevaleresque est favorable à l'épopée. Qu'ils sont aimables, tous ces chevaliers de la Jérusalem, ce Renaud si brillant, ce Tancrède si généreux, ce vieux RayVoilà le mond de Toulouse, toujours abattu et toujours relevé! On est avec eux sous les murs de Solyme; on croit entendre le jeune Bouillon s'écrier, au sujet d'Armide: « Que dira-t-on à la cour de France quand on saura que nous avons refusé notre bras à la beauté?» Pour juger de la différence qui se trouve entre les héros d'Homère et ceux du Tasse, il suffit de jeter les yeux sur le camp de Godefroi et sur les remparts de Sion. D'un côté sont les chevaliers, et de l'autre les héros antiques. Soliman même n'a tant d'éclat

Le chevalier étoit pauvre et le plus désintéressé des hommes. Voilà le disciple de l'Évangile, Le chevalier s'en alloit à travers le monde, secourant la veuve et l'orphelin. Voilà la charité de Jésus-Christ. Le chevalier étoit tendre et délicat. Qui lui auroit donné cette douceur, si ce n'étoit une religion humaine qui porte toujours au respect pour la foiblesse? Avec quelle bénignité Jésus-Christ

que parce que le poëte lui a donné quelques traits | rayonne, son visage brille d'un éclat inconnu, de la générosité du chevalier : ainsi le principal héros infidèle emprunte lui-même sa majesté du christianisme.

Mais c'est dans Godefroi qu'il faut admirer le chef-d'œuvre du caractère héroïque. Si Énée veut échapper à la séduction d'une femme, il tient les yeux baissés: Immota tenebat lumina; il cache son trouble; il répond des choses vagues: Reine, je ne nie point tes bontés, je me souviendrai d'Élise, Meminisse Elisa.

Ce n'est pas de cet air que le capitaine chrétien repousse les adresses d'Armide: il résiste, car il connoît les fragiles appas du monde; il continue son vol vers le ciel, comme l'oiseau rassasié qui ne s'abat point où une nourriture trompeuse l'appelle.

seaux

Qual saturo augel, che non si cali,
Ove il cibo mostrando, altri l' invita.

Faut-il combattre, délibérer, apaiser une sédition, Bouillon est partout grand, partout auguste. Ulysse frappe Thersite de son sceptre (σκήπτρῳ δὲ μετάφρενον, ἠδὲ καὶ ὤμω πλῆξεν), et arrête les Grecs prêts à rentrer dans leurs vaisces mœurs sont naïves et pittoresques. Mais voyez Godefroi se montrant seul à un camp furieux qui l'accuse d'avoir fait assassiner un héros. Quelle beauté noble et touchante dans la prière de ce capitaine plein de la conscience de şa vertu! comme cette prière fait ensuite éclater l'intrépidité du général, qui, désarmé et tête nue, se présente à une soldatesque effrénée!

Au combat, une sainte et majestueuse valeur, inconnue aux guerriers d'Homère et de Virgile, anime le guerrier chrétien. Énée, couvert de ses armes divines, et debout sur la poupe de sa galère qui approche du rivage Rutule, est dans une attitude héroïque; Agamemnon, semblable au Jupiter foudroyant, présente une image pleine de grandeur: cependant Godefroi n'est inférieur ni au père des Césars, ni au chef des Atrides, dans le dernier chant de la Jérusalem.

Le soleil vient de se lever: les armées sont en présence; les bannières se déroulent aux vents; les plumes flottent sur les casques; les habits, les franges, les harnois, les armes, les couleurs, l'or et le fer étincellent aux premiers feux du jour. Monté sur un coursier rapide, Godefroi parcourt les rangs de son armée; il parle, et son discours est un modèle d'éloquence guerrière. Sa tête

[ocr errors]

l'ange de la victoire le couvre invisiblement de ses ailes. Bientôt il se fait un profond silence; les légions se prosternent en adorant celui qui fit tomber Goliath par la main d'un jeune berger, Soudain la trompette sonne, les soldats chrétiens se relèvent, et, pleins de la fureur du Dieu des armées, ils se précipitent sur les bataillons ennemis.

LIVRE TROISIÈME.

SUITE DE LA POÉSIE DANS SES RAPPORTS AVEC LES HOMMES.

PASSIONS.

CHAPITRE PREMIER.

QUE LE CHRISTIANISME A CHANGÉ LES RAPPORTS
DES PASSIONS EN CHANGEANT LES BASES DU VICE
ET DE LA VERTU.

De l'examen des caractères nous venons à celui des passions. On sent qu'en traitant des premiers il nous a été impossible de ne pas toucher un peu aux secondes; mais ici nous nous proposons d'en parler plus amplement.

S'il existoit une religion qui s'occupât sans cesse de mettre un frein aux passions de l'homme, cette religion augmenteroit nécessairement le jeu des passions dans le drame et dans l'épopée ; elle seroit plus favorable à la peinture des sentiments que toute institution religieuse qui, ne connoissant point des délits du cœur, n'agiroit sur nous que par des scènes extérieures. Or, c'est ici le grand avantage de notre culte sur les cultes de l'antiquité : la religion chrétienne est un vent céleste qui enfle les voiles de la vertu, et multiplie les orages de la conscience autour du vice.

Les bases de la morale ont changé parmi les hommes, du moins parmi les hommes chrétiens, depuis la prédication de l'Évangile. Chez les anciens, par exemple, l'humilité passoit pour bassesse, et l'orgueil pour grandeur : chez les chrétiens, au contraire, l'orgueil est le premier des vices, et l'humilité une des premières vertus. Cette seule transmutation de principes montre la nature humaine sous un jour nouveau, et nous devons découvrir dans les passions des rapports que les anciens n'y voyoient pas.

Donc, pour nous, la racine du mal est la va

nité, et la racine du bien la charité; de sorte que | passions vertueuses leur donné un caractère di

les passions vicieuses sont toujours un composé d'orgueil, et les passions vertueuses un composé d'amour.

Faites l'application de ce principe, vous en reconnoîtrez la justesse. Pourquoi les passions qui tiennent au courage sont-elles plus belles chez les modernes que chez les anciens? pourquoi avons-nous donné d'autres proportions à la valeur, et transformé un mouvement brutal en une vertu? C'est par le mélange de la vertu chrétienne directement opposée à ce mouvement, l'humilité. De ce mélange est née la magnanimité ou la générosité poétique, sorte de passion (car les chevaliers l'ont poussée jusque-là) totalement inconnue des anciens.

Un de nos plus doux sentiments, et peut-être le seul qui appartienne absolument à l'âme (les autres ont quelque mélange des sens dans leur nature ou dans leur but), c'est l'amitié. Et combien le christianisme n'a-t-il point encore augmenté les charmes de cette passion céleste, en lui donnant pour fondement la charité? JésusChrist dormit dans le sein de Jean; et sur la croix, avant d'expirer, l'amitié l'entendit prononcer ce mot digne d'un Dieu : Mater, ecce filius tuus; discipule, ecce mater tua. « Mère, voilà ton fils; disciple, voilà ta mère. »

Le christianisme, qui a révélé notre double nature et montré les contradictions de notre être; qui a fait voir le haut et le bas de notre cœur; qui lui-même est plein de contrastes comme nous, puisqu'il nous présente un Homme-Dieu, un Enfant maître des mondes, le créateur de l'univers sortant du sein d'une créature; le christianisme, disons-nous, vu sous ce jour des contrastes, est encore, par excellence, la religion de l'amitié. Ce sentiment se fortifie autant par les oppositions que par les ressemblances. Pour que deux hommes soient parfaits amis, ils doivent s'attirer et se repousser sans cesse par quelque endroit; il faut qu'ils aient des génies d'une même force, mais d'une différente espèce; des opinions opposées, des principes semblables; des haines et des amours diverses, mais au fond la même sensibilité; des humeurs tranchantes, et pourtant des goûts pareils; en un mot, de grands contrastes de caractère et de grandes harmonies de cœur. Cette chaleur que la charité répand dans les

1 JOAN., Evang., cap. XIX, v. 26 et 27.

vin. Chez les hommes de l'antiquité l'avenir des sentiments ne passoit pas le tombeau, où il venoit faire naufrage. Amis, frères, époux, se quittoient aux portes de la mort, et sentoient que leur séparation étoit éternelle; le comble de la félicité pour les Grecs et pour les Romains se réduisoit à mêler leurs cendres ensemble: mais combien elle devoit être douloureuse, une urne qui ne renfermoit que des souvenirs! le polythéisme avoit établi l'homme dans les régions du passé ; le christianisme l'a placé dans les champs de l'espérance. La jouissance des sentiments honnêtes sur la terre n'est que l'avant-goût des délices dont nous serons comblés. Le principe de nos amitiés n'est point dans ce monde deux êtres qui s'aiment ici-bas sont seulement dans la route du ciel, où ils arriveront ensemble, si la vertu les dirige: de manière que cette forte expression des poêtes, exhaler son âme dans celle de son ami, est littéralement vraie pour deux chrétiens. En se dépouillant de leurs corps, ils ne font que se dégager d'un obstacle qui s'opposoit à leur union intime, et leurs âmes vont se confondre dans le sein de l'Éternel.

Ne croyons pas toutefois qu'en nous découvrant les bases sur lesquelles reposent les passions, le

christianisme ait désenchanté la vie. Loin de flétrir l'imagination, en lui faisant tout toucher et tout connoître, il a répandu le doute et les ombres sur les choses inutiles à nos fins; supérieur en cela à cette imprudente philosophie qui cherche trop à pénétrer la nature de l'homme et à trouver le fond partout. Il ne faut pas toujours laisser tomber la sonde dans les abîmes du cœur : les vérités qu'il contient sont du nombre de celles qui demandent le demi-jour et la perspective. C'est une imprudence que d'appliquer sans cesse son jugement à la partie aimante de son être, de porter l'esprit raisonnable dans les passions. Cette curiosité conduit peu à peu à douter des choses généreuses; elle dessèche la sensibilité, et tue pour ainsi dire l'âme; les mystères du cœur sont comme ceux de l'antique Égypte; le profane qui cherchoit à les découvrir, sans y être initié par la religion, étoit subitement frappé de mort.

« PreviousContinue »