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d'être étranger. Or, c'est un autre principe de toute vérité, qu'il faut travailler sur un fonds antique, ou si l'on choisit une histoire moderne, qu'il faut chanter sa nation.

Toutefois ce sujet a, pour un François, le défaut | celles du poëte latin. Les ouvrages des anciens se font reconnoître nous dirions presque à leur sang. C'est moins chez eux, ainsi que parmi nous, quelques pensées éclatantes, au milieu de beaucoup de choses communes, qu'une belle troupe de pensées qui se conviennent et qui ont toutes comme un air de parenté : c'est le groupe des enfants de Niobé, nus, simples, pudiques, rougissants, se tenant par la main avec un doux sourire, et portant, pour seul ornement, dans leurs cheveux une couronne de fleurs.

Les croisades rappellent la Jérusalem délivrée: ce poëme est un modèle parfait de composition. C'est là qu'on peut apprendre à mêler les sujets sans les confondre l'art avec lequel le Tasse vous transporte d'une bataille à une scène d'amour, d'une scène d'amour à un conseil, d'une procession à un palais magique, d'un palais magique à un camp, d'un assaut à la grotte d'un solitaire, du tumulte d'une cité assiégée à la cabane d'un pasteur; cet art, disons-nous, est admirable. Le dessin des caractères n'est pas moins savant : la férocité d'Argant est opposée à la générosité de Tancrède, la grandeur de Soliman à l'éclat de Renaud, la sagesse de Godefroi à la ruse d'Aladin; il n'y a pas jusqu'à l'ermite Pierre, comme l'a remarqué Voltaire, qui ne fasse un beau contraste avec l'enchanteur Ismen. Quant aux femmes, la coquetterie est peinte dans Armide, la sensibilité dans Herminie, l'indifférence dans Clorinde. Le Tasse eût parcouru le cercle entier des caractères de femmes s'il eût représenté la mère. Il faut peut-être chercher la raison de cette omission dans la nature de son talent, qui avoit plus d'enchantement que de vérité, et plus d'éclat que de tendresse.

Homère semble avoir été particulièrement doué de génie, Virgile de sentiment, le Tasse d'imagination. On ne balanceroit pas sur la place que le poëte italien doit occuper s'il faisoit quelquefois rêver sa muse, en imitant les soupirs du Cygne de Mantoue. Mais le Tasse est presque toujours faux quand il fait parler le cœur; et comme les traits de l'âme sont les véritables beautés, il demeure nécessairement au-dessous de Virgile.

Au reste, si la Jérusalem a une fleur de poésie exquise, si l'on y respire l'âge tendre, l'amour et les plaisirs du grand homme infortuné qui composa ce chef-d'œuvre dans sa jeunesse, on y sent aussi les défauts d'un âge qui n'étoit pas assez mûr pour la haute entreprise d'une épopée. L'octave du Tasse n'est presque jamais pleine; et son vers, trop vite fait, ne peut être comparé au vers de Virgile, cent fois retrempé au feu des Muses. Il faut encore remarquer que les idées du Tasse ne sont pas d'une aussi belle famille que

D'après la Jérusalem on sera du moins obligé de convenir qu'on peut faire quelque chose d'excellent sur un sujet chrétien. Et que seroit-ce done si le Tasse eût osé employer les grandes machines du christianisme? Mais on voit qu'il a manqué de hardiesse. Cette timidité l'a forcé d'user des petits ressorts de la magie, tandis qu'il pouvoit tirer un parti immense du tombeau de JésusChrist qu'il nomme à peine, et d'une terre consacrée par tant de prodiges. La même timidité l'a fait échouer dans son Ciel. Son Enfer a plusieurs traits de mauvais goût. Ajoutons qu'il ne s'est pas assez servi du mahométisme, dont les rites sont d'autant plus curieux qu'ils sont peu connus. Enfin il auroit pu jeter un regard sur l'ancienne Asie, sur cette Égypte si fameuse, sur cette grande Babylone, sur cette superbe Tyr, sur les temps de Salomon et d'Isaïe. On s'étonne que sa muse ait oublié la harpe de David en parcourant Israël. N'entend-on plus sur le sommet du Liban la voix des prophètes? Leurs ombres n'apparoissent-elles pas quelquefois sous les cèdres et parmi les pins? Les anges ne chantent-ils plus sur Golgotha, et le torrent de Cédron a-t-il cessé de gémir? On est fâché que le Tasse n'ait pas donné quelque souvenir aux patriarches : le berceau du monde, dans un petit coin de la Jérusalem, feroit un assez bel effet.

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simplicité prescrite par Aristote. Pour un édifice | « vallées, animaux divers! » et les noms qu'il si étonnant il falloit un portique extraordinaire, donne sont les vrais noms des êtres. Et pourquoi afin d'introduire le lecteur dans ce monde inconnu, dont il ne devoit plus sortir.

Milton est le premier poëte qui ait conclu l'épopée par le malheur du principal personnage, contre la règle généralement adoptée. Qu'on nous permette de penser qu'il y a quelque chose de plus intéressant, de plus grave, de plus semblable à la condition humaine, dans un poëme qui 'aboutit à l'infortune, que dans celui qui se termine au bonheur. On pourroit même soutenir que la catastrophe de l'Iliade est tragique. Car si le fils de Pélée atteint le but de ses désirs, toutefois la conclusion du poëme laisse un sentiment profond de tristesse : on vient de voir les funérailles de Patrocle, Priam rachetant le corps d'Hector, la douleur d'Hécube et d'Andromaque, et l'on aperçoit dans le lointain la mort d'Achille et la chute de Troie.

Le berceau de Rome chanté par Virgile est un grand sujet, sans doute; mais que dire du sujet d'un poëme qui peint une catastrophe dont nous sommes nous-mêmes les victimes, qui ne nous montre pas le fondateur de telle ou telle société, mais le père du genre humain? Milton ne vous entretient ni de batailles, ni de jeux funèbres, ni de camps, ni de villes assiégées; il retrace la première pensée de Dieu, manifestée dans la création du monde, et les premières pensées de l'homme au sortir des mains du Créateur.

:

Rien de plus auguste et de plus intéressant que cette étude des premiers mouvements du cœur de l'homme. Adam s'éveille à la vie; ses yeux s'ouvrent il ne sait d'où il sort. Il regarde le firmament; par un mouvement de désir, il veut s'élancer vers cette voûte, et il se trouve debout, la tête levée vers le ciel. Il touche ses membres; il court, il s'arrête; il veut parler, et il parle. II nomme naturellement ce qu'il voit, et s'écrie: O toi, soleil, et vous, arbres, forêts, collines, Ce sentiment vient peut-être de l'intérêt qu'on prend à

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Hector. Hector est autant le héros du poëme qu'Achille : c'est le défaut de l'Iliade. Il est certain que l'amour des lecteurs se porte sur les Troyens, contre l'intention du poëte, parce que les scènes dramatiques se passent toutes dans les murs d'Ilion. Ce vieux monarque, dont le seul crime est d'aimer trop un fils coupable; ce généreux Hector, qui connoit la faute de son frère, et qui cependant défend son frère; cette Andromaque, cet Astyanax, cette Hécube, attendrissent le cœur, tandis que le camp des Grecs n'offre qu'avarice, perfidie et fé rocité peut-être aussi le souvenir de l'Eneide agit-il secrètement sur le lecteur moderne, et l'on se range sans le vouloir du côté des héros chantés par Virgile.

Adam s'adresse-t-il au soleil, aux arbres? « So« leil, arbres, dit-il, savez-vous le nom de ce« lui qui m'a créé ? » Ainsi, le premier sentiment que l'homme éprouve est le sentiment de l'existence de l'Etre suprême; le premier besoin qu'il manifeste est le besoin de Dieu! Que Milton est sublime dans ce passage! Mais se fût-il élevé à ces pensées s'il n'eût connu la religion de JésusChrist?

Dieu se manifeste à Adam; la créature et le Créateur s'entretiennent ensemble: ils parlent de la solitude. Nous supprimons les réflexions. La solitude ne vaut rien à l'homme. Adam s'endort; Dieu tire du sein même de notre premier père une nouvelle créature, et la lui présente à son réveil : « La grâce est dans sa démarche, le ciel dans ses yeux, et la dignité de l'amour dans tous ses mouvements. Elle s'appelle la femme; elle est née de l'homme. L'homme quittera pour elle son père et sa mère. » Malheur à celui qui ne sentiroit pas là dedans la Divinité!

Le poëte continue à développer ces grandes vues de la nature humaine, cette sublime raison du christianisme. Le caractère de la femme est admirablement tracé dans la fatale chute. Ève tombe par amour-propre : elle se vante d'être assez forte pour s'exposer seule; elle ne veut pas qu'Adam l'accompagne dans le lieu où elle cultive des fleurs. Cette belle créature, qui se croit invincible en raison même de sa foiblesse, ne sait pas qu'un seul mot peut la subjuguer. L'Écriture nous peint toujours la femme esclave de sa vanité. Quand Isaïe menace les filles de Jérusalem : « Vous perdrez, leur dit-il, vos boucles d'oreilles, vos bagues, vos bracelets, vos voiles.» On a remarqué de nos jours un exemple frappant de ce caractère. Telles femmes, pendant la révolution, ont donné des preuves multipliées d'héroïsme; et leur vertu est venue depuis échouer contre un bal, une parure, une fête. Ainsi s'explique une de ces mystérieuses vérités cachées dans les Écritures en condamnant la femme à enfanter avec douleur, Dieu lui a donné une trèsgrande force contre la peine; mais en même temps, et en punition de sa faute, il l'a laissée foible contre le plaisir. Aussi Milton appelle-t-il la femme « beau défaut de la nafair defect of nature,

ture. >>

La manière dont le poëte anglois a conduit la

chute de nos premiers pères mérite d'être exa- tu mangé du fruit de science? » Quel dialogue! minée. Un esprit ordinaire n'auroit pas manqué cela n'est point d'invention humaine. Adam conde renverser le monde au moment où Ève porte fesse son crime; Dieu prononce la sentence: à sa bouche le fruit fatal; Milton s'est contenté « Homme! tu mangeras ton pain à la sueur de de faire pousser un soupir à la terre qui vient ton front; tu déchireras péniblement le sein de d'enfanter la mort : on est beaucoup plus surpris, la terre; sorti de la poudre, tu retourneras en parce que cela est beaucoup moins surprenant. poudre. Femme, tu enfanteras avec douleur. | Quelles calamités cette tranquillité présente de Voilà l'histoire du genre humain en quelques de la nature ne fait-elle point entrevoir dans l'a- mots. Nous ne savons pas si le lecteur est frappé venir! Tertullien, cherchant pourquoi l'univers comme nous; mais nous trouvons dans cette n'est point dérangé par les crimes des hommes, scène de la Genèse quelque chose de si extraor en apporte une raison sublime : cette raison, c'est dinaire et de si grand, qu'elle se dérobe à toutes la PATIENCE de Dieu. les explications du critique; l'admiration manque de termes, et l'art rentre dans le néant.

Lorsque la mère du genre humain présente le fruit de science à son époux, notre premier père ne se roule point dans la poudre, ne s'arrache point les cheveux, ne jette point de cris. Un tremblement le saisit, il reste muet, la bouche entr'ouverte, et les yeux attachés sur son épouse, Il aperçoit l'énormité du crime : d'un côté, s'il désobéit il devient sujet à la mort; de l'autre, s'il reste fidèle il garde son immortalité, mais il perd sa compagne, désormais condamnée au tombeau. Il peut refuser le fruit; mais peut-il vivre sans Eve? le combat n'est pas long: tout un monde est sacrifié à l'amour. Au lieu d'accabler son épouse de reproches, Adam la console, et prend de sa main la pomme fatale. A cette consommation du crime rien ne s'altère encore dans la nature les passions seulement font gronder leurs premiers orages dans le cœur du couple malheu

reux.

Le Fils de Dieu remonte au ciel, après avoir laissé des vêtements aux coupables. Alors commence ce fameux drame entre Adam et Ève, dans lequel on prétend que Milton a consacré un événement de sa vie, un raccommodement entre lui et sa première femme. Nous sommes persuadé que les grands écrivains ont mis leur histoire dans leurs ouvrages. On ne peint bien que son propre cœur, en l'attribuant à un autre ; et la meilleure partie du génie se compose de souvenirs.

Adam s'est retiré seul pendant la nuit sous un ombrage: la nature de l'air est changée; des vapeurs froides, des nuages épais obscurcissent les cieux; la foudre a embrasé les arbres; les animaux fuient à la vue de l'homme; le loup commence à poursuivre l'agneau, le vautour à déchirer la colombe. Adam tombe dans le désespoir; il désire de rentrer dans le sein de la terre. Mais un doute le saisit... s'il avoit en lui quelque chose d'immortel? si ce souffle de vie qu'il a reçu de Dieu ne pouvoit périr? si la mort ne lui étoit d'aucune ressource? s'il étoit condamné à être éternellement malheureux? La philosophie ne peut demander un genre de beautés plus éle

Adam et Ève s'endorment: mais ils n'ont plus cette innocence qui rend les songes légers. Bientôt ils sortent de ce sommeil agité, comme on sortiroit d'une pénible insommie (as from unrest). C'est alors que leur péché se présente à eux. « Qu'avons-nous fait? s'écrie Adam; pourquoi es-tu nue? Couvrons-nous, de peur qu'on ne nous voie dans cet état. » Le vêtement ne cachevées et plus graves. Non-seulement les poëtes point une nudité dont on s'est aperçu.

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antiques n'ont jamais fondé un désespoir sur de pareilles bases, mais les moralistes eux-mêmes n'ont rien d'aussi grand.

Cependant la faute est connue au ciel, une sainte tristesse saisit les anges, mais that sadness mixt with pily, did not alter their bliss; « cette Ève a entendu les gémissements de son époux : tristesse, mêlée à la pitié, n'altéra point leur elle s'avance vers lui; Adam la repousse; Ève bonheur; mot chrétien et d'une tendresse su- se jette à ses pieds, les baigne de larmes. Adam blime. Dieu envoie son fils pour juger les coupa- est touché; il relève la mère des hommes. Ève bles; le juge descend; il appelle Adam: « Où lui propose de vivre dans la continence, ou de se es-tu ? » lui dit-il. Adam se cache. Seigneur, donner la mort, pour sauver sa postérité. Ce je n'ose me montrer à vous, parce que je suis désespoir, si bien attribué à une femme, tant nu. » — « Comment sais-tu que tu es nu? Aurois- | par son excès que par sa générosité, frappe notre

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premier père. Que va-t-il répondre à son épouse? Eve, l'espoir que tu fondes sur le tombeau, et ton mépris pour la mort, me prouvent que tu portes en toi quelque chose qui n'est pas soumis au néant, »

Le couple infortuné se décide à prier Dieu et à se recommander à la miséricorde éternelle. Il se prosterne et élève un cœur et une voix humiliés vers celui qui pardonne. Ces accents montent au séjour céleste, et le Fils se charge lui-même de les présenter à son Père. On admire avec raison dans l'Iliade les Prières boiteuses, qui suivent l'Injure pour réparer les maux qu'elle a faits. Cependant Milton lutte ici sans trop de désavantage contre cette fameuse allégorie: ces premiers soupirs d'un cœur contrit, qui trouvent la route que tous les soupirs du monde doivent bientôt suivre; ces humbles vœux qui viennent se mêler à l'encens qui fume devant le Saint des saints; ces larmes pénitentes qui réjouissent les esprits célestes, ces larmes qui sont offertes à l'Éternel par le Rédempteur du genre humain, ces larmes qui touchent Dieu lui-même, (tant a de puissance la première prière de l'homme repentant et malheureux!) toutes ces beautés réunies ont en soi quelque chose de si moral, de si solennel, de si attendrissant, qu'elles ne sont peut-être point effacées par les Prières du chantre d'Ilion. Le Très-Haut se laisse fléchir, et accorde le salut final de l'homme. Milton s'est emparé avec beaucoup d'art de ce premier mystère des Écritures; il a mêlé partout l'histoire d'un Dieu qui, dès le commencement des siècles, se dévoue à la mort pour racheter l'homme de la mort. La chute d'Adam devient plus puissante et plus tragique quand on la voit envelopper dans ses conséquences jusqu'au Fils de l'Éternel.

Outre ces beautés, qui appartiennent au fond du Paradis perdu, il y a une foule de beautés de détail dont il seroit trop long de rendre compte. Milton a surtout le mérite de l'expression. On connoît les ténèbres visibles, le silence ravi, etc. Ces hardiesses, lorsqu'elles sont bien sauvées, comme les dissonances en musique, font un effet très-brillant; elles ont un faux air de génie mais il faut prendre garde d'en abuser; quand on les recherche elles ne deviennent plus qu'un jeu de mots puéril, pernicieux à la langue et au goût.

Nous observerons encore que le chantre d'Éden, à l'exemple du chantre de l'Ausonie, est devenu

original en s'appropriant des richesses étrangè res: l'écrivain original n'est pas celui qui n'imite personne, mais celui que personne ne peut imiter.

Cet art de s'emparer des beautés d'un autre temps pour les accommoder aux mœurs du siècle où l'on vit a surtout été connu du poëte de Mantoue. Voyez, par exemple, comme il a transporté à la mère d'Euryale les plaintes d'Andromaque sur la mort d'Hector. Homère, dans ce morceau, a quelque chose de plus naïf que Virgile, auquel il a fourni d'ailleurs tous les traits frappants, tels que l'ouvrage échappant des mains d'Andromaque, l'évanouissement, etc. (et il en a quelques autres qui ne sont point dans l'Enéide, comme le pressentiment du malheur, et cette tête qu'Andromaque échevelée avance à travers les créneaux). Mais aussi l'épisode d'Euryale est plus pathétique et plus tendre. Cette mère qui, seule de toutes les Troyennes, a voulu suivre les destinées d'un fils; ces habits devenus inutiles, dont elle occupoit son amour maternel, son exil, sa vieillesse et sa solitude, au moment même où l'on promenoit la tête du jeune homme sous les remparts du camp, ce femineo ululatu, sont des choses qui n'appartiennent qu'à l'âme de Virgile. Les plaintes d'Andromaque, plus étendues, perdent de leur force; celles de la mère d'Euryale, plus resserrées, tombent, avec tout leur poids, sur le cœur. Cela prouve qu'une grande différence existoit déjà entre les temps de Virgile et ceux d'Homère, et qu'au siècle du premier tous les arts, même celui d'aimer, avoient acquis plus de perfection,

CHAPITRE IV.

DE QUELQUES POEMES FRANÇOIS ET ÉTRANGERS.]

Quand le christianisme n'auroit donné à la poésie que le Paradis perdu; quand son génie n'auroit inspiré ni la Jérusalem délivrée, ni Polyeucte, ni Esther, ni Athalie, ni Zaïre, ni Alzire, on pourroit encore soutenir qu'il est favorable aux muses. Nous placerons dans ce chapitre, entre le Paradis perdu et la Henriade, quelques poëmes françois et étrangers dont nous n'avons qu'un mot à dire,

Les morceaux remarquables répandus dans le Saint Louis du père Lemoine ont été si souvent cités, que nous ne les répéterons point ici. Ce poëme informe a pourtant quelques beautés qu'on

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chercheroit en vain dans la Jérusalem. Il y rè- | res de Don Diego de Santistevan Ojozio. Il n'y a gne une sombre imagination, très-propre à la peinture de cette Égypte pleine de souvenirs et de tombeaux, et qui vit passer tour à tour les Pharaons, les Ptolémées, les solitaires de la Thébaïde, et les soudans des barbares.

La Pucelle de Chapelain, le Moïse sauvé de Saint-Amand, et le David de Coras, ne sont plus connus que par les vers de Boileau. On peut ce- | pendant tirer quelque fruit de la lecture de ces ouvrages: le David surtout mérite d'être par

couru.

Le prophète Samuel raconte à David l'histoire des rois d'Israël.

Jamais, dit le grand saint, la fière tyrannie
Devant le Roi des rois ne demeure impunie :
Et de nos derniers chefs le juste châtiment
En fournit à toute heure un triste monument.

Contemple donc Héli, le chef du tabernacle,
Que Dieu fit de son peuple et le juge et l'oracle;
Son zèle à sa patrie eût pu servir d'appui,
S'il n'eût produit deux fils trop peu dignes de lui.

Mais Dieu fait sur ces fils, dans le vice obstinés,
Tonner l'arrêt des coups qui leur sont destinés;
Et par un saint héros, dont la voix les menace,
Leur annonce leur perte et celle de leur race.
O ciel! quand tu lanças ce terrible décret,
Quel ne fut point d'Héli le deuil et le regret!
Mes yeux furent témoins de toutes ses alarmes,
Et mon front bien souvent fut mouillé de ses larmes.

Ces vers sont remarquables parce qu'ils sont assez beaux comme vers. Le mouvement qui les termine pourroit être avoué d'un grand poëte.

L'épisode de Ruth, raconté dans la grotte sépulcrale où sont ensevelis les anciens patriarches, a de la simplicité :

On ne sait qui des deux, ou l'épouse ou l'époux,
Eut l'âme la plus pure et le sort le plus doux.

Enfin Coras réussit quelquefois dans le vers descriptif. Cette image du soleil à son midi est pittoresque.

Cependant le soleil, couronné de splendeur,
Amoindrissant sa forme, augmentoit son ardeur.

Saint-Amand, presque vanté par Boileau, qui lui accorde du génie, est néanmoins inférieur à Coras. La composition du Moïse sauvé est languissante, le vers lâche et prosaïque, le style plein d'antithèses et de mauvais goût. Cependant on y remarque quelques morceaux d'un sentiment vrai, et c'est sans doute ce qui avoit adouci l'humeur du chantre de l'Art poélique.

point de merveilleux chrétien dans cet ouvrage;
c'est une narration historique de quelques faits
arrivés dans les montagnes du Chili. La chose la
plus intéressante du poëme est d'y voir figurer
Ercilla lui-même, qui se bat et qui écrit. L'Arau-
cana est mesuré en octaves, comme l'Orlando
et la Jérusalem. La littérature italienne donnoit
alors le ton aux diverses littératures de l'Europe.
Ercilla chez les Espagnols, et Spencer chez les
Anglois, ont fait des stances et imité l'Arioste,
jusque dans son exposition. Ercilla dit:

No las damas, amor, no gentilezas,
De cavalleros canto enamorados,
Ni las muestras, regalos y ternezas
De amorosos afectos y cuydados:
Mas el valor, los hechos, las proezas
De aquelos Espanoles esforçados,
Que a la cerviz de Arauco no domada
Pusieron duro yugo por la espada.

C'étoit encore un bien riche sujet d'épopée que celui de la Lusiade. On a de la peine à concevoir comment un homme du génie du Camoëns n'en a pas su tirer un plus grand parti. Mais enfin il faut se rappeler que ce poëte fut le premier poëte épique moderne, qu'il vivoit dans un siècle barbare, qu'il y a des choses touchantes, et quelquefois sublimes dans ses vers, et qu'après tout il fut le plus infortuné des mortels. C'est un sophisme digne de la dureté de notre siècle, d'avoir avancé que les bons ouvrages se font dans le malheur : il n'est pas vrai qu'on puisse bien écrire quand on souffre. Les hommes qui se consacrent au culte des muses se laissent plus vite submerger à la douleur que les esprits vulgaires : un génie puissant use bientôt le corps qui le renferme les grandes âmes, comme les grands fleuves, sont sujettes à dévaster leurs rivages.

Le mélange que le Camoëns a fait de la Fable et du christianisme nous dispense de parler du merveilleux de son poëme.

Klopstock est tombé dans le défaut d'avoir pris le merveilleux du christianisme pour sujet de son poëme. Son premier personnage est un Dieu : cela seul suffiroit pour détruire l'intérêt tragique. Toutefois il y a de beaux traits dans le Messie. Les deux amants ressuscités par le Christ offrent un épisode charmant que n'auroient pu fournir les fables mythologiques. Nous ne nous rappelons point de personnages arrachés au tombeau, chez

Il seroit inutile de nous arrêter à l'Araucana, avec ses trois parties et ses trente-cinq chants originaux, sans oublier les chants supplémentai-voir les développements dont il étoit susceptible.

1 Néanmoins nous différons encore ici des critiques; l'épisode d'Inès nous semble pur, touchant, mais bien loin d'a

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