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CHAPITRE II.

AMOUR PASSIONNÉ.

DIDON.

est par

Ce que nous appelons proprement amour parmi nous est un sentiment dont l'antiquité a ignoré jusqu'au nom. Ce n'est que dans les siècles modernes qu'on a vu se former ce mélange des sens et de l'âme, cette espèce d'amour dont l'amitié est la partie morale. C'est encore au christianisme que l'on doit ce sentiment perfectionné; c'est lui qui, tendant sans cesse à épurer le cœur, venu à jeter de la spiritualité jusque dans le penchant qui en paroissoit le moins susceptible. Voilà donc un nouveau moyen de situations poétiques que cette religion si dénigrée a fourni aux auteurs même qui l'insultent: on peut voir dans une foule de romans les beautés qu'on a tirées de cette passion demi-chrétienne. Le caractère de Clémentine', par exemple, est un chef-d'œuvre dont la Grèce n'offre point de modèle. Mais pénétrons dans ce sujet ; et, avant de parler de l'amour champêtre, considérons l'amour passionné.

veille les injustes désirs le monde, la solitude, la présence, l'éloignement, les objets les plus indifférents, les occupations les plus sérieuses, le temple saint lui-même, les autels sacrés, les mystères terribles en rappellent le souvenir 1. » « C'est un désordre, s'écrie le même orateur dans la Pécheresse, d'aimer pour lui-même ce qui ne peut être ni notre bonheur, ni notre perfection, ni par conséquent notre repos : car aimer, c'est chercher la félicité dans ce qu'on aime; c'est vouloir trouver dans l'objet aimé tout ce qui manque à notre cœur; c'est l'appeler au secours de ce vide affreux que nous sentons en nous-mêmes, et nous flatter qu'il sera capable de le remplir; c'est le regarder comme la ressource de tous nos besoins, le remède de tous nos maux, l'auteur de tous nos biens... 3. Mais cet amour des créatures est suivi des plus cruelles incertitudes on doute toujours si l'on est aimé comme l'on aime; on est ingénieux à se rendre malheureux et à former à soi-même des craintes, des soupçons, des jalousies; plus on est de bonne foi, plus on souffre; on est le martyr de ses propres défiances: vous le savez, et ce n'est pas à moi à venir vous parler ici le langage de vos passions insensées 4.

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Cet amour n'est ni aussi saint que la piété conjugale, ni aussi gracieux que le sentiment des bergers; mais, plus poignant que l'un et l'autre, Cette maladie de l'âme se déclare avec fureur il dévaste les âmes où il règne. Ne s'appuyant aussitôt que paroît l'objet qui doit en développer point sur la gravité du mariage, ou sur l'inno-le germe. Didon s'occupe encore des travaux de cence des mœurs champêtres, ne mêlant aucun autre prestige au sien, il est à soi-même sa propre illusion, sa propre folie, sa propre substance. Ignorée de l'artisan trop occupé et du laboureur trop simple, cette passion n'existe que dans ces rangs de la société où l'oisiveté nous laisse surchargés du poids de notre cœur, avec son immense amour-propre et ses éternelles inquiétudes.

Il est si vrai que le christianisme jette une éclatante lumière dans l'abîme de nos passions, que ce sont les orateurs de l'Église qui ont peint les désordres du cœur humain avec le plus de force et de vivacité. Quel tableau Bourdaloue ne fait-il point de l'ambition! Comme Massillon a pénétré dans les replis de nos âmes, et exposé au jour nos penchants et nos vices! « C'est le caractère de cette passion, dit cet homme éloquent en parlant de l'amour, de remplir le cœur tout entier, etc.: on ne peut plus s'occuper que d'elle; on en est possédé, enivré : on la retrouve partout; tout en retrace les funestes images; tout en ré

1 RICHARDSON.

sa cité naissante: la tempête s'élève et apporte un héros. La reine se trouble, un feu secret coule dans ses veines : les imprudences commencent; les plaisirs suivent; le désenchantement et le remords viennent après eux. Bientôt Didon est abandonnée; elle regarde avec horreur autour d'elle, et ne voit que des abîmes. Comment s'est-il évanoui cet édifice de bonheur, dont une imagination exaltée avoit été l'amoureux architecte?

palais de nuages que dore quelques instants un soleil prêt à s'éteindre! Didon vole, cherche, appelle Énée :

Dissimulare etiam sperasti? etc.3:

Perfide! espérois-tu me cacher tes desseins et t'échapper clandestinement de cette terre? Ni notre amour, ni cette main que je t'ai donnée, ni Didon prête à étaler de cruelles funérailles, ne peuvent arrêter tes pas! etc.

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Quel trouble, quelle passion, quelle vérité dans l'éloquence de cette femme trahie! Les sentiments se pressent tellement dans son cœur, qu'elle les produit en désordre, incohérents et séparés, tels qu'ils s'accumulent sur ses lèvres. Remarquez les autorités qu'elle emploie dans ses prières. Est-ce au nom des dieux, au nom d'un sceptre, qu'elle parle? Non : elle ne fait pas même valoir Didon dédaignée; mais plus humble et plus aimante, elle n'implore le fils de Vénus que par des larmes, que par la propre main du perfide. Si elle y joint le souvenir de l'amour, ce n'est encore qu'en l'étendant sur Énée par notre hymen, par notre union commencée, dit

elle:

Per connubia nostra, per inceptos hymenaeos 1. Elle atteste aussi les lieux témoins de son bonheur, car c'est une coutume des malheureux d'associer à leurs sentiments les objets qui les environnent; abandonnés des hommes, ils cherchent à se créer des appuis en animant de leurs douleurs les êtres insensibles autour d'eux. Ce toit, ce foyer hospitalier, où naguère elle accueillit l'ingrat, sont donc les vrais dieux pour Didon. Ensuite, avec l'adresse d'une femme, et d'une femme amoureuse, elle rappelle tour à tour le souvenir de Pygmalion et celui de Iarbe, afin de réveiller ou la générosité ou la jalousie du héros troyen. Bientôt, pour dernier trait de passion et de misère, la superbe souveraine de Carthage va jusqu'à souhaiter qu'un petit Énée, parvulus Æneas', reste au moins auprès d'elle pour consoler sa douleur, même en portant témoignage à sa honte! Elle s'imagine que tant de larmes, tant d'imprécations, tant de prières, sont des raisons auxquelles Énée ne pourra résister : dans ces moments de folie, les passions, incapables de plaider leur cause avec succès, croient faire usage de tous leurs moyens, lorsqu'elles ne font entendre que tous leurs accents.

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Nous pourrions nous contenter d'opposer à Didon la Phèdre de Racine, plus passionnée qué la reine de Carthage; elle n'est en effet qu'une épouse chrétienne. La crainte des flammes vengeresses et de l'éternité formidable de notre enfer perce à travers le rôle de cette femme criminelle, et surtout dans la scène de la jalousie, qui, comme on le sait, est de l'invention du poëte moderne. L'incesté n'étoit pas une chose si rare et si monstrueuse chez les anciens pour exciter de pareilles frayeurs dans le cœur du coupable. Sophocle fait mourir Jocaste, il est vrai, au moment où elle apprend son crime; mais Euripide la fait vivre longtemps après. Si nous en croyons Tertullien, les malheurs d'OEdipe n'excitoient chez les Macédoniens que les plaisanteries des spectateurs. Virgile ne place pas Phèdre aux Enfers, mais seulement dans ces bocages de myrtes, dans ces champs des pleurs, LUGENTES CAMPI, où vont errant ces amantes qui, même dans la mort, n'ont pas perdu leurs soucis:

. . . . curæ non ipsa in morte relinquunt3.

Aussi la Phèdre d'Euripide, comme celle de Sénèque, craint-elle plus Thésée que le Tartare. Ni l'une ni l'autre ne parle comme la Phèdre de

Racine :

Moi jalouse! et Thésée est celui que j'implore!
Mon époux et vivant; et moi je brûle encore!
Pour qui? quel est le cœur où prétendent mes vœux?
Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.
Mes crimes désormais ont comblé la mesure :
Je respire à la fois l'inceste et l'imposture;
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brulent de se plonger.
Misérable! Et je vis! et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue!
J'ai pour aïeul le père et le maître des dieux;
Le ciel, tout l'univers est plein de mes aïeux :
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je! mon père y tient l'urne fatale;
Le sort, dit-on, l'a mise en ses sévères mains :
Minos juge aux enfers tous les pàles humains.
Ah! combien frémira son ombre épouvantée,
Lorsqu'il verra sa fille à ses yeux présentée,
Contrainte d'avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes peut-être inconnus aux Enfers!
Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible?
Je crois voir, de ta main tomber l'urne terrible;
Je crois te voir cherchant un supplice nouveau,
Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
Pardonne. Un dieu cruel a perdu ta famille :

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Reconnois sa vengeance aux fureurs de ta fille.
Hélas! du crime affreux dont la honte me suit,
Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.

Cet incomparable morceau offre une gradation de sentiments, une science de la tristesse, des angoisses et des transports de l'âme que les anciens n'ont jamais connus. Chez eux on trouve pour ainsi dire des ébauches de sentiments, mais rarement un sentiment achevé; ici, c'est tout le

cœur :

C'est Vénus tout entière à sa proie attachée!

elle y prend une autre existence qui ne tient plus aux pas. sions du corps, ou plutôt elle n'est plus en moi-même, elle est toute dans l'être immense qu'elle contemple; et, dégagée un moment de ses entraves, elle se console d'y rentrer, par cet essai d'un état plus sublime qu'elle espère être un jour le sien. . .

En songeant à tous les bienfaits de la Providence, j'ai honté d'être sensible à de si foibles chagrins, et d'oublier de si grandes grâces. . . .

Quand la tristesse m'y suit malgré moi (dans son oratoire), quelques pleurs versés devant celui qui console soulagent mon cœur à l'instant. Mes réflexions ne sont jamais amères ni douloureuses, mon repentir même est exempt

et le cri le plus énergique que la passion ait ja- d'alarmes, mes fautes me donnent moins d'effroi que de

mais fait entendre, est peut-être celui-ci :

Hélas! du crime affreux dont la honte me suit,
Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.

Il y a là dedans un mélange des sens et de l'âme, de désespoir et de fureur amoureuse, qui passe toute expression. Cette femme, qui se consoleroit d'une éternité de souffrance, si elle avoit joui d'un instant de bonheur, cette femme n'est pas dans le caractère antique; c'est la chrétienne réprouvée, c'est la pécheresse tombée vivante dans les mains de Dieu; son mot est le mot du damné.

CHAPITRE IV.

SUITE DES PRÉCÉDENTS.

JULIE D'ÉTANGE; CLÉMENTINE.

Nous changeons de couleurs : l'amour pas sionné, terrible dans la Phèdre chrétienne, ne fait plus entendre chez la dévote Julie que de mélodieux soupirs: c'est une voix troublée qui sort du sanctuaire de paix, un cri d'amour que prolonge, en l'adoucissant, l'écho religieux des ta

bernacles.

Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité; et tel est le néant des choses humaines, que, hors l'être existant par lui-même, il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas.

Une langueur secrète s'insinue au fond de mon cœur; je le sens vide et gonflé, comme vous disiez autrefois du vôtre; l'attachement que j'ai pour ce qui m'est cher ne suffit pas pour l'occuper : il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j'en conviens, mais elle n'est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse, le bonheur m'ennuie.

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honte j'ai des regrets et non des remords.

Le Dieu que je sers est un Dieu clément, un père; ce qui me touche, c'est sa bonté : elle efface à mes yeux tous ses autres attributs; elle est le seul que je conçois. Sa

puissance m'étonne, son immensité me confond,sa justice.... a fait l'homme foible; puisqu'il est juste, il est clément. Le Dieu vengeur est le Dieu des méchants. Je ne puis ni le craindre pour moi, ni l'implorer contre un autre. O Dieu de paix, Dieu de bonté! c'est toi que j'adore : c'est de toi, je le sens, que je suis l'ouvrage; et j'espère te retrouver au jugement dernier tel que tu parles à mon cœur durant la vie.

Comme l'amour et la religion sont heureusement mêlés dans ce tableau! Ce style, ces sentiments n'ont point de modèle dans l'antiquité'. Il faudroit être insensé pour repousser un culte qui fait sortir du cœur des accents si tendres, et qui a, pour ainsi dire, ajouté de nouvelles cordes à l'âme.

Voulez-vous un autre exemple de ce nouveau langage des passions, inconnu sous le polythéisme? Écoutez parler Clémentine; ses expressions sont peut-être encore plus naturelles, plus touchantes et plus sublimement naïves que celles de Julie:

Je consens, monsieur, du fond de mon cœur (c'est trèssérieusement, comme vous voyez), que vous n'ayez que de la haine, du mépris, de l'horreur pour la malheureuse Clémentine; mais je vous conjure, pour l'intérêt de votre ȧme immortelle, de vous attacher à la véritable Église. Hé bien! monsieur, que me répondez-vous (en suivant de son charmant visage le mien que je tenois encore tourné, ear je ne me sentois pas la force de la regarder)? Dites, monsieur, que vous y consentez, je vous ai toujours cru le cœur honnête et sensible : dites qu'il se rend à la vérité. Ce n'est pas pour moi que je vous sollicite; je vous ai déclaré que je prends les mépris pour mon partage; il ne sera pas dit que vous vous serez rendu aux instances d'une femme; non, monsieur, votre seule conscience en aura l'honneur. Je ne vous cacherai point ce que je médite pour

Il y a toutefois dans ce morceau un mélange vicieux d'expressions méthaphysiques et de langage naturel. Dieu, le ToutPuissant, le Seigneur, vaudroient beaucoup mieux que la source de l'étre, etc.

moi-même. Je demeurerai dans une paix profonde (elle | vie aux pieds de Dieu, perçoient à force d'amour se leva ici avec un air de dignité, que l'esprit de religion les voûtes de l'éternité, et parvenoient à contemsembloit encore augmenter); et lorsque l'ange de la mort pler la lumière primitive. Julie, sans le savoir, approche de sa fin, et les ombres du tombeau, qui commencent à s'entr'ouvrir pour elle, laissent éclater à ses yeux un rayon de l'excellence divine. La voix de cette femme mourante est douce et triste; ce sont les derniers bruits du vent qui va quitter les forêts, les derniers murmures d'une mer qui déserte ses rivages.

paroîtra, je lui tendrai la main : Approche, lui dirai-je, o toi, ministre de paix ! je te suis au rivage où je brûle d'arriver, et j'y vais retenir une place pour l'homme à qui je ne la souhaite pas de longtemps, mais auprès duquel je❘

veux être éternellement assise.

Ah! le christianisme est surtout un baume pour nos blessures quand les passions, d'abord soulevées dans notre sein, commencent à s'apaiser, ou par l'infortune, ou par la durée. Il endort la douleur, il fortifie la résolution chancelante, il prévient les rechutes, en combattant, dans une âme à peine guérie, le dangereux pouvoir des souvenirs : il nous environne de paix et de lumière; il rétablit pour nous cette harmonie des choses célestes que Pythagore entendoit dans le silence de ses passions. Comme il promet toujours une récompense pour un sacrifice, on croit ne rien lui céder en lui cédant tout; comme il offre à chaque pas un objet plus beau à nos désirs, il satisfait à l'inconstance naturelle de nos cœurs on est toujours avec lui dans le ravissement d'un amour qui commence; et cet amour a cela d'ineffable, que ses mystères sont ceux de l'innocence et de la pureté.

CHAPITRE V.

SUITE DES PRÉCÉDENTS,

HELOISE ET ABEILARD.

Julie a été ramenée à la religion par des malheurs ordinaires : elle est restée dans le monde; et, contrainte de lui cacher sa passion, elle se réfugie en secret auprès de Dieu, sûre qu'elle est de trouver dans ce père indulgent une pitié que lui refuseroient les hommes. Elle se plaît à se confesser au tribunal suprême, parce que lui seul la peut absoudre, et peut-être aussi (reste involontaire de foiblesse!) parce que c'est toujours parler de son amour.

Si nous trouvons tant de charmes à révéler nos peines à quelque homme supérieur, à quelque conscience tranquille qui nous fortifie et nous fasse participer au calme dont elle jouit, quelles délices n'est-ce pas de parler de passions à l'Etre impassible que nos confidences ne peuvent troubler, de foiblesse à l'Être tout-puissant qui peut nous donner un peu de sa force! On conçoit les transports de ces hommes saints, qui, retirés sur le sommet des montagnes, mettoient toute leur

La voix d'Héloïse a plus de force. Femme d'Abeilard, elle vit, et elle vit pour Dieu. Ses malheurs ont été aussi imprévus que terribles. Précipitée du monde au désert, elle est entrée soudaine, et avec tous ses feux, dans les glaces monastiques. La religion et l'amour exercent à la fois leur empire sur son cœur : c'est la nature rebelle saisie toute vivante par la grâce, et qui se débat vainement dans les embrassements du ciel. Donnez Racine pour interprète à Héloïse, et le tableau de ses souffrances va mille fois effacer celui des malheurs de Didon par l'effet tragique, le lieu de la scène, et je ne sais quoi de formidable que le christianisme imprime aux objets où il mêle sa grandeur.

Hélas! tels sont les lieux où, captive, enchaînée,
Je traîne dans les pleurs ma vie infortunée.
Cependant, Abeilard, dans cet affreux séjour,
Mon cœur s'enivre encor du poison de l'amour.
Je n'y dois mes vertus qu'à ta funeste absence,
Et j'ai maudit cent fois ma pénible innocence.

O funeste ascendant! ô joug impérieux!
Quels sont donc mes devoirs, et qui suis-je en ces lieux?
Perfide! de quel nom veux-tu que l'on te nomme?
Toi, l'épouse d'un Dieu, tu brûles pour un homme!
Dieu cruel, prends pitié du trouble où tu me vois.
A mes sens mutinés ose imposer tes lois.

Le pourras-tu? grand Dieu! Mon désespoir, mes larmes, Contre un cher ennemi te demandent des armes; Et cependant, livrée à de contraires vœux, Je crains plus tes bienfaits que l'excès de mes feux '. Il étoit impossible que l'antiquité fournit une pareille scène, parce qu'elle n'avoit pas une pareille religion. On aura beau prendre pour héroïne une vestale grecque ou romaine, jamais on n'établira ce combat entre la chair et l'esprit, qui fait le merveilleux de la position d'Héloïse, et qui appartient au dogme et à la morale du christianisme. Souvenez-vous que vous voyez ici réunies la plus fougueuse des passions et une religion menaçante qui n'entre jamais en traité avec nos penchants. Héloïse aime, Héloïse brûle; mais là s'élèvent des murs glacés; là tout s'éteint sous des marbres

'COLARD., Ép. d'Hél.

insensibles; là des flammes éternelles ou des récompenses sans fin attendent sa chute ou son triomphe. Il n'y a point d'accommodement à espérer : la créature et le Créateur ne peuvent habiter ensemble dans la même âme. Didon ne perd qu'un amant ingrat. O qu'Héloïse est travaillée d'un tout autre soin! il faut qu'elle choisisse entre Dieu et un amant fidèle dont elle a causé les malheurs! Et qu'elle ne croie pas pouvoir détourner secrètement au profit d'Abeilard la moindre partie de son cœur le Dieu de Sinaï est un Dieu jaloux, un Dieu qui veut être aimé de préférence; il punit jusqu'à l'ombre d'une pensée, jusqu'au songe qui s'adresse à d'autres qu'à lui.

Nous nous permettrons de relever ici une erreur de Colardeau, parce qu'elle tient de l'esprit de son siècle, et qu'elle peut jeter quelque lumière sur le sujet que nous traitons. Son épître d'Héloïse a une teinte philosophique qui n'est point dans l'original de Pope. Après le morceau que nous avons cité, on lit ces vers:

Chères sœurs, de mes fers compagnes innocentes,
Sous ces portiques saints, colombes gémissantes,
Vous qui ne connoissez que ces foibles vertus
Que la religion donne... et que je n'ai plus;
Vous qui, dans les langueurs d'un esprit monastique,
Ignorez de l'amour l'empire tyrannique;

Vous enfin qui, n'ayant que Dieu seul pour amant, Aimez par habitude, et non par sentiment, Que vos cœurs sont heureux, puisqu'ils sont insensibles! Tous vos jours sont sereins, toutes vos nuits paisibles; Le cri des passions n'en trouble point le cours. Ah! qu'Héloïse envie et vos nuits et vos jours! Ces vers, qui d'ailleurs ne manquent point d'abandon et de mollesse, ne sont point de l'auteur anglois. On en découvre à peine quelques traces dans ce passage, que nous traduisons mot à mot :

et

Heureuse la vierge sans tache qui oublie le monde que le monde oublie ! L'éternelle joie de son âme est de senlir que toutes ses prières sont exaucées, tous ses vœux résignés. Le travail et le repos partagent également ses jours; son sommeil facile cède sans effort aux pleurs et aux veilJes. Ses désirs sont réglés, ses goûts toujours les mêmes; elle s'enchante par ses larmes, et ses soupirs sont pour le ciel. La grâce répand autour d'elle ses rayons les plus sereins: des anges lui soufflent tout bas les plus beaux songes. Pour elle, l'époux prépare l'anneau nuptial; pour elle, de blanches vestales entonnent des chants d'hyménée : c'est pour elle que fleurit la rose d'Éden, qui ne se fane jamais, et que les séraphins répandent les parfums de leurs ailes. Elle meurt enfin au son des harpes célestes, et s'évanouit dans les visions d'un jour éternel.

Nous sommes encore à comprendre comment un poëte a pu se tromper au point de substituer

L'anglois, prompt.

à cette description un lieu commun sur les langueurs monastiques. Qui ne sent combien elle est belle et dramatique, cette opposition que Pope a voulu faire entre les chagrins et l'amour d'Héloïse, et le calme et la chasteté de la vie religieuse? Qui ne sent combien cette transition repose agréablement l'âme agitée par les passions, et quel nouveau prix elle donne ensuite aux mouvements renaissants de ces mêmes passions? Si la philosophie est bonne à quelque chose, ce n'est sûrement pas au tableau des troubles du cœur, puisqu'elle est directement inventée pour les apaiser. Héloïse, philosophant sur les foibles vertus de la religion, ne parle ni comme la vérité, ni comme son siècle, ni comme la femme, ni comme l'amour : on ne voit que le poëte, et, ce qui est pire encore, l'âge des sophismes et la déclamation.

C'est ainsi que l'esprit irréligieux détruit la vérité et gâte les mouvements de la nature. Pope, qui touchait à de meilleurs temps, n'est pas tombé dans la faute de Colardeau. Il conservoit la bonne tradition du siècle de Louis XIV, dont le siècle de la reine Anne ne fut qu'une espèce de prolongement ou de reflet. Revenons aux idées religieuses, si nous attachons quelque prix aux œuvres du génie la religion est la vraie philosophie des beaux-arts, parce qu'elle ne sépare point, comme la sagesse humaine, la poésie de la morale et la tendresse de la vertu.

Au reste, il y auroit d'autres observations intéressantes à faire sur Héloïse, par rapport à la maison solitaire où la scène se trouve placée. Ces cloîtres, ces voûtes, ces tombeaux, ces mœurs austères en contraste avec l'amour, en doivent augmenter la force et la tristesse. Autre chose est de consumer promptement sa vie sur un bûcher, comme la reine de Carthage; autre chose de se brûler avec lenteur, comme Héloïse, sur l'autel de la religion. Mais, comme dans la suite nous parlerons beaucoup des monastères, nous sommes forcé, pour éviter les répétitions, de nous arrêter ici.

CHAPIRRE VI.

AMOUR CHAMPÊTRE.

LE CYCLOPE ET GALATÉE.

Nous prendrons pour objet de comparaison chez les anciens, dans les amours champêtres, l'idylle du Cyclope et de Galatée. Ce poëme est

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