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couleurs les plus énergiques et les plus superbes. «Si je jette la vue devant moi, quel espace infini où je ne suis pas ! si je la retourne en arrière, qu'elle nuit effroyable où je ne suis plus! et que j'occupe peu de place dans cet abîme immense du temps! Je ne suis rien; un si petit intervalle n'est pas capable de me distinguer du néant! on ne m'a envoyé que pour faire nombre; encore n'avait-on que faire de moi, et la pièce n'en aurait pas moins été jouée quand je serais demeuré derrière le théâtre. »

Dans ce cours fluide et incessant du temps, il y a pour chacun de nous des phases et des étapes qui partagent en actes distincts le drame de la vie. Parcourons-les rapidement avec Bossuet. Comme dans la vie aussi, nous rencontrerons chemin faisant dans ses peintures quelques fleurs pleines de poésie et d'éclat; mais elles passeront vite; et, comme dans la vie encore, nous finirons par les tableaux les plus noirs et les plus repoussants.

Voici la première scène : c'est la naissance. Bossuet n'a rien de mieux à faire que de reprendre les admirables plaintes, si connues, de Lucrèce et de Pline; et nous devons dire

qu'il ne les surpasse pas : « Nous commençons tous notre vie par les mêmes infirmités; nous saluons tous, en entrant au monde, la lumière du jour par nos pleurs; et le premier air que nous respirons nous sert à tous indifféremment å pousser des cris. » Voici maintenant la suite de ce premier acte; voici l'enfance. Bossuet ne s'attendrira-t-il pas un instant, n'adoucira-t-il pas la voix, ne trouvera-t-il pas quelques mots heureux et naïfs pour peindre cet âge charmant, cette grâce éphémère, cette légèreté de vie, ce jeu de la nature, cette richesse de mouvements, cette beauté de formes qui fait de l'enfant avec l'oiseau une si ravissante merveille de la création? J'ai entendu dire un jour à ce sujet un mot charmant à une femme d'esprit, et, qui plus est, à une vieille fille : « Tous les parents, disait-elle, croient que leurs enfants sont des prodiges; ils ont raison; seulement, ce ne sont pas leurs enfants qui sont des prodiges; c'est l'enfant qui est un prodige. » On voudrait que Bossuet eût, au moins une fois par hasard, oublié son haut ascétisme, son impérieuse et accablante morale pour se laisser aller au doux charme de la nature. Qu'il y ait,

même dans l'enfant, des traces de péché, je le veux, et Saint-Cyran les connaissait bien; mais l'enfant, quand il est beau, quand il est doux, quand il est heureux, qu'y avait-il, je le demande, de plus beau dans le paradis? Il est fâcheux que la vie tout ecclésiastique de Bossuet ne lui ait pas ouvert cet ordre de sentiments; au moins n'en voyons-nous pas trace dans ses écrits; il les a cependant compris au moins du dehors; car il les a décrits chez les autres, et il a dépeint avec naïveté le plaisir que l'on trouve à jouer avec les enfants : « Voyez cette mère, ou cette nourrice, ou ce père même si vous voulez, comme il se rapetisse avec cet enfant !... Ce. ton de voix magnifique s'est changé en un bégayement ce visage, naguère si grave, a pris tout à coup un air enfantin; une troupe d'enfants l'environne auxquels il est ravi de céder; et ils ont tant de pouvoir sur ses volontés, qu'il ne peut leur rien refuser que ce qui leur nuit. » Sauf cette allusion passagère aux gaietés de l'enfance, Bossuet ne paraît pas avoir beaucoup connu d'enfants aimables; il ne peint que les enfants criards et volontaires, comme ils le sont tous sans doute, mais pas

toujours. Au moins cette peinture est-elle aussi fidèle que vraie : « Considérez les enfants! Combien veulent-ils violemment tout ce qu'ils veulent !.. Il ne leur importe pas si cet acier coupe; c'est assez qu'il brille... Ils s'imaginent que tout est à eux... Que si vous leur résistez, vous voyez au même moment et tout leur visage en feu et tout leur petit corps en action, et toute leur force éclater en un cri perçant qui témoigne leur impatience!» Pour Bossuet, l'enfant est moins une joie et une espérance qu'un avertissement de notre mortalité, une voix qui semble être là pour nous crier cette terrible parole << Marche! marche!» — « Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu'ils croissent et qu'ils s'avancent, semblent nous pousser de l'épaule et nous dire Retirez-vous; c'est maintenant notre tour. >

Si Bossuet a été peu attentif à l'enfant ou du moins n'a pas eu l'occasion d'en parler comme il eût pu le faire avec sa langue inimitable, en revanche, il a été plus que personne sympathique à un âge plus redoutable et d'une beauté plus puissante et plus profonde que celle de

l'enfant, je veux dire à la jeunesse. Pour cette fois, et c'est peut-être le seul cas dans ses écrits, on sent qu'il dépouille un instant sa robe de prêtre et d'homme d'église, pour vivre de la vie naturelle, en ressentir soit par souvenir, soit par imagination, les mouvements et les tumultes, non pour les approuver, mais cependant. avec une sympathie généreuse, et comme si, pendant un instant, il en jouissait lui-même par redoublement et retentissement. C'est le langage de l'homme, non plus de l'ascète. C'est la vie, vue du point de vue de la vie, et non du point de vue du ciel et du salut. Un Montaigne, éloquent et passionné, parlerait cette langue. L'auteur de l'Imitation ne la connaît pas ou ne la connaît plus. Rien de plus souvent cité que cette page immortelle sur la jeunesse. qui illumine le panégyrique de saint Bernard; mais elle rentre trop dans notre sujet, et se rapporte trop à la pensée de ce travail pour que nous nous en privions, si connue qu'elle soit : « Vous dirai-je en ce lieu, messieurs, ce que c'est qu'un jeune homme de vingt-deux ans? Quelle ardeur ! Quelle impatience! Quelle impétuosité de désirs ! Cette force, cette vigueur,

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