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qu'ils vous craignent du moins, puisqu'ils n'ont que vous seul à craindre! » Et, enfin, s'adressant au roi lui-même, à Louis XIV en personne et en face de lui, il lui disait du haut de la chaire « Votre Majesté rendra compte à Dieu de toutes les prospérités de son règne. Plus la volonté du roi est absolue, plus elle doit être soumise. Rien de plus dangereux à la volonté d'une créature, que de penser qu'elle est trop souveraine; elle n'est pas née pour se régler elle-même; elle se doit regarder dans un ordre supérieur. »

Ainsi nous avons parcouru tous les degrés, tous les échelons de la société, toutes les classes et tous les genres de vie. Il nous reste à reprendre la vie humaine dans son ensemble, dans ses phases nécessaires et dans son issue inévitable, et nous aurons achevé de connaître Bossuet comme moraliste et comme peintre des choses humaines.

VI

LA VIE ET LA MORT

C'est ici que nos pessimistes auront beau broyer leurs couleurs les plus noires et charger leurs pinceaux; remplaçant la force par l'amplification et la tragédie par le mélodrame, ils ne diront rien de plus saisissant et de plus amer que le grand orateur chrétien. C'est qu'en effet le pessimisme moderne se réduit a une doctrine qui prend la moitié du christianisme en supprimant l'autre. Les protestations qui se sont élevées au XVIIe siècle contre le christianisme étaient en général inspirées par l'optimisme. On croyait qu'on pouvait, sans révéla

tion, sans incarnation, sans peines éternelles, arriver au vrai et au bien; on croyait que le fond des choses était bon, que la nature était bonne et qu'il n'était pas besoin d'un autre rédempteur que la loi naturelle et la raison; et, aujourd'hui encore, nous sommes, quant à nous, de ceux qui pensent cela. Mais peut-être n'est-ce pas faire assez la part au règne du mal; c'est là que le christianisme avait établi sa plus forte citadelle. Il parlait du mal et du péché, et, comme il avait par devers lui la réparation et la vie, il ne craignait pas d'insister sur le noir aspect des choses. Les pessimistes modernes ne sont pas revenus à la foi; mais il ont repris le vieux thème du mal, qui retentit toujours si profondément dans le cœur des hommes. Là est la cause de leur succès. Déjà La Rochefoucauld, au xvII° siècle, avait joué ce jeu, et, de bonne foi, l'on avait pris de son temps son ouvrage pour un livre chrétien. Aujourd'hui, une telle illusion n'est plus possible. C'est bien d'une philosophie de désespoir qu'il s'agit. Cette philosophie n'a d'original que ses négations : car, dans ses affirmations, elle n'a jamais rien dit de plus que Job et l'Ec

clésiaste. Or c'est de Job et de l'Ecclésiaste que relèvent Pascal et Bossuet.

Que dit celui-ci ? C'est que la vie commence et finit par l'ensevelissement. Il assimile « les langes de l'enfant » et « les draps de la sépulture ». Il dit que « l'on enveloppe presque de même façon ceux qui naissent et ceux qui sont morts. Un berceau a quelque idée d'un sépulcre, et c'est une marque de notre mortalité que nous sommes ensevelis en naissant ». Et, s'adressant à la terre d'où tout naît et où tout rentre : « O terre! s'écrie-t-il, mère tout ensemble et sépulcre commun de tous les mortels.» Voyez ce tableau effroyable de la vie humaine, où l'inachevé du style et le heurté des phrases ajoute encore un effet plus saisissant « La vie humaine est semblable à un chemin dont l'issue est un précipice affreux; on nous en avertit dès le premier pas, mais la loi est prononcée, il faut avancer toujours. Je voudrais retourner en arrière: Marche! marche! Un poids invincible, une force irrésistible nous entraîne. Mille traverses, mille peines... Encore, si je pouvais éviter ce précipice affreux! Non, non; il faut marcher, il

faut courir. On se console, parce que, de temps en temps, on rencontre des objets qui nous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent, et on voudrait s'arrêter : Marche! marche! Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu'on avait passé : fracas effroyable, inévitable ruine! On se console, parce qu'on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu'on voit se faner entre ses mains, du matin au soir, quelques fruits qu'on perd en les goûtant enchantement! Toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux; déjà tout commence à s'effacer, les fleurs moins brillantes, les couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires : tout se ternit, tout s'efface. On commence à sentir l'approche du gouffre fatal. Mais il faut aller sur le bord: encore un pas. Déjà l'horreur trouble les sens; la tête tourne, il faut marcher. On voudrait retourner en arrière; plus de moyens. Tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé. »

L'écoulement du temps, sur lequel pleurait déjà Héraclite, a été de tout temps le thème général de l'éloquence chrétienne Bossuet, en reprenant ce lieu-commun, y ajoute les

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