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et

tive nos cœurs sous la puissance d'un autre, nous fait aimer notre dépendance »>? De quel amour est-il question ici? Est-ce de l'amour divin ou de l'amour humain, et n'est-ce pas là la peinture de l'un comme de l'autre ? Bossuet exprime encore la même pensée par des expressions beaucoup plus fortes encore « L'amour, dit-il, est le don du cœur, ou plutôt il en est l'idole qui usurpe l'empire de Dieu.» Mais, après avoir emprunté à l'amour profane sa définition, Bossuet en fait voir le vide et l'illusion, non parce qu'il est amour, mais parce qu'il est amour de la créature. « O pauvreté de l'amour de la créature! O monstre et prodige de l'amour profane, qui veut concentrer le tout dans le néant! Sors du néant, ô cœur qui aimes! » Ce vide, ce néant est sans doute le propre de tout amour humain quel qu'en soit l'objet; mais combien l'amour sensuel est-il encore plus funeste et plus humiliant! Bossuet le peint avec des couleurs si fortes, qu'on ne les supporterait plus aujourd'hui dans la chaire. Il en connaît les langueurs et les mollesses : « L'amour profane est toujours plaintif; il dit toujours qu'il languit

et qu'il se meurt!... cette femme qui, dans les Proverbes, vante les parfums qu'elle a répandus sur son lit et la douce odeur qu'on respire dans sa chambre, pour conclure aussitôt après : <Enivrons-nous de plaisirs et jouissons de sembrassements désirés, montre assez par son discours à quoi mènent les bonnes senteurs préparées pour affaiblir l'âme, l'attirer aux plaisirs des sens par quelque chose qui ne semble pas offenser directement la pudeur. » Il en connaît toutes les ivresses, qu'il exprime même avec une singulière crudité : « Dans les transports de l'amour humain, dit-il, qui ne sait qu'on se mange, qu'on se dévore, qu'on voudrait s'incorporer en toute manière, et, comme le disait un poète, enlever jusqu'avec les dents ce qu'on aime pour le posséder, pour s'en nourrir, pour s'y unir, pour y vivre. » Il en connaît les fureurs et les terribles jalousies : « Rien de plus furieux qu'un amour méprisé et outragé. » Il en connaît les damnables victoires » et les fausses ruptures, comme celles de Louis XIV et de Montespan: « Et vous, qui avez rompu, à ce que vous dites, cet attachement vicieux... pourquoi ce reste de commerce ? pourquoi cette

dangereuse complaisance, reste malheureux d'une flamme mal éteinte? Que je crains que le péché ne soit vivant encore, et que vous n'ayez pris pour sa mort un assoupissement de quelques journées. » Il en connaît les terribles jalousies : « Je laisse aux peintres et aux poètes de représenter à vos yeux les horreurs de la jalousie, le venin de ce serpent, et les cent yeux de ce monstre: il me suffit de vous dire que c'est une complication des passions les plus furieuses. C'est là qu'un amour outragé pousse la douleur jusqu'au désespoir et la haine jusqu'à la fureur. » Il en connaît le déchirement et les blessures lorsqu'on veut arracher à ce cœur ce qui lui est si cher: « La douleur pousse des plaintes, la colère éclate en injures, l'indignation en menaces; le désespoir va jusqu'au blasphème... Tu te sens comme déchiré... Le sang sort abondamment par cette plaie. Donnez-moi ce couteau que je le porte jusqu'à la racine, que j'aille chercher au fond jusqu'aux moindres fibres de ces inclinations corrompues. Il en connaît enfin l'entraînement fatal qui d'un regard innocent conduit jusqu'au crime; et, dans undialogue précipité d'une har

diesse incroyable, il s'écrie : « Ce ne sera qu'un regard, tout au plus qu'une complaisance et un agrément innocent. Prenez garde; le serpent s'avance; vous le laissez faire; il va mordre. Un feu passe de veine en veine. Il faut l'avoir; il faut la gagner. C'est un adultère. Qu'importe ! Eh bien, je la possède; est-ce pas assez? Il faut la posséder sans trouble. Elle a un mari : qu'il meure ! Vous ne pouvez le faire tout seul; engageons d'autres dans le crime. >>

A l'amour sensuel Bossuet oppose non pas l'amour pur et honnête, l'amour permis (car il semble qu'il n'y en ait point de tel), mais la chasteté et la virginité. La virginité est la vertu des cloîtres: la chasteté est ou devrait être la vertu du monde : « Protectrice de la sainteté du mariage, dépositaire de la pureté du sang des races », elle est essentiellement, en effet, une vertu aristocratique. Mais comment la conserver, cette vertu nécessaire? « L'un des sexes en a honte; et celui auquel il semblerait qu'elle serait échue en partage est plus occupé de la perdre chez les autres que de la conserver. Bossuet ne fait même pas grâce aux beautés fières et superbes qui ne résistent

que par orgueil : « Leur chasteté n'est qu'orgueil, qu'affectation ou grimace. Elles craignent plutôt d'abaisser leur gloire que de souiller leur vertu. Ce n'est pas leur honnêteté qu'elles veulent conserver, mais leurs avantages. Si elles aimaient la vertu, se plairaient-elles tant à faire naître les désirs qui lui sont contraires? » Elles veulent un empire: « Ah! quel malheureux empire!... Pour elles, on se se croit tout permis! Et le monde, tant il est aveugle et sensuel, excuse en leur faveur non seulement la folie et l'extravagance, mais le crime et la perfidie! »

On voit que Bossuet a vécu à la cour et qu'il a connu ces beautés fières, et non toujours chastes, qui imposaient leur empire jusqu'au roi lui-même. Il a connu, au moins par la confession, les différents degrés par lesquels passe le désir de plaire: « Elle vit le monde, dit-il, en parlant d'Anne de Gonzague; elle sentit qu'elle plaisait, et vous savez le poison subtil qui entre dans un jeune cœur avec cette pensée. » L'orgueil est déjà une partie de la concupiscence: « Voyez cette femme dans sa superbe beauté, dans son ostentation, dans sa parure.

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