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nature toute spéciale entre les lois de ce déterminisme et les lois du mouvement dans la nature. En un mot, la psychologie des passions a été considérée comme une partie de la mécanique. A ce point de vue, aucun poète peut-être, pas même Shakspeare, ne nous offre une vérification plus instructive et plus saisissante que Racine.

Ce qui caractérise en effet Racine entrc tous les grands poètes, c'est d'avoir connu mieux qu'aucun autre ce que l'on peut appeler la mécanique des passions. C'est la connaissance profonde de cette mécanique passionnelle qui est la source de sa science théâtrale. Il n'est pas de poète plus savant, plus réfléchi, plus profondément calculateur. On pourrait presque dire que chez Racine la profondeur psychologique a nui au génie dramatique; que, pour atteindre dans tous ses replis et suivre dans toutes ses ondulations le mouvement de la passion, il a été quelquefois entraîné, comme dans Phèdre, à sacrifier tous les personnages à un seul; que souvent peut-être ses héros ou ses héroïnes pèchent par excès de psychologie; peut-être s'analysent-ils un peu trop eux-mêmes et en

trent-ils dans trop de détails sur l'intérieur de leur âme; mais gardons-nous de critiquer ce qui a inspiré tant de beautés et ce qui est précisément pour nous aujourd'hui le sujet de notre étude.

La mécanique des passions peut être étudiée à deux points de vue: ou bien l'on peut étudier l'action réciproque des passions dans des personnages séparés, ou bien l'action des passions. dans un seul et même personnage. Action externe ou développement interne de la passion, tels sont les deux cas dont nous cher cherons dans Racine les lois et les applications.

L'influence réciproque des hommes les uns sur les autres, en vertu des lois seules de la passion et de ce que nous avons appelé l'automatisme de l'âme, peut se ramener à deux lois que nous appellerons l'une la loi des contre-coups ou des réactions, l'autre la loi de suggestion. Nous trouvons un exemple de la première dans Andromaque, de la seconde dans Britannicus.

Dans une de ses charmantes conférences, M. E. Legouvé nous a exposé l'opinion de Scribe sur Andromaque. Le plus grand de nos

mécaniciens dramatiques jugeant le plus tendre, le plus pathétique, le plus profond de nos poètes, quoi de plus piquant ! Qu'admirait donc Scribe dans Andromaque? Ce que tout le monde y admire d'abord, bien entendu, mais encore quelque chose de plus. Ce qui frappait surtout Scribe, c'était la savante facture de la pièce, l'entente de la scène, l'art de la construction théâtrale. Il y admirait son propre génie, cet art élégant et profond de combinaison et d'agencement où il était lui-même passé maître. En un mot, tandis que le profane est tout entier aux merveilles de la passion d'Hermione et de la tendresse d'Andromaque, Scribe, comme derrière la scène, admirait le mécanisme de l'action. Et, en effet, rien de plus savant que la composition d'Andromaque. Mais où ce savant mécanisme théâtral a-t-il sa source? Dans le mécanisme même de la passion. S'il y a, en effet, un drame où l'homme apparaisse comme un automate spirituel, c'est dans ce premier chefd'œuvre de Racine. Excepté dans le personnage d'Andromaque, le libre arbitre n'y joue aucun rôle. Tous les personnages sont la proie non pas du destin, comme chez les Grecs, mais des

passions, et non seulement de leurs propres passions, mais des passions d'autrui. Aucun ne se possède tous sont entraînés et ballottés. On peut dire d'eux ce que Malebranche disait si énergiquement de l'homme : « Il n'agit pas, il est agi. »

Voyez en effet : quel est le sujet et le nœud de la tragédie? Quatre personnages remplissent le drame: Oreste, Hermione, Pyrrhus, Andromaque. Oreste aime Hermione, qui ne l'aime pas; Hermione aime Pyrrhus, qui ne l'aime pas; Pyrrhus aime Andromaque, qui ne l'aime pas. Ainsi trois groupes de termes opposés qui se repoussent et s'attirent à la fois : Oreste et Hermione, Hermione et Pyrrhus, Pyrrhus et Andromaque. On pourrait presque donner à ce quadrille la forme d'une proportion arithmétique, et dire: Hermione et Pyrrhus sont les deux moyens dont Oreste et Andromaque sont les deux extrêmes; Oreste est à Hermione ce que Pyrrhus est à Andromaque. Quel est maintenant le jeu du drame ? Il est tout entier dans le va-et-vient de ces deux moyens termes, tantôt se rapprochant, tantôt s'éloignant des deux extrêmes. Tantôt, en effet, Pyrrhus désespéré se

détourne d'Andromaque et revient à Hermoine, qui alors se hâte d'abandonner Oreste, et ainsi les deux extrêmes restent seuls, Andromaque dans sa joie, Oreste dans sa fureur. Tantôt au contraire l'espoir ramène Pyrrhus vers Andromaque, et Hermione à son tour, désespérée et ulcérée, se retourne vers Oreste pleine de dépit et de rancune d'abord, puis de rage el de vengeance. Ainsi cette savante construction qu'admirait Scribe a tout entière son origine dans l'âme. Aucune invention externe, aucune combinaison matérielle, aucune surprise, tout dans l'âme, rien que dans l'âme : c'est une merveille de l'art dramatique.

Ce qui nous intéresse ici particulièrement, c'est ce que nous avons appelé la loi des contre-coups, la loi par laquelle une émotion née dans l'âme d'un personnage se communique, ou en provoque d'autres par contre-coups dans l'âme des autres. D'où part le mouvement? où est le ressort principal? Là encore, il faut admirer le génie du poète, et la science du géomètre psychologue.

On a souvent comparé l'âme à une balance, et les motifs aux poids qui font incliner. Rien

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