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donner une chose dont il n'a pas besoin, qui ne lui peut servir, et servirait à d'autres. Ce qu'il lui faut pour régner, ce ne sont pas des châteaux, c'est notre affection; car il n'est sans cela couronne qui ne pèse. Voilà le bien dont il a besoin et qu'il ne peut avoir en même temps que notre argent. Assez de gens là-bas lui diront le contraire, nos députés tout les premiers, et sa cour lui répétera que plus nous payons, plus nous sommes sujets amoureux et fidèles; que notre dévoûment croît avec le budget. Mais, s'il en veut savoir le vrai, qu'il vienne ici, et il verra, sur ce point-là et sur bien d'autres, nos sentiments fort différents de ceux des courtisans. Ils aiment le prince en raison de ce qu'on leur donne; nous, en raison de ce qu'on nous laisse; ils veulent Chambord pour en être, l'un gouverneur, l'autre concierge, bien gagés, bien logés, bien nourris, sans faire œuvre, et peu leur importe du reste. L'affaire sera toujours bonne pour eux, quand elle serait mauvaise pour le prince, comme elle l'est, je le soutiens; acquérant de nos deniers pour un million de terres, il perd pour cent millions au moins de notre amitié : Chambord, ainsi payé, lui coûtera trop cher; de telles acquisitions le ruineraient bientôt, s'il est vrai, ce qu'on dit, que les rois ne sont riches que de l'amour des peuples. Le marché paraît d'or pour lui, car nous donnons et il reçoit : il n'a que la peine de prendre; mais lui, sans débourser de fait, y met beaucoup du sien, et trop, s'il diminue son capital dans le cœur de ses sujets : c'est spéculer fort mal et se faire grand tort. Qui le conseille ainsi n'est pas de ses amis, ou, cornme dit l'autre, mieux vaudrait un sage ennemi.

Mais quoi ! je vous le dis, ce sont les gens de cour dont l'imaginative enfante chaque jour ces merveilleux conseils; ils ont plus tôt inventé cela que le semoir de Fehlemberg, ou bien le bateau à vapeur. On a eu l'idée, dit le ministre, de faire acheter Chambord par les communes de France, pour le duc de Bordeaux. On a eu cette pensée! qui donc? Est-ce le ministre? il ne s'en cacherait pas, ne se contenterait pas de l'honneur d'approuver en pareille occasion. Le prince? à Dieu ne plaise que sa première idée ait été celle-là, que cette envie lui soit venue avant celle des bonbons et des petits moulins! Les communes donc, apparemment ? non pas les nôtres, que je sache, de ce côté-ci de la Loire, mais celles-là peut-être qui ont logé deux fois les Cosaques du Don. Ici nous nous sentons assez des bienfaits de la SainteAlliance mais c'est tout autre chose là où on a

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joui de sa présence, possédé Sacken et Platow; la naturellement on s'avise d'acheter des châteaux pour les princes, et puis on songe à refaire son toit et ses foyers.

Du temps du bon roi Henri IV, le roi du peuple, le seul roi dont il ait gardé la mémoire, pareils dons furent offerts à son fils nouveau-né; on eut l'idée de faire contribuer toutes les communes de France en l'honneur du royal enfant, et, de la seule ville de la Rochelle, des députés vinrent apportant cent mille écus en or, somme énorme alors. Mais le roi : « C'est trop, mes amis, leur dit-il, c'est trop pour de la bouillie; gardez cela et l'employez à rebâtir chez vous ce que la guerre a détruit, et n'écoutez jamais ceux qui vous parleront de me faire des présents, car telles gens ne sont vos amis ni les miens. » Ainsi pensait ce roi protecteur déclaré de la petite propriété, qui, toute sa vie, fut brouillé avec les puissances étrangères, et qui faisait couper la tête aux courtisans, aux favoris, quand il les surprenait à faire des notes secrètes.

Ceci soit dit, et revenant à l'idée d'acheter Chambord, avouons-le, ce n'est pas nous, pauvres gens de village, que le ciel favorise de ces inspirations; mais qu'importe, après tout? Un homme s'est rencontré dans les hautes classes de la société, doué d'assez d'esprit pour avoir cette heureuse idée que ce soit un courtisan fidèle, jadis pensionnaire de Fouché, ou un gentilhomme de Bonaparte employé à la garde-robe, c'est la même chose pour nous qui n'y saurions avoir jamais d'autre mérite que celui de payer. Laissons aux gens de cour, en fait de flatterie, l'honneur des inventions, et nous, exécutons; les frais seuls nous regardent; il saura bien se nommer, l'auteur de celle-ci, demander son brevet; et nous suffise à nous, habitants de Véretz, qu'il ne soit pas du pays.

Elle est nouvelle assurément l'idée que le ministre admire et nous charge d'exécuter. On avait vu de tels dons payer de grands services, des actions éclatantes; Eugène, Marlborough, à lá fin d'une vie toute pleine de gloire, obtinrent des nations qu'ils avaient su défendre ces témoignages de la reconnaissance publique; et Chambord même (sans chercher si loin des exemples), qu'on veut donner au prince pour sa layette, fut au comte de Saxe le prix d'une victoire qui sauva la France à Fontenoi. La France, par lui libre, je veux dire indépendante, délivrée de l'étranger, au dedans florissante, respectée au dehors, fit présent de cette terre à son libérateur, qui s'y

vint reposer de trente ans de combats. Monseigneur n'a encore que six mois de nourrice, et, il faut en convenir, de Maurice vainqueur au prince à la bavette, il y a quelque différence, à moins qu'on ne veuille dire peut-être que, commençant sa vie où l'autre a fini la sienne, il finira par où Maurice a commencé, par nous débarrasser des puissances étrangères. Je le souhaite et l'espère du sang de ce Henri qui chassa l'Espagne de France; mais le payer déjà, je crois que c'est folie, et n'approuve aucunement qu'il ait ses invalides avant de sortir du maillot. Récompenser l'enfant d'être venu au monde comme le capitaine qui gagna des batailles, et, par d'heureux exploits, acquit à ce pays et la paix et la gloire, c'est ce qu'on n'a point vu, c'est là l'idée nouvelle, qui ne nous fût pas venue sans l'avis of ficiel. Pour inventer cela, et mettre à la place des hulans du comte de Saxe les dames du berceau, il faut avoir, non pas l'esprit, mais le génie de l'adulation, qui ne se trouve que là où ce genre d'industrie est puissamment encouragé; ce trait sort des bassesses communes, et met son auteur, quel qu'il soit, hors du gros des flatteurs de cour. Il se moque fort apparemment de ses camarades qui, marchant dans la route battue des vieilles flagorneries usées, ne savent rien imaginer; on va l'imiter maintenant jusqu'à ce qu'un autre aille au delà.

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Quand le gouverneur d'un roi enfant dit à sou élève jadis Maître, tout est à vous; ce peuple vous appartient, corps et biens, bêtes et gens; faites-en ce que vous voudrez; cela fut remarqué. La chambre, l'antichambre et la galerie répétèrent: Maître, tout est à vous, qui, dans la langue des courtisans, voulait dire tout est pour nous, car la cour donne tout aux princes, comme les prêtres tout à Dieu; et ces domaines, ces apanages, ces listes civiles, ces budgets ne sont guère autrement pour le roi que le revenu des abbayes n'est pour Jésus-Christ. Achetez, donnez Chambord, c'est la cour qui le mangera; le prince n'en sera ni pis ni mieux. Aussi ces belles idées de nous faire contribuer en tant de façons, viennent toujours de gens de cour, qui savent très-bien ce qu'ils font en offrant au prince notre argent. L'offrande n'est jamais pour le saint, ni nos épargnes pour les rois, mais pour cet essaim dévorant qui sans cesse bourdonne autour d'eux, depuis leur bereeau jusqu'à Saint-Denis.

Car, après la leçon du sage gouverneur, au temps dont je vous parle, bon temps, comme vous savez, les princes ayant appris une fois et compris

P. L. COURIER.

que tout était à eux, on leur enseignait à donner; un précepteur, abbé de cour, en lisant avec eux l'histoire, leur faisait admirer cet empereur Titus qui, dit-on, tus qui, dit-on, donnait à toutes mains, croyant perdu le jour qu'il n'avait rien donné, qu'on n'alla jamais voir sans revenir heureux, avec une pension, quelque gratification ou des coupons de rente; prince adoré de tout ce qui avait les grandes entrées ou qui montait dans les carrosses. La cour l'idolâtrait; mais le peuple? le peuple? il n'y en avait pas l'histoire n'en dit mot. Il n'y avait alors que les honnêtes gens, c'est-à-dire, les gens présentés : c'était là le monde, tout le monde, et le monde était heureux. Faites ainsi, mon maître, vous serez adoré comme ce bon empereur; la cour vous bénira; les poëtes vous loueront, et la postérité en croira les poëtes. Voilà les éléments d'histoire qu'on enseignait alors aux princes. Peu de mention d'ailleurs de ces rois tels que Louis XII et Henri IV, en leur temps maudits de la cour pour n'avoir su donner comme d'autres faisaient si généreusement, si magnifiquement, avec choix néanmoins. Donner au riche, aider le fort, c'est la maxime du bon temps, de ce bon temps qui va revenir tout à l'heure, sans aucun doute, à moins que jeunesse ne grandisse et vieillesse ne périsse.

Mais la jeunesse croît chez nous, et voit croître avec elle ses princes; je dis avec elle, et je m'entends. Nos enfants, plus heureux que nous, vont connaître leurs princes élevés avec eux, et en seront connus. Déjà voilà le fils aîné du duc d'Orléans, je sais cela de bonne part, et vous le garantis plus sûr que si les gazettes le disaient, voilà le duc de Chartres au collége, à Paris. Chose assez simple, direz-vous, s'il est en âge d'étudier: simple sans doute, mais nouvelle pour les personnes de ce rang. On n'a point encore vu de prince au collége; celui-ci, depuis qu'il y a des colléges et des princes, est le premier qu'on ait élevé de la sorte, et qui profite du bienfait de l'instruction publique et commune; et de tant de nouveautés écloses de nos jours, ce n'est pas la moins faite pour surprendre. Un prince étudier, aller en classe! un prince avoir des camarades! Les princes jusqu'ici ont eu des serviteurs, et jamais d'autre école que celle de l'adversité, dont les rudes leçons étaient perdues souvent. Isolés à tout âge, loin de toute vérité, ignorant les choses et les hommes, ils naissaient, ils

mouraient dans les liens de l'étiquette et du cérémonial, n'ayant vu que le fard et les fausses couleurs étalées devant eux; ils marchaient sur

nos têtes, et ne nous apercevaient que quand par hasard ils tombaient. Aujourd'hui, connaissant l'erreur qui les séparait des nations, comme si la clef d'une voûte, pour user de cette comparaison, pouvait en être hors et ne tenir à rien, ils veulent voir des hommes, savoir ce que l'on sait, et n'avoir plus besoin des malheurs pour s'instruire; tardive résolution, qui, plus tôt prise, leur eût épargné combien de fautes, et à nous combien de maux ! Le duc de Chartres au collége, élevé chrétiennement et monarchiquement, mais, je pense, aussi un peu constitutionnellement, aura bientôt appris ce qu'à notre grand dommage ignoraient ses aïeux, et ce n'est pas le latin que je veux dire, mais ces simples notions de vérités communes que la cour tait aux princes, et qui les garderaient de faillir à nos dépens. Jamais de Dragonnades ni de Saint-Barthélemy, quand les rois, élevés au milieu de leurs peuples, parleront la même langue, s'entendront avec eux sans truchement ni intermédiaire; de Jacquerie non plus, de Ligues, de Barricades. L'exemple ainsi donné par le jeune duc de Chartres aux héritiers des trônes, ils en profiteront sans doute. Exemple heureux autant qu'il est nouveau! que de changements il a fallu, de bouleversements dans le monde pour amener là cet enfant ! Et que dirait le grand roi, le roi des honêtes gens, Louis le Superbe, qui ne put souffrir confondus avec la noblesse du royaume, ses bâtards mêmes, ses bâtards! tant il redoutait d'avilir la moindre parcelle de son sang! Que dirait ce parangon de l'orgueil monarchique, s'il voyait aux écoles, avec tous les enfants de la race sujette, un de ses arrière-neveux, sans pages ni jésuites, suivre des exercices et disputer des prix; tantôt vainqueur, tantôt vaincu; jamais, dit-on, favorisé ni flatté en aucune sorte, chose admirable au collège même (car où n'entre pas cette peste de l'éducation?), croyable pourtant, si l'on pense que la publicité des cours rend l'injustice difficile, qu'entre eux les écoliers usent peu de complaisance, peu volontiers cèdent l'honneur, non encore exercés aux feintes qu'ailleurs on nomme déférences, égards, ménagements, et qu'a produits l'horreur du vrai? Là, au contraire, tout se dit, toutes choses ont leur vrai nom et le même nom pour tous; là, tout est matière d'instruction, et les meilleures leçons ne sont pas celles des maîtres. Point d'abbé Dubois, point de menins : personne qui dise au jeune prince: Tout est à vous, vous pouvez tout; il est l'heure que vous voulez. En un mot, c'est le bruit commun

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qu'on élève là le duc de Chartres comme tous les enfants de son âge; nulle distinction, nulle différence, et les fils de banquiers, de juges, de négociants, n'ont aucun avantage sur lui; mais il en aura lui beaucoup, sorti de là, sur tous ceux qui n'auront pas reçu cette éducation. Il n'est, vous le savez, meilleure éducation que celle des écoles publiques, ni pire que celle de la cour. Ah! si au lieu de Chambord pour le duc de Bordeaux, on nous parlait de payer sa pension au collége (et plût à Dieu qu'il fût en âge, que je l'y pusse voir de mes yeux), s'il était question de cela, de bon cœur j'y consentirais et voterais ce qu'on voudrait, dût-il m'en coûter ma meilleure coupe de sainfoin il ne nous faudrait pas plaindre cette dépense; il y va de tout pour nous. Un roi ainsi élevé ne nous regarderait pas comme sa propriété, jamais ne penserait nous tenir à cheptel de Dieu ni d'aucune puissance.

Mais à Chambord qu'apprendra-t-il? ce que peuvent enseigner et Chambord et la cour. Là, tout est plein de ses aïeux. Pour cela précisément je ne l'y trouve pas bien, et j'aimerais mieux qu'il vécût avec nous qu'avec ses ancêtres. Là, il verra partout les chiffres d'une Diane, d'une Châteaubriand, dont les noms souillent encore ces parois infectées jadis de leur présence. Les interprètes, pour expliquer de pareils emblèmes, ne lui manqueront pas, on peut le croire ; et quelles instructions pour un adolescent destiné à régner! Ici, Louis, le modèle des rois, vivait (c'est le mot à la cour) avec la femme Montespan, avec la fille la Vallière, avec toutes les femmes et les filles que son bon plaisir fut d'ôter à leurs maris, à leurs parents. C'était le temps alors des mœurs, de la religion; et il communiait tous les jours. Par cette porte entrait sa maîtresse le soir, et le matin son confesseur. Là, Henri faisait pénitence entre ses mignons et ses moines; mœurs et religion du bon temps! Voici l'endroit où vint une fille éplorée demander la vie de son père, et l'obtint (à quel prix!) de François, qui là mourut de ses bonnes mœurs. En cette chambre, un autre Louis.....; en celle-ci, Philippe...... sa fille.... O mœurs! ô religion! perdues depuis que chacun travaille et vit avec ses enfants. Chevalerie, cagoterie, qu'êtes-vous devenues? Que de souvenirs à conserver dans ce monument, où tout respire l'innocence des temps monarchiques! et quel dommage c'eût été d'abandonner à l'industrie ce temple des vieilles mœurs, de la vieille galanterie (autre mot de cour, qui ne se peut honnêtement traduire), de

laisser s'établir des familles laborieuses et d'i- | bord, lorsque vous aurez là tous les grands réunis gnobles ménages sous ces lambris, témoins de tant d'augustes débauches! Voilà ce que dira Chambord au jeune prince, logé là d'ailleurs comme l'était le roi François Ier, et comme aucun de nous ne voudrait l'être. Dieu préserve tout honnête homme de jamais habiter une maison bâtie par le Primaticcio! Les demeures de nos pères ne nous conviennent non plus aujourd'hui que leurs lois; et comme nous valons mieux qu'eux, à tous égards, sans nous vanter trop, ce me semble, et à n'en juger seulement que par la conduite des princes, qui n'étaient pas, je crois, pires que leurs sujets; vivant mieux de toute manière, nous voulons être et sommes en effet mieux logés.

Que si l'acquisition de Chambord ne vaut rien pour celui à qui on le donne, je vous laisse à penser pour nous qui le payons. J'y vois plus d'un mal, dont le moindre n'est pas le voisinage de la cour. La cour, à six lieues de nous, ne me plaît point. Rendons aux grands ce qui leur est dû; mais tenons-nous-en loin le plus que nous pourrons, et, ne nous approchant jamais d'eux, tâchons qu'ils ne s'approchent point de nous, parce qu'ils peuvent nous faire du mal, et ne nous sauraient faire de bien. A la cour tout est grand, jusqu'aux marmitons. Ce ne sont là que grands officiers, grands seigneurs, grands propriétaires. Ces gens, qui ne peuvent souffrir qu'on dise mon champ, ma maison; qui veulent que tout soit terre, parc, château, et tout le monde seigneurs ou laquais, ou mendiants; ces gens ne sont pas tous à la cour. Nous en avons ici, et même c'est de ceux-là qu'on fait nos députés ; à la cour il n'y en a point d'autres. Vous savez de quel air ils nous traitent, et le bon voisinage que c'est. Jeunes, ils chassent à travers nos blés avec leurs chiens et leurs chevaux, ouvrent nos aies, gâtent nos fossés, nous font mille maux, mille sottises; et plaignez-vous un peu, adressez-vous au maire, ayez recours, pour voir, aux juges, au préfet, puis vous m'en direz des nouvelles quand vous serez sorti de prison. Vieux, c'est encore pis; ils nous plaident, nous dépouillent, nous ruinent juridiquement, par arrêt de messieurs qui dînent avec eux, honnêtes gens comme eux, incapables de manger viande le vendredi ou de manquer la messe le dimanche; qui, leur adjugeant votre bien, pensent faire œuvre méritoire et recomposer l'ancien régime. Or, dites, si un seul près de vous de ces honnêtes éligibles suffit pour vous faire enrager et souvent quitter le pays, que sera-ce d'une cour à Cham

autour d'un plus grand qu'eux? Croyez-moi, mes amis, quelque part que vous alliez, quelque affaire que vous ayez, ne passez point par là; détournezvous plutôt, prenez un autre chemin, car en marchant, s'il vous arrive d'éveiller un lièvre, je vous plains. Voilà les gardes qui accourent. Chez les princes, tout est gardé; autour d'eux, au loin et au large, rien ne dort qu'au bruit des tambours et à l'ombre des baïonnettes; vedettes, sentinelles, observent, font le guet; infanterie, cavalerie, artillerie en bataille, rondes, patrouilles, jour et nuit ; armée terrible à tout ce qui n'est pas étranger. Le voilà: qui vive? Wellington; ou bien laissez-vous prendre et mener en prison. Heureux si on ne trouve dans vos poches un pétard! Ce sont là, mes amis, quelques inconvénients du voisinage des grands. Y passer est fâcheux ; y demeurer est impossible, à qui du moins ne veut être ni valet ni mendiant.

Vous seriez bientôt l'un et l'autre. Habitant près d'eux, vous feriez comme tous ceux qui les entourent. Là, tout le monde sert ou veut servir. L'un présente la serviette, l'autre le vase à boire. Chacun reçoit ou demande salaire, tend la main, se recommande, supplie. Mendier n'est pas honte à la cour: c'est toute la vie du courtisan. Dès l'enfance, appris à cela, voué à cet état par honneur, il s'en acquitte bien autrement que ceux qui mendient par paresse ou nécessité. Il y apporte un soin, un art, une patience, une persé vérance, et aussi des avances, une mise de fonds; c'est tout, en tout, genre d'industrie. Gueux à la besace, que peut-on faire ? Le courtisan mendie en carrosse à six chevaux, et attrape plus tôt un million que l'autre un morceau de pain noir. Actif, infatigable, il ne s'endort jamais; il veille la nuit et le jour, guette le temps de demander, comme vous celui de semer, et mieux. Aucun refus, aucun mauvais succès ne lui fait perdre courage. Si nous mettions dans nos travaux la moitié de cette constance, nos greniers chaque année rompraient. Il n'est affront, dédain, ou trage ni mépris qui le puissent rebuter. Éconduit, il insiste; repoussé, il tient bon : qu'on le chasse, il revient qu'on le batte, il se couche à terre. Frappe, mais écoute et donne. Du reste, prêt à tout. On est encore à inventer un service assez vil, une action assez lâche, pour que l'homme de cour, je ne dis pas s'y refuse, chose inouïe, impossible, mais n'en fasse point gloire et preuve de dévouement. Le dévouement est grand à la personne d'un maître; c'est à la personne qu'on

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se dévoue, au corps, au contenu du pourpoint, et même quelquefois à certaines parties de la personne, ce qui a lieu surtout quand les princes sont jeunes.

La vertu semble avoir des bornes. Cette grande hauteur, qu'ont atteinte certaines âmes, paraît en quelque sorte mesurée. Caton et Washington montrent où peut s'élever le plus beau, le plus noble de tous les sentiments, c'est l'amour du pays et de la liberté. Au-dessus on ne voit rien. Mais le dernier degré de bassesse n'est pas connu; et ne me citez point ceux qui proposent d'acheter des châteaux pour les princes, d'ajouter à leur garde une nouvelle garde; car on ira plus bas, et eux-mêmes demain vout trouver d'autres inventions qui feront oublier celles-là.

Vous, quand vous aurez vu les riches demander, chacun recevoir des aumônes proportionnées à sa fortune, tous les honnêtes gens abhorrer le travail et ne fuir rien tant que d'être soupçonnés de la moindre relation avec quiconque a jamais pu faire quelque chose en sa vie, vous rougirez de la charrue, vous renierez la terre votre mère, et l'abandonnerez, ou vos fils vous abandonneront, s'en iront valets de valets à la cour, et vos filles, pour avoir seulement ouï parler de ce qui s'y passe, n'en vaudront guère mieux au logis.

Car, imaginez ce que c'est. La cour... il n'y a ici ni femmes ni enfants. Écoutez: La cour est un lieu honnête, si l'on veut, cependant bien étrange. De celle d'aujourd'hui, j'en sais peu de nouvelles; mais je connais, et qui ne connaît celle du grand Louis XIV, le modèle de toutes, la cour par excellence, dont il nous reste tant de Mémoires, qu'à présent on n'ignore rien de ce qui s'y fit jour par jour ? C'est quelque chose de merveilleux ; par exemple, leur façon de vivre avec les femmes.... Je ne sais trop comment vous dire. On se prenait, on se quittait, ou, se convenant, on s'arrangeait. Les femmes n'étaient pas toutes communes à tous; ils ne vivaient pas pêle-mêle. Chacun avait la sienne, et même ils se mariaient. Cela est hors de doute. Ainsi je trouve qu'un jour, dans le salon d'une princesse, deux femmes au jeu s'étant piquées, comme il arrive, l'une dit à l'autre : Bon Dieu, que d'argent vous jouez! combien donc vous donnent vos amants? Autant, repartit celle-ci, sans s'émouvoir, autant que vous donnez aux vôtres. Et la chronique ajoute : Les maris étaient là. Elles étaient mariées; ce qui s'explique peutêtre en disant que chacune était la femme d'un homme, et la maîtresse de tous. Il y a de pareils traits une foule. Ce roi eut un ministre, entre

| autres, qui, aimant fort les femmes, les voulut avoir toutes; j'entends celles de la cour qui en valaient la peine : il paya, et les eut. Il lui en coûta. Quelques-unes se mirent à haut prix, connaissant sa manie. Mais enfin il les eut toutes comme il voulut. Tant que, voulant avoir aussi celle du roi, c'est-à-dire sa maîtresse d'alors, il la fit marchander, dont le roi se fâcha et le mit en prison. S'il fit bien, c'est un point que je laisse à juger; mais on en murmura. Les courtisans se plaignirent. Le roi veut, disaient-ils, entretenir nos femmes, c...... avec nos sœurs, et nous interdire ses... ; je ne vous dis pas le mot; mais ceci est historique, et si j'avais mes livres, je vous le ferais lire. Voilà ce qui fut dit, et prouve qu'il y avait du moins quelque espèce de communauté, nonobstant les mariages et autres arrangements.

Une telle vie, mes amis, vous paraît impossible à croire. Vous n'imaginez pas que, dans de pareils désordres, une famille, une maison subsistent, encore moins qu'il y eût jamais un lieu où tout le monde se conduisît de la sorte. Mais quoi? ce sont des faits, et m'est avis aussi que vous raisonnez mal. Vos maisons périraient, dites-vous, si les choses s'y passaient ainsi. Je le crois. Chez vous on vit de travail, d'économie; mais à la cour on vit de faveur. Chez vous, l'industrie du mari amène tous les biens à la maison, où la femme dispose, ordonne, règle chaque chose. Dans le ménage de cour, au contraire, la femme au dehors s'évertue. C'est elle qui fait les bonnes affaires. Il lui faut des liaisons, des rapports, des amis, beaucoup d'amis. Sachez qu'il n'y a pas en France une seule famille noble, mais je dis noble de race et d'antique origine, qui ne doive sa fortune aux femmes ; vous m'entendez. Les femmes ont fait les grandes maisons; ce n'est pas, comme vous croyez bien, en cousant les chemises de leurs époux ni en allaitant leurs enfants. Ce que nous appelons, nous autres, honnête femme, mère de famille, à quoi nous attachons tant de prix, trésor pour nous, serait la ruine du courtisan. Que voudriez-vous qu'il fit d'une dame Honesta, sans amants, sans intrigues, qui, sous prétexte de vertu, claquemurée dans son ménage, s'attacherait à son mari? Le pauvre homme verrait pleuvoir des grâces autour de lui, et n'attraperait jamais rien. De la fortune des familles nobles il en paraît bien d'autres causes, telles que le pillage, les concussions, l'assassinat, les proscriptions, et surtout les confiscations. Mais qu'on y regarde, et on verra qu'aucun de ces moyens n'eût pu être mis en œuvre sans la faveur d'un grand, obtenue par

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