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lui envoyant chaque semaine un pain par le coche de Melun. A force d'application, il devint professeur à Bourges, et se recommanda dès lors à la faveur de plusieurs grands personnages et du roi François Ier lui-même par quelques traductions de Diodore de Sicile et d'autres auteurs grecs. Henri II le choisit pour précepteur de deux de ses fils (Charles IX et Henri III), sous le règne desquels Amyot parvint à l'épiscopat d'Auxerre et à tous les honneurs que pût rêver alors un lettré comblé des dons de la fortune. Toujours plein d'application, de douceur et d'amour pour l'étude, Amyot entreprit de justifier la protection dont on l'honorait en composant quelque travail considérable. Il traduisit (4559-4572) les œuvres entières de Plutarque, qui avait réuni dans ses « Vies des hommes illustres »> et dans ses traités de morale les plus belles actions de l'antiquité. En choisissant cet excellent auteur, le traducteur versait à pleines mains dans le public français, alors si fortement tourmenté pas les passions, des trésors purs et calmants pour les âmes, et dans la littérature un langage qu'on n'avait pas encore entendù si harmonieux et si doux. Voici, par exemple, comment il parle des bienfaits du roi Numa :

Ayant donques Numa fait ces choses à son entrée, pour toujours gaigner de plus en plus l'amour et la bienveillance du peuple, il commença incontiment à tascher d'amollir et adoulcir, ne plus ne moins qu'un fer, sa ville, en la rendant, au lieu de rude, aspre et belliqueuse qu'elle estoit, plus doulce et plus juste. Car, sans point de doubte, elle estoit proprement ce que Platon appelle une ville bouillante, ayant premièrement esté fondée par hommes les plus courageux et les plus belliqueux du monde qui de tous costez, avec une audace désespérée, s'estoyent illec jettez et assemblez, et depuis s'estoit accreue et fortifiée par armes et guerres continuelles, tout ainsi que les pilotis que l'on fiche dedans terre, plus on les secoue et phis' on les affermit, et les fait-on entrer plus avant. Parquoy Numa, pensant bien que ce n'estoit pas petite ne légère entreprise que de vouloir addoulcir et renger à vie pacifique un peuple si hault à la main, si fier et si farouche, il se servit de l'aide des dieux, amollissant petit à petit et attiédissant ceste fierté de courage et ceste ardeur de combattre par sacrifices, festes, danses et processions ordinaires que il célébroit lui-mesme, ès quelles avec la devotion y avoit du passe-temps et de la délectation meslée parmy, et quelquefois leur mettoit des frayeurs et crainte des dieux devant les yeux, leur faisant à croire qu'il avoit veu quelques visions estranges, pour tousjours humilier et abaisser leurs cueurs soubz la crainte des dieux... Tant estoient toutes occasions de guerre et partout éteintes et amorties, à cause que non-seulement à Rome, le peuple se trouva amolli et addoulci par l'exemple de la justice, clemence et bonté du roi, mais aussi aux villes d'alenviron commença une merveilleuse mutation de mœurs, ne plus ne moins que si c'eût esté

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quelque doulce haleine d'un vent salubre et gracieux qui leur eût soufflé du côté de Rome pour les rafraischir, et se coula tout doulcement ès cœurs des hommes un désir de vivre en paix, de labourer la terre, d'élever des enfants en repos et tranquillité, et de servir et honorer les dieux, de manière que, par toute Italie, n'y avoit que festes, jeux, sacrefices et banquets... » — Plus tard, les érudits ont trouvé beaucoup à reprendre dans les traductions d'Amyot il n'a pas toujours l'intelligence parfaite de son auteur; il n'est pas très-exact; il ajoute ou retranche pour arrondir ses phrases: toutefois, il a si bien réussi à rendre son travail utile et aimable, qu'encore aujourd'hui, lorsqu'on veut citer Plutarque en français, c'est la vieille traduction d'Amyot qu'on préfère aller prendre.

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Au milieu des études savantes, des hautes préoccupations religieuses et politiques, on ne voit guère quelle place le siècle de la renaissance laissait à cette veine caustique et gaillarde qui avait égayé le moyen âge sous la forme de fabliaux, de contes et de nouvelles. Ce genre était complétement banni de la poésie, où l'on ne voulait plus que de nobles et fiers accents; la prose tendait à suivre la même pente. Il y eut bien encore l'Heptaméron (les Sept Journées), recueil de nouvelles galantes composé, à l'imitation du Décaméron de Boccace, par la reine Marguerite, et publié après sa mort, en 1558; il y eut aussi, quelque vingt ans plus tard, le livre graveleux de Béroalde de Verville «le Moyen de parvenir », plus convenablement intitulé en d'autres éditions : « le Salmigon» dis. » Mais la vieille école de la causticité française paraissait devoir languir condamnée par le tour sérieux des esprits, et ne plus trouver d'asile qu'en égayant çà et là des écrits plus graves. Il n'en fut rien cependant. Une bonne partie des conteurs du moyen âge étaient, nous l'avons vu, de la race des libres penseurs; leurs facéties enveloppaient d'un voile transparent, sinon léger, les boutades de l'humeur populaire contre l'injustice et les privilégiés : les nobles, les riches, les ecclésiastiques. Au seizième siècle, ce sentiment, loin d'être éteint, ne s'exprimait plus par des chansons, mais par des coups; il recrutait les armées de la Réforme et celles de la Ligue. Ceux-là seuls restèrent la plume à la main, et toujours à demi cachés sous les voiles, qui ne s'arrêtaient dans leurs hardiesses ni à la Ligue, ni à la Réforme, et qui pour leurs opinions, principalement en matière de christianisme, auraient aussi bien pu être brûlés par les protestants que par les catholiques. Deux hommes de cette trempe se sont principalement signalés. L'un, Bonaventure Despériers, bel esprit de la cour de la reine Marguerite de Navarre, dont il était valet de chambre, publia, en 4537, sous ce titre « Cymbalum mundi, contenant quatre dia»logues poétiques, fort antiques, joyeux et facé» tieux », une série de plaisanteries irréligieuses qui, malgré leurs déguisements, échappèrent si peu aux poursuites légales, que cette première édition

fut supprimée et que, peu d'années après (4544), l'auteur se perça de son épée afin d'éviter les juges et les bourreaux. L'autre était Rabelais.

François Rabelais naquit, vers 4483, dans une condition très-modeste. Son père, aubergiste à Chinon, en Touraine, le fit élever dans une abbaye voisine de cette petite ville, et le fit ensuite entrer comme religieux dans le couvent des Cordeliers de Fontenay-le-Comte, en Poitou. L'ignorance, la fainéantise et l'ivrognerie de ses confrères devinrent plus tard un texte intarissable de plaisanteries pour Rabelais; cependant ee fut au milieu d'eux, dans cette première partie de sa vie passée à l'ombre des cloîtres, qu'il amassa les trésors d'un savoir prodigieux les littératures hébraïque, grecque, latine, la plupart des langues modernes, et presque tout ce qu'on pouvait posséder alors de connaissances en astronomie, en physique et en histoire naturelle. Aussi était-il en rapports d'amitié avec plusieurs savants célèbres de son temps, tels que Guillaume Budé, Étienne Dolet, Geoffroi d'Estissac, évêque de Maillezais, et les frères du Bellay. Il vivait doucement ainsi dans la grasse Touraine, et avait dépassé déjà l'âge de quarante ans, quand un jour, à la suite d'une querelle de couvent, il jeta le froc aux orties (vers 1523), et peu après, à la vue des bûchers allumés pour les hérétiques, il jugea prudent de s'éloigner. En 4530, on le trouve assis sur les bancs de l'École de médecine de Montpellier et y faisant, par son savoir, l'étonnement des étudiants et des professeurs. Appelé à Lyon, en 4532, par Étienne Dolet, son ami, il devint correcteur d'imprimerie et publia divers traités de médecine, principalement d'Hippocrate et de Galien. Ses doctes élucubrations n'eurent aucun débit, et son libraire s'en étant plaint, il jura, « par Jupiter et par le Styx », d'obtenir du frivole public une réparation pour son libraire et pour lui. En effet, la même année (1532), il fit imprimer et mettre en vente un conte saugrenu, une bouffonnerie, et, au bout de deux mois, le libraire déclara qu'il venait d'en vendre autant d'exemplaires qu'il vendait de Bibles en neuf ans. La bouffonnerie était intitulée : «<les Grandes et inestimables Chroniques » du grand et énorme géant Gargantua, contenant » sa généalogie, la grandeur et force de son corps, >> aussi les merveilleux faictz d'armes qu'il fist pour » le roi Artus. » (32 p. in-4°.) Ce conte burlesque n'avait d'autre portée que de ridiculiser les histoires de chevalerie et ce qu'il pouvait y avoir de trop emphatique dans les derniers des paladins, ceux de la cour de François Ier; mais sa gaieté folle, assaisonnée d'érudition, ravit d'aise le public.

Rabelais dut en faire presque aussitôt une seconde édition augmentée, et, au commencement de l'année suivante (4533), il en donna une suite intitulée « les Horribles et espouvantables faictz >> et prouesses du très renommé Pantagruel, roy » des Dipsodes, filz du grand géant Gargantua. » (128 p. in-4°.) Il jugea ce nouveau livret digne de porter son nom, en anagramme, et ajouta au titre :

<< Composez nouvellement par maistre Alcofribas » Nasier. »

Par la suite, et à de longs intervalles, il continua cette histoire de géants, qui finit par former cinq livres et qui eût aussi bien pu se poursuivre sans fin, car elle n'avait ni lien ni conclusion; mais dès cette seconde série, l'auteur était devenu maître de son sujet, et, avec une étincelle de génie qu'avait enflammée sans doute son premier succès, il avait mêlé à ses bouffonneries une philosophie sérieuse, à ses propos de taverne, à ses saillies ordurières, des morceaux écrits avec un calme, un bon goût et un art infinis. Ses personnages burlesques étaient désormais des caractères, et de quelque manière qu'il les fit mouvoir, on ne pouvait s'empêcher d'admirer des marionnettes crottées et barbouillées de vin, mais bourrées de bon sens, de verve comique et de vérités pénétrantes.

Rabelais, écrivain unique par son érudition universelle, par son affection à rechercher toutes les vieilleries françaises, les légendes, les dictons populaires, les provincialismes, par sa facilité à forger, lui aussi, des tournures et des expressions grotesques tirées du grec et du latin, forcé d'ailleurs de se perdre souvent dans les nuages de l'allégorie, a fait le bonheur et le désespoir des commentateurs. Plus d'un passage de son œuvre est resté et restera inintelligible, malgré les efforts de ceux qui ont prétendu retrouver les personnes et les localités véritables que désignaient ses noms de fantaisie. Ainsi, l'on a cru voir dans Grandgousier, le premier de ses géants merveilleux, un portrait de Louis XII; dans Gargantua, son fils, François Ier, et dans Pantagruel, Henri II. Il est vrai que tels qu'ils sont dépeints dans le roman, le premier de ces rois héroïques représente la bonté, le second la force et le troisième l'instruction; il est vrai aussi que Rabelais n'a pu être un si grand peintre qu'en empruntant beaucoup à la nature; mais ces vagues ressemblances qu'on croit surprendre en un endroit sont démenties en vingt autres, et le plus sage, à cet égard, est de s'en tenir à ces paroles de l'historien de Thou: « Il a composé un écrit des plus ingénieux, dans lequel il a représenté et mis en quelque sorte sur la scène toutes les classes de l'État et de la société, en les livrant à la risée populaire sous des noms supposés. »

Rabelais n'a pas non plus livré tout au rire. Il est intarissable lorsqu'il brocarde les prêtres, les avocats, les procureurs, les juges, les pédants, les marchands avides, surtout les moines. Il n'épargne pas même les médecins : « Et se cuida (Pantagruel) mettre à estudier en medicine; mais il considéra que l'estat estoit fascheux par trop et mélancholique, et que les medicins sentoient les clystères comme vieulx diables. » Mais rien de plus sérieux et en quelque sorte de plus touchant que l'esprit de justice et de bienveillance du géant Grandgousier, rien de plus sensé que ses actions et ses dis

cours. On cite comme d'excellents morceaux, par exemple, ses lamentations sur la nécessité où il se trouve de faire la guerre pour réprimer les attaques de ses voisins, l'allocution qu'il adresse à des pèlerins pour leur faire comprendre l'abus de leurs pieux voyages, le plan d'éducation que l'on trace sous ses yeux pour son fils Gargantua. « Les chapitres 23 et 24 du premier livre sont vraiment admirables, et nous offrent le plus sain et le plus vaste système d'éducation qui se puisse imaginer, un système mieux imaginé que celui de l'Emile, tout pratique, tourné à l'utilité, au développement de tout l'homme, tant des facultés du corps que de celles de l'esprit. On y reconnaît à chaque pas le médecin éclairé, le physiologiste, le philosophe.»> (Sainte-Beuve.) Pantagruel est le même homme que son grand-père, avec moins de simplesse dans l'esprit.

Un jour, il assiste à une affaire judiciaire qui se discute dans ses États. « Les présidents, sénateurs et conseillers le prierent entrer avec eulx et ouir la décision des causes et raisons que allégueroyt Bridoye pourquoi auroit donné certaine sentence, laquelle ne sembloit du tout équitable a icelle court centumvirale. Pantagruel entre voulentiers, et là, trouve Bridoye au millieu du parquet, assis, et pour toutes raisons et excuses, rien plus ne respondant sinon qu'il estoit vieil devenu et qu'il n'avoit la veue tant bonne comme de coustume alléguant plusieurs misères et calamitez que la vieillesse porte avecques soy. Pour tant ne congnoissoit-il tant distinctement les points des dés, comme il avoit faict par le passé. Dont povoit estre qu'en la façon que Isaac, vieil et mal voyant, print Jacob pour Esau, ainsi à la décision du procès dont il estoit question, il auroit prins un quatre pour un cinq: notamment référant que lors il avoit usé de ses petits dés. Et que, par disposition de droit, les imperfections de nature ne doibvent estre imputées à crime. Quels dés, demandoit Trinquamelle, grand président d'icelle court, mon ami, entendez-vous? Les dés, respondit Bridoye, des jugements, alea judiciorum, des quels est escrit... (car Bridoye appuye chacune de ses allégations sur des textes du droit romain), et des quels dés vous aultres, messieurs, ordinairement usez en ceste vostre court souveraine aussi font tous autres juges en décision des procès. - Et comment, demandoit Trinquamelle, faites-vous, mon ami? - Je fay comme vous aultres, messieurs, et comme est l'usance de judicature, à la quelle nos droictz commandent toujours déférer. Ayant bien vu, revu, lu, relu, paperassé et feuilleté les complainctes, adjournemens, comparitions, commissions, informations, etc... exploits et aultres telles dragées et espiceries d'une part et d'aultre, comme doibt faire le bon juge, je pose sus le bout de ma table, en mon cabinet, tous les sacs du deffendeur, et luy livre chance premièrement, comme vous aultres, messieurs. Cela faict, je pose les sacs du demandeur, comme

vous aultres, messieurs, sur l'aultre bout, visum visu; pareillement et quant et quant je luy livre chance. - Mais, demandoit Trinquamelle, mon amy, à quoy congnoissez-vous l'obscurité des droicts prétendus par les parties plaidoyantes? - Comme vous aultres, messieurs, respondist Bridoye; sçavoir est quand il y a beaucoup de sacs de part et d'aultre, et lors j'use de mes petits dés, comme vous aultres, messieurs, suyvant la loy semper in stipulationibus. J'ay d'aultres gros dés bien beaux et harmonieux desquels j'use, comme vous aultres, messieurs, quand la matière est plus liquide, c'està-dire quand moins y a de sacs. Cela faict, demandoit Trinquamelle, comment sententiez-vous, mon ami? Comme vous aultres, messieurs, respondist Bridoye; pour celluy je donne sentence duquel la chance, livrée par le sort du dé judiciaire, première advient. — Voyre; mais, demandoit Trinquamelle, mon amy, puisque par sort et jet des dés vous faictes vos jugements, pourquoy ne livrez-vous cette chance le jour et heure propre que les parties controverses comparoissent par devant vous, sans aultre delay? De quoy vous servent ces escriptures et aultres procédures contenues dedans les sacs? - Comme à vous aultres, messieurs, respondist Bridoye, elles me servent de troys choses exquises, requises et authenticques. Premièrement pour la forme, en omission de laquelle ce qu'on a fait n'est valable. Secondement, comme à vous aultres, messieurs, me servent d'exercice honneste et salutaire. Feu M. Othoman Vadare, grand medicin, m'a dict maintes fois que faulte d'exercitation corporelle est cause unique du peu de santé et briefveté de vie de vous aultres, messieurs, et tous officiers de justice. Tiercement, je considère que le temps mûrit toutes choses: le temps est père de vérité. C'est pourquoy, comme vous aultres, messieurs, je sursoye, délaye et diffère le jugement afin que le procès, bien ventilé, grabelé et débattu, vienne par succession de temps à sa maturité, et le sort par après advenant soit plus doulcement porté des parties condamnées... A tant se tut Bridoye. Trinquamelle luy commanda yssir hors la chambre du parquet. Ce que feut faict. Alors il dist à Pantagruel : Raison veult, prince très-auguste, que vous presentions la décision de ceste matière tant nouvelle, tant paradoxe et estrange de Bridoye, qui, vous présent, voyant et entendant, a confessé juger au sort des dés. Sy, vous prions qu'en veuillez sententier comme vous semblera juridicque et équitable. - A ce respondist Pantagruel: Messieurs, mon estat n'est en profession de décider procès, comme bien sçavez. Mais, puisqu'il vous plaist me faire tant d'honneur, en lieu de faire office de juge, je tiendray lieu de suppliant. En Bridoye, je recongnoy plusieurs qualitez par lesquelles me sembleroit pardon du cas advenu meriter. Premièrement, vieillesse; secondement, simplesse. Tiercement, je recongnoy ung aultre cas pareillement en nos droicts déduit à la faveur de Bridoye, c'est que

ceste unicque faulte doibt estre abolie, extaincte et absorbée en la mer immense de tant d'équitables sentences qu'il a donné par le passé, et que par quarante ans et plus, on n'a trouvé en lui acte de répréhension: comme si en la rivière de Loire je jectoys une goutte d'eaue de mer; pour ceste unicque goutte, personne ne la sentiroit, personne ne la diroit salée. Et me semble qu'il y a je ne sçay quoy de Dieu qui a faict et dispensé qu'à ces jugemens de sort toutes les précédentes sentences ayant esté trouvées bonnes en ceste vostre vénérable et souveraine court; lequel, comme sçavez, veult souvent sa gloire apparoître en l'hébétation des saiges, en la dépression des puissans et en l'érection des simples et humbles. » Les bonnes paroles de Pantagruel ont leur grain de malice; mais toute cette scène, d'un comique fin et contenu, est bien loin de la bouffonnerie.

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Le plus souvent, à la vérité, Rabelais est d'une gaieté et d'une crudité que rien n'arrête. Il n'y a guère de chapitres qui ne soient salis de propos d'ivrogne et de pis encore. On voit assez qu'il est né dans un cabaret, qu'il est buveur infatigable, et qu'il écrit ou dicte à table, entre les plats et les pots « Car à la composition de ce livre seigneurial, je ne perdy ni employai oncques plus ny aultre temps que celluy qui estoit estably à prendre ma réfection corporelle, beuvant et mangeant; aussi est-ce la juste heure d'escrire ces haultes matières et sciences profondes. » Cependant, à la faveur de son ivresse réelle ou feinte, il glisse ses pointes audacieuses, et mêle à dessein le gros rire de la bouffonnerie avec le rire mordant du sarcasme, qui se confondent dans sa voix avinée. Rabelais est loin de médire des jeûnes imposés par l'Église; il se borne à parler avec reconnaissance de « cellui grand bon piteux Dieu, lequel ne créa oncques le karesme, oui bien les salades, harencs, merlus, carpes, brochets, dars, umbrines, ablettes, etc.; item les bons vins. » Il n'a garde d'attaquer les prophéties; il raconte seulement une histoire extravagante de six pèlerins que Gargantua mangea, par mégarde, dans une salade, et montre tous les détails de cette aventure indiqués dans les psaumes de David. Il n'élève aucun doute sur les généalogies rapportées dans la Genèse, ou en tête de l'Évangile selon saint Matthieu; mais il produit la liste des ancêtres de Pantagruel : « Et le premier feut Chalbroth, qui engendra Sarabroth, qui engendra Faribroth, qui engendra Hurtali, qui fut beau mangeur de souppes, etc. » Voici le phénomène qui apparaît à la naissance de Gargantua : ... Sursaulta l'enfant et entra en la veine creuse, et gravissant par le diaphragme jusques au-dessus des espaules, où la dicte veine se part en deux, print son chemin à gauche, et sortit par l'aureille gauche. Je me doubte que ne croyez asseurément ceste estrange nativité. Si ne le croyez, je ne m'en soucie; mais ung homme de bien, ung homme de bon sens croit tousjours ce qu'on luy dict et qu'il trouve par escript. Salomon ne dict-il pas : Inno

cens credit omni verbo (Prov., XIV)? et sainct Paul : Charitas omnia credit (Corinth., 1, 43)? Pourquoy ne le croiriez-vous? Pour ce, dictes-vous, qu'il n'y a nulle apparence. Je vous dis que, pour ceste seule cause, vous le debvez croire en foy parfaicte. Car les sorbonistes disent que foy est argument des choses de nulle apparence. Est-ce contre nostre loy, nostre foy, contre raison, contre la saincte Escripture? De ma part, je ne trouve rien escript ès Bibles sainctes qui soit contre cela. Mais si le vouloir de Dieu tel eust été, diriez-vous qu'il ne l'eust pu faire? Ah! par gråce, n'emburelucocquez jamais vos esperits de ces vaines pensées. Car, je vous dis que à Dieu rien n'est impossible; et, s'il vouloit, les femmes auroyent doresnavant ainsi leurs enfans par l'aureille... Bacchus ne feut-il pas engendré par la cuisse de Jupiter? Rocquetaillade naquit-il pas du talon de sa mère? Crocquemouche, de la pantoufle de sa nourrice?... »

Reprochera-t-on à Rabelais ce rôle de bouffon dont il s'était affublé? Mais aujourd'hui encore il n'exposerait pas aisément son incrédulité en de telles matières, et à l'époque où il écrivait, il n'affrontait rien moins que la mort, malgré ses grelots de fou. Les protestants avaient d'abord cru voir en lui un auxiliaire; Théodore de Bèze lui disait en vers latins : « Celui qui sait, en badinant, triompher ainsi, quel grand homme deviendra-t-il s'il veut être sérieux à son tour! » Mais bientôt ils se détrompèrent. Calvin l'appelait, lui et Bonaventure Despériers, « des chiens dégorgeant des blasphèmes. » François Ier, Henri II, les frères du Bellay, le cardinal de Lorraine, le cardinal de Chastillon, tous les grands seigneurs et tous les gens d'esprit de France, furent plus tolérants et crurent s'honorer davantage en élévant autour de Rabelais une barrière protectrice. L'ami d'Étienne Dolet, et de tant d'autres qui expièrent dans les flammes la liberté de leurs opinions, mourut àgé, tranquille, considéré, et curé du village de Meudon, près Paris (avril 1553).

Sans aller aussi loin que Rabelais, d'autres émancipateurs de la libre pensée concoururent à la même œuvre par des moyens plus sérieux. Pierre Ramus, ou plutôt de la Ramée (né en 4515, près de Noyon), attaqua les vieilles méthodes d'enseignement fondées sur une croyance aveugle aux assertions contenues dans les écrits d'Aristote tel que l'avaient fait les traductions du moyen âge. A vingt et un ans, il prit pour sujet de sa thèse de maître ès arts cette proposition paradoxale, que les livres attribués à Aristote étaient supposés et que ce qu'ils contenaient était faux. Tous les professeurs de la Faculté des arts de Paris se réunirent pour l'accabler; mais ils le combattirent vainement pendant tout un jour. Ramus, qui, pauvre comme Amyot, avait commencé comme lui par servir des étudiants pour pouvoir étudier lui-même, était un esprit fortement trempé qui se tira de toutes les objections avec tant d'adresse et de fermeté qu'à la fin de la séance il fut proclamé maître ès arts

avec applaudissements. Il eut dès lors des ennemis ardents, et ce combat qu'il avait provoqué dura

Ramus. D'après une estampe du temps.

même qui soit à eux; souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d'une armée, non pas d'un camp barbare, contre lequel il faudroit dépenser son sang et sa vie, mais d'un seul; non pas d'un Hercule, ni d'un Samson, mais d'un seul hommeau, et le plus souvent du plus lâche et féminin de la nation! » Voilà ce qu'inspiraient l'étude et le souvenir des écrivains de l'antiquité. Il est vrai que la Boétie, âgé de dix-huit ans alors, ne composa que pour lui et ses amis ce discours, qui fut imprimé seulement en 1578, contre Henri III. L'auteur était mort en 4563, conseiller au Parlement de Bordeaux. La Boétic doit une partie de sa gloire à l'amitié que professait pour lui un autre écrivain moraliste de la même province, auteur d'un écrit admirable qui clôt dignement les œuvres littéraires du seizième siècle. Nous voulons parler de Michel de Montaigne et de ses Essais. Montaigne (4533-4592), fils d'un brave écuyer gascon devenu maire de Bordeaux après avoir guerroyé en Italie, fit toute sa vie profession de se conduire en sage, en homme intègre, indépendant, occupé uniquement d'études et de méditations, dédaignant les honneurs ou les hochets de ce monde. « Il me plaît, disait-il, de voir combien il y a de lâcheté et de pusillanimité en l'ambition, par combien d'abjection et de servitude il lui faut arriver à son but. » Après avoir été quelques années conseiller au Parlement de Bordeaux, il se retira en sa« tour de Montaigne », n'ayant pas encore atteint l'àge de quarante ans, et commença-(1572), au milieu

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sa vie entière. On voulait lui fermer la bouche; François Ier, au contraire, lui donna une chaire dans son Collége royal de France, où deux mille auditeurs se pressaient à ses enseignements sur les auteurs anciens et la philosophic. Le troisième jour de la Saint-Barthélemy, ses ennemis privés forcèrent sa demeure au collège de Presles, le percèrent de coups, le jetèrent par la fenêtre et le traînèrent à la rivière. Ramus était un huguenot déclaré.

Un avocat né à Angers et qui devint non moins déclaré ligueur, Jean Bodin (4530-1596), essaya, le premier en France, d'écrire sur la théorie du gouvernement et de déduire les lois philosophiques de l'histoire. Il publia (en 1577) un traité De la République, c'est-à-dire de l'organisation de l'État, fondé sur une recherche sincère du juste et de l'honnête, et dans lequel il affirme que l'étude du passé, l'observation attentive des événements, la recherche de leurs causes, peuvent nous amener à prévoir les révolutions et à les conjurer. Politique moins sérieux, mais plus enthousiaste, Étienne de la Boétie, témoin, en 1548, des exécutions atroces ordonnées par Henri II et le maréchal de Montmorency pour réprimer une révolte à Bordeaux, écrivit cette année même, en face des échafauds, un Discours sur la servitude volontaire, dans lequel il s'écriait : « Quel malheur, ou plutôt quel malheureux vice, voir un nombre infini non pas obéir, mais servir; non pas être gouvernés, mais tyrannisés; ayant ni biens ni enfants, ni leur vie

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