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Ici, par le pendant d'une roche couverte
D'un tapis damassé, moitié de mousse verte,
Moitié de vert lierre, un argenté ruisseau
A flots entrecoupés précipite son eau;

Et qui courant après, or' sus, or' sous la terre
Humecte, divisé, les carreaux d'un parterre.

Cependant le discrédit dans lequel du Bartas est tombé ne tient pas seulement à ce qu'il était le champion d'une cause religieuse qui fut vaincue en France; il résulte aussi de ce qu'il péchait par le sentiment délicat des nuances, par le goût. On lui reproche, plus encore qu'à Ronsard, les formes violemment arrachées du grec et du latin, les hardiesses outrées, les combinaisons de mots qui plaisent à la langue allemande, mais qui ne sont pas conformes au génie de la nôtre. On cite ses inventions bizarres : «Apollon porte-jour; Hermès guide-navire; Mercure échelle-ciel, invente-art, aime-lyre; la guerre casse-lois, rase-forts, versesang, aime-pleurs. » Ce néologisme pourtant, employé avec discrétion, n'était pas aussi ridicule qu'il le paraît lorsqu'on en recueille les singularités pour les mettre, un peu perfidement, ensemble; du moins le pin baise-nue des vers cités tout à l'heure ne nous semble pas choquant, et s'il est permis de sourire quand du Bartas appelle ailleurs le soleil duc des chandelles, du Bartas pourrait répondre que ce titre est exactement le même que celui de chef des lumières, que nous emploierions sans scrupule aujourd'hui, et qu'il n'est pas plus risible en soi. Mais où du Bartas ne peut plus être défendu, c'est quand il décrit l'impression des divers objets de la nature sur les yeux de Dieu, sur ses oreilles, sur son nez, et quand il s'applaudit d'avoir augmenté la force de la langue en créant, à l'imitation du grec, des mots comme ba-battre et pé-pétiller. Le bon goût français est seul juge de tels écarts, et la sentence prononcée contre l'œuvre de du Bartas, ainsi déparée par des détails malheureux, est sans appel.

D'Aubigné était aussi enthousiaste que du Bartas, mais plus passionné, plus mordant, plus colère. Nous avons raconté (p. 58) l'une des premières scènes de sa vie, qui promettait un ardent calviniste; il fut plus encore: il fut non-seulement un brave écuyer de Henri de Navarre, chef des protestants, mais un conseiller qui demeura fidèle à ses principes après que son maître en eut changé, et qui, sur le déclin d'une longue carrière, préféra la disgrâce et l'exil aux capitulations de conscience. D'Aubigné ressemble à tous ceux qui aiment à parler d'eux-mêmes, et notamment à tous les auteurs de Mémoires; sa propre personne tient trop de place dans ses pensées pour qu'il mérite d'être cru sans bonnes preuves. Ainsi, à l'entendre, il lisait le latin, le grec et l'hébreu à six ans; à sept. ans et demi, il avait traduit le traité de Platon sur les devoirs du citoyen; fait prisonnier avec une famille huguenote qui s'enfuyait de Paris, il montra plus de courage que tous les autres, bien qu'il n'eût que onze ans, et se fit tellement admirer des

soldats, qu'on les sauva tous pour l'amour de lui; mis, deux ans après, à la discipline sévère du collège de Genève, là encore il se faisait admirer, « mème de M. de Bèze », par ses mutineries, et, durant toute sa vie, l'admiration suit ainsi tous ses pas.

Mais, à côté de ces vaines fanfaronnades, on peut l'en croire lorsqu'il parle de son courage à la guerre, de sa sagesse dans les conseils et de sa fidélité à sa cause, attestés également par le dire de ses contemporains. Son histoire semble un roman de chevalerie. Il avait coûté la vie à sa mère en naissant, et il perdit fort jeune son père, qui mourut, en 1563, des suites d'un coup de lance asséné par un soldat catholique. Il s'enfuit du collège de Genève à Lyon; mais, vaincu par la misère, il retourna au château où il était né, Saint-Maury, près Pons, en Saintonge, décidé à se jeter, à seize ans, dans les hasards de la guerre. Il trouva là un de ses parents, qui était son tuteur, et qui, loin de se prèter à ses projets, voulut le contraindre à poursuivre ses études. Il était tenu si étroitement, que, de peur qu'il n'échappât durant la nuit, on emportait ses vêtements chaque soir, et on les lui rapportait le matin. Il s'enfuit donc en chemise, pieds nus, et, une belle nuit, un petit parti de huguenots qui passaient près de là furent bien étonnés de voir un homme tout blanc courir et crier après eux, « pleurant de quoy les pieds lui saignoient. » Le capitaine le menaça d'abord pour le faire retourner; mais n'en pouvant venir à bout, il le prit en croupe, et la bande étant arrivée à Jonzac, lieu de son rendez-vous, on se cotisa pour habiller le fugitif. « Au moins, dit-il, je ne me plaindrai pas que la guerre m'ait dépouillé. » Dès les premières affaires, il se fit remarquer par sa valeur téméraire et un orgueil de fer qu'il appelle sa « rustique liberté. » Bientôt il prit part à tous les mouvements militaires des protestants, notamment aux batailles de Jarnac et de la Roche-Abeille (p. 72 et 73), lorsqu'il devint épris d'une fille du seigneur de Talcy (en Blésois), Diane Salviati. Cet amour lui mit en tète la poésie française, et «lors il composa, dit-il, son Printemps, où il y a plusieurs choses moins polies, mais quelque fureur. » Le sieur de Talcy, le voyant aux prises avec la pauvreté, lui conseilla de faire usage des papiers originaux de la conjuration d'Amboise que d'Aubigné le père avait eus en garde, et qui étaient passés entre les mains de son fils; on pouvait, disait-il, avec l'une de ces pieces où le chancelier de Lhospital était compromis, tirer de lui dix mille écus. «Sur ses parolles, Aubigné va quérir un sac de veloux fané, fit voir ces pièces, et, après y avoir pensé, les mit au feu ; ce que voyant, le seigneur de Talcy le tança. La response fut « Je les ay bruslées de peur qu'elles »> ne me bruslassent, car j'avois pensé à la tenta» tion. » Le lendemain, ce bon homme prit l'amoureux par la main, avec tel propos : « Encore que » vous ne m'ayez point ouvert vos pensées, j'ay de trop bons yeux pour n'avoir pomt descouver!

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» vostre amour envers ma fille; vous la voyez re» cherchée de plusieurs qui vous surpassent en biens; les papiers que vous avez bruslés, de peur » qu'ils ne vous bruslassent, m'ont eschauffé à vous » dire que je vous désire pour mon fils. » Aubigné respond: « Monsieur, pour avoir mesprisé un thré»>sor médiocre et mal acquis, vous m'en donnez » un que je ne puis mesurer. » Cependant, les Salviati étant bons catholiques, le mariage ne se fit pas.

L'année d'aprés, d'Aubigné, se trouvant à Paris, toujours prêt à tirer l'épée, blessa un sergent qui voulait l'empêcher de se battre en duel, et prudemment prit la fuite. Ce fut son salut, car trois jours ensuite éclata la Saint-Barthélemy. Henri IV voulut se l'attacher et en fit un de ses amis les plus dévoués, mais du même coup il se donna un conseiller acariatre. L'écuyer n'était pas homme à se courber paisiblement sous les volontés absolues d'un autre; il blàmait les folies amoureuses de son maître, et ne comprit jamais la sagesse qui portait Henri IV à traiter ses favoris tout autrement que ne faisaient les Valois, c'est-à-dire à être économe avec eux comme avec tout le monde, au lieu de jeter l'or à pleines mains. Le roi riait de la mauvaise humeur de son écuyer, et lui donna un jour son portrait, au bas duquel il avait écrit:

D

Ce prince est d'étrange nature:
Je ne sais qui diable l'a fait;
Car il récompense en peinture
Ceux qui le servent en effet.

Une autre fois, le compagnon se trouvant couché dans la garde-robe de son maître avec le sieur de la Force, il lui dit à plusieurs reprises: « La Force! » notre maître est un ladre vert, et le plus ingrat » mortel qu'il y ait sur la face de la terre. » A quoi l'autre, qui sommeillait, répondant : « Que dis-tu, d'Aubigné?» le roi, qui avoit entendu, lui cria: Il dit que je suis un ladre vert, et le plus ingrat » mortel qui soit sur la terre. » L'écuyer resta un peu confus, mais son maître ne lui en fit pas plus mauvais visage le lendemain; aussi ne lui en donnat-il pas un quart d'écu davantage. » D'Aubigné, qui raconte ces anecdotes et une foule d'autres dans ses Mémoires, rapporte encore que la premiere fois qu'il revit Henri après son abjuration, celui-ci lui ayant montré la cicatrice marquée sur sa lèvre par le couteau de Jean Châtel, il osa lui dire « Sire, vous n'avez encore renié Dieu que des lèvres, et il s'est contenté de les percer; si vous le renoncez un jour de cœur, alors il vous percera le cœur. »> Cependant il resta toujours dévoué à ce prince; il pleura amèrement sa mort, et, retiré dans le château de Maillezais, dont il avait le gouvernement depuis le temps des guerres civiles, il repoussa toutes les avances que put faire le nouveau gouvernement. Maillezais était une sorte de boulevard de la Rochelle; il mit tous ses soins à le rendre formidable, le remit aux mains du duc de Rohan. chef des protestants, et alla demander à la

république de Genève « le chevet de sa vieillesse et de sa mort », c'est-à-dire le repos que son âge avancé lui faisait désirer (sept. 4620). Il y vécut jusqu'à soixante-dix-huit ans (mai 4630), sans trouver la tranquillité qu'il cherchait, et qu'éloignèrent de lui des chagrins domestiques, l'inflexibilité de son caractère et la publication de ses fougueux écrits.

C'est en 4577 que, retenu dans son lit par une des blessures dont il avait eu le corps críblé dans les combats, il dicta les premières stances d'un poëme qu'il voulait, disait-il, laisser pour testament. Il échappa à la mort et put achever son œuvre. « Les plus gentilles pièces sortoient de sa main, ou à cheval ou dans les tranchées. » Il avait presque achevé avant la mort de Henri III, car il prétend avoir lu le poëme tout entier à ce prince; mais il n'osa le publier que très-tard, en 4646, quand la fièvre religieuse était tombée. Les Tragiques (tel est le nom qu'il lui donna) sont une satire amère des violences et des forfaits commis en France contre les protestants. D'Aubigné y a tracé l'épopée du calvinisme et la plus prodigieuse invective qu'ait imaginée un moraliste indigné. Les Tragiques se composent de neuf mille vers et sont divisés en sept livres. Au premier livre, intitulé Misères, l'auteur dépeint les calamités qui ont désolé la patrie pendant la seconde moitié du seizième siècle, et qu'il attribue aux vices des rois et des grands aussi le second livre est-il consacré à les flageller les uns et les autres; il est intitulé les Princes. Le troisième livre, la Chambre dorée, retrace la corruption et la bassesse des gens de justice. Dans le quatrième, les Feux, on assiste aux persécutions exercées contre les réformés; dans le cinquième, les Fers, à leurs combats et leurs victoires. Le sixième livre, Vengeances, est la vengeance de Dieu, qui frappe les persécuteurs et les impies en attendant le châtiment suprême, le dernier Jugement, que l'auteur décrit dans son livre septième et dernier.

D'Aubigné, dans ses vers comme dans sa prose, est inégal, rugueux, souvent obscur; mais il n'y a peut-être pas eu dans notre histoire littéraire un second esprit aussi fièrement inspiré, et qui puisât autant de måles beautés dans son cœur grand et farouche. Son style étincelle de traits comme ceuxci, qu'on pourrait croire écrits d'hier:

. . . Les pitoyables mères Pressent à l'estomac leurs enfans éperdus Quand les tambours françois sont de loin entendus... Nos pères étaient Francs; nous, qui sommes si braves, Nous lairrons des enfans qui seront nés esclaves...

J'en ai rougi pour vous, quand l'acier de mes vers Burinoit votre histoire aux yeux de l'univers.

Les images magnifiques se pressent sous sa plume et se soutiennent jusqu'à la fin. Ses deux premiers livres sont incontestablement les plus beaux. Cependant, c'est dans le dernier surtout qu'il ose

aborder les tableaux les plus élevés, et y faire descendre l'Etre suprème.

Mais quoy! c'est trop chanté. Il faut tourner les yeux,
Esblouis de rayons, dans le chemin des cieux.
C'est fait Dieu veut régner; de toute prophétie
Se void la période à ce poinct accomplie...
Un grand ange s'escrie à toutes nations:
« Venez respondre icy de toutes actions;
L'Éternel veut juger. » Toutes âmes venues
Font leurs siéges en rond en la voûte des nues,
Et là, les chérubins ont au milieu planté
Un throsne rayonnant de saincte majesté:
Il n'en sort que merveille et qu'ardente lumière.
Le soleil n'est pas faict d'une estoffe si claire;
L'amas de tous vivans en attend justement
La désolation ou le contentement.

Les bons, du Sainct-Esprit sentent le tesmoignage,
L'aise leur saute au cœur et s'espand au visage;
Car s'ils doivent beaucoup, Dieu leur en a fait don :
Ils sont vestus de blanc et lavez de pardon...
Qui se cache? Qui fuit devant les yeux de Dieu?
Vous, Caïns fugitifs, où trouverez-vous lieu?
Quand vous auriez les vents collez sous vos aisselles,
Ou quand l'aube du jour vous presteroit ses ailes,
Les monts vous ouvriroient le plus profond rocher,
Quand la nuict tascheroit en sa nuict vous cacher,
Vous enceindre la mer, vous enlever la nue,
Vous ne fuirez de Dieu ny le doigt, ni la vue.

C'est quand il exhale sa passion contre les ennemis de sa cause; quand il stigmatise les mauvais princes, les courtisans serviles, les faux juges, tous ceux qui mésusent du pouvoir; quand il dépeint Catherine de Médicis, le cardinal de Guise, Charles IX, Henri III, François d'Alençon, que la colère du poëte trouve des accents qui font trembler la voix du lecteur. Contentons-nous de citer, comme exemple de son énergie, la peinture qu'il fait de la France déchirée par la querelle de ses enfants :

Je veux peindre la France, une mère affligée
Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée :
Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts
Des tétins nourriciers; puis, à force de coups
D'ongles, de poings, de pieds, il brise le partage
Dont nature donna à son besson (') l'usage;
Ce volleur acharné, cet Ésau malheureux,
Faict dégast du doux laict qui doit nourrir les deux;
Si que pour arracher à son frère la vie,

Il mesprise la sienne et n'en a plus d'envie.
Mais son Jacob, pressé d'avoir jeûné meshui (*),
Estouffant quelque temps en son cœur son ennui,
A la fin se défend, et sa juste colère

Rend à l'autre un combat dont le champ est la mère.
Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,

Ni les pleurs reschauffez, ne calment les esprits;
Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,
Si bien que leur courroux par les coups se redouble;
Leur conflict se r'allume et faict si furieux
Que d'un gauche malheur ils se crèvent les yeux.
Cette femme esplorée, en sa douleur plus forte,
Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte

(') Jumeau.

(*) Aujourd'hui, tantôt.

Elle void les mutins tout déchirez, sanglans,

Qui ainsi que du cœur se vont des mains cherchans.
Quand pressant à son sein, d'une amour maternelle,
Celui qui a le droit et la juste querelle,
Elle veut le sauver; l'autre, qui n'est pas las,
Viole, en poursuivant, l'asile de ses bras.
Adonc se perd le laict, le suc de sa poitrine;
Puis, aux derniers abois de sa prochaine ruine,
Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté
Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté;
Or, vivez de venin, sanglante géniture;

Je n'ai plus que du sang pour vostre nourriture! »

Il faut rendre hommage à ce mâle talent, à cette verve brûlante, à cette vie héroïque; mais il ne faut pas faire asseoir la satire au rang des Muses. Ronsard, avec une délicatesse exquise, disait à ses disciples :

« Pour ce que les Muses ne veulent loger en une âme, si elle n'est bonne, sainte et vertueuse, tu seras de bonne nature, non meschant, renfrongé ni chagrin, mais animé d'un gentil esprit ; ne laisseras rien entrer en ton entendement qui ne soit surhumain et divin. Tu auras les conceptions hautes, grandes, belles; tu te montreras religieux et craignant Dieu; tu converseras doucement avec les poètes de ton temps; tu honoreras les plus vieux comme tes pères, tes pareils comme tes frères, les moindres comme tes enfants. Sur toutes choses tu auras les Muses en révérence, voire en singulière vénération, et ne les feras jamais servir à choses deshonestes, à risées, ni à libelles injurieux, mais les tiendras chères et sacrées, comme les filles de Jupiter, c'est-à-dire de Dieu, qui de sa sainte grâce a premièrement par elles fait connoistre aux peuples ignorants l'excellence de sa majesté.

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C'est aux fronts où repose une pensée si haute, si sereine et si pure, que sied le plus noblement la couronne du poëte.

PROSATEURS.

SAVANTS, LITTÉRATEURS, PHILOSOPHES.

Un chroniqueur du temps de Louis XII raconte que dans les premières années du seizième siècle un scandale mnouï troubla les fidèles paroissiens qui s'étaient assemblés, suivant l'usage, dans une église de Paris, un jour de grande fète, pour entendre la messe. Au moment où toutes les tètes se courbaient devant l'hostie que le prêtre élevait dans ses mains, un jeune homme, un étudiant, s'élança, arracha le symbole sacré, le foula aux pieds, et, saisi d'une sorte de fureur, s'écria qu'il était temps de faire justice des fables chrétiennes, et d'adorer enfin Jupiter et les dieux de l'Olympe, les seuls dieux véritables. Les assistants, indignés, s'emparerent du sacrilége, qui fut conduit au supplice et sommairement exécuté.

Ce pauvre fou qui paya si cher un moment de fièvre n'avait fait que prendre au sérieux et traduire en action les discours des poëtes et des let

trés du temps. L'amour de l'antiquité enivrait toutes les têtes. « On pourrait comparer le monde intellectuel d'alors, a-t-on dit avec beaucoup de justesse, à un homme qui, arrivé à sa maturité et s'apercevant qu'en sa jeunesse il n'a rien appris que l'erreur, entreprend de refaire son éducation tout entière, et s'y applique avec transport. »> (A. Sayous, écriv. de la réf.) Les gentilshommes ne se contentaient plus de faire élever leurs enfants dans la science des armes; ils n'aimaient pas les voir céder le pas à personne dans les exercices intellectuels. Les femmes elles-mêmes apprenaient les langues savantes. Nous avons parlé des graves connaissances de la sœur de François Ier; Marie Stuart n'était pas moins érudite; on conserve (à la grande Bibliothèque de Paris) un petit cahier de compositions latines et françaises entièrement écrit de sa main, et tous ses historiens ont raconté cette séance fameuse où, âgée de quatorze ans, elle prononça devant Henri II et toute sa cour une thèse latine où elle cherchait à démontrer que la science convient aux femmes et leur donne un attrait de plus. Beaucoup de moins grandes dames n'étaient pas moins éclairées. D'Aubigné gardait un Saint Basile grec annoté de la main de sa mére, Catherine de Lestang, et il écrivit tout un livre intitulé: Instructions à mes filles touchant les femmes doctes de notre siècle. Parmi les hommes, l'ardeur pour les langues de l'antiquité était si grande que les plus fervents adeptes de la renaissance ne pouvaient s'empêcher d'y reconnaître quelque abus. « Las! et combien seroit meilleur, dit Joachim du Bellay lui-même dans l'ouvrage que nous avons si longuement cité au chapitre précédent, qu'il y eust au monde un seul langaige naturel, que d'employer tant d'années pour apprendre des motz... Nous ne consumons pas seulement nostre jeunesse en ce vain exercice, mais, comme nous repentans d'avoir laissé le berseau et d'ètre devenuz hommes, retournons encor en enfance, et, par l'espace de xx ou xxx ans, ne faisons autre chose qu'apprendre à parler qui grec, qui latin, qui hébreux; lesquelz ans finiz, et finie avecques eux ceste vigueur et promptitude qui naturellement règne en l'esprit des jeunes hommes, nous ne sommes plus aptes à la spéculation des choses. »

Le grec était à peu près inconnu en France dans la seconde moitié du quinzième siècle; l'homme qui semble l'y avoir remis en honneur le premier est Guillaume Budé, descendant d'une vieille famille parisienne attachée au service du roi depuis le temps de Charles VI. Guillaume Budé, né en 1467, ne pouvait point trouver en France de maître capable de l'initier pleinement à la langue d'Homère. Il prit les leçons d'un certain Georges Hermonyme, Grec de Lacédémone qui se trouvait par hasard à Paris, et parlait la langue vulgaire de son pays, mais ne savait du grec ancien que ce qu'il en fallait pour sa profession, celle de copiste. Budé put se perfectionner auprès de Jean Lascaris (p. 2

et 44), et devint, comme helléniste, l'oracle du siècle. Un jeune érudit possédé de la même passion pour la littérature grecque, Christophe de Longueil, espéra le dépasser en allant étudier à Rome, sous les maîtres les plus habiles de l'Italie. Au bout d'un an, il écrivit en grec à Budé, qui lui répondit dans la même langue, avec une élégance et une pureté si grandes que Longueil, désespérant de son entreprise, se livra tout entier, dès lors, aux études latines. Budé mourut en 4540. Il n'était pas seulement un grand linguiste, mais un esprit élevé, qui fut des premiers à répandre cette maxime protestante: «Lisons Homère, ne fût-ce que pour apprendre à bien lire les évangiles », car la philologie n'était pour lui qu'un moyen de critique. C'est dans une de ses lettres à Longueil qu'il parle de la part qu'il prit à l'une des créations par lesquelles François Ier honora son règne : la fondation du Collège de France. Il le fait pour en reporter tout le mérite à ce prince. « Souvent il est arrivé au roi, dit-il, de déclarer publiquement, non pas légèrement, mais de propos délibéré, qu'il vouloit bâtir dans Paris une Rome et une Athènes, pour planter en France les langues latine et grecque, et, tout d'une main, immortaliser sa mémoire. Voyant ce beau projet en lui, je n'ai pas hésité à l'en faire souvenir, non une, mais plusieurs fois, selon que les candidats s'offroient. Chacun se repaît de cette belle promesse; elle court par la bouche de tous, et chacun, par un vœu commun, me promet la direction et conduite de cet ouvrage, se faisant accroire que j'en fus le premier auteur. »>

La promesse eut un commencement d'exécution dès l'année 1547, où le roi essaya vainement d'attirer à Paris, pour l'y aider, le savant Érasme. Les nécessités de la guerre interrompirent ce premier essai. D'ailleurs, les plans n'étaient pas encore bien arrêtés. François hésitait s'il ne doterait pas plutôt son duché de Milan, placé plus près des sources pures, d'une pépinière scientifique d'où les élèves se fussent répandus en France et dans le reste de l'Europe. Ce parti fut celui pour lequel il se décida d'abord. En l'année 1520, il ordonna l'établissement d'une école, à Milan, pour la restauration de la langue et de la littérature grecques. Jean Lascaris fut chargé de faire venir de son pays douze jeunes gens, Grecs de nation, avec deux maîtres, l'un Grec, l'autre Latin, et d'y présider aux études. Il devait avoir, pour l'entretien de son école, dix mille francs de premiers frais, et deux mille francs par an. Lascaris reçut, en effet, les deux mille francs de la première année, et s'empressa de réaliser les vues du roi; il se rendit à Venise, pour appeler de là ses douze élèves; il les installa dans une maison de Milan; il les y tint durant deux années; mais n'ayant pu obtenir de France aucun autre envoi d'argent, il écrivit au roi, vers le milieu d'août 4522, qu'il lui était impossible de soutenir plus longtemps l'école à ses dépens, et qu'elle serait fermée dès la fin du mois. Ce mauvais succès était une conséquence des dé

sastres qui assaillirent le gouvernement du Milanais dès l'année 1524 (voy. p. 29); la bataille de Pavie le rendit irrémédiable.

plus immortalisé le régne de François Ier que les plus grandes actions de ce prince. Les ouvrages les plus considérables sortis de ses presses furent : une édition latine de la Bible (1532), plusieurs éditions hébraïques, le Nouveau Testament grec (1550), regardé comme le plus beau livre grec qu'on ait jamais imprimé, et le Trésor de la langue latine (4532-4536), lexique d'une prodigieuse érudition dont il était l'auteur. François Ier se plaisait à marquer la distinction particulière qu'il accordait à ses travaux ; il allait en personne faire des visites à son imprimerie; il lui donna, en 1539, le titre d'imprimeur royal, et le protégea contre la Sorbonne qui le poursuivit avec âpreté, comme hérétique, à cause des observations et des corrections

Après le traité de Cambrai, vers 4530, François Ier reprit son premier projet. Il fit faire les plans du collège qu'il voulait établir, et nomma douze professeurs pour l'hébreu, deux Italiens et François Vatable ou Vateblé, savant homme né aux environs d'Amiens; pour le grec, Pierre Danes de Paris (4497-4577) et Jacques Toussain de Troyes, qui formèrent, entre autres disciples célèbres, Adrien Turnébe et Jacques Amyot; pour les mathématiques, le Dauphinois Oronce Finé (14941555) et l'Espagnol Martin Problacion; les autres chaires furent consacrées à la littérature latine, à l'éloquence française et à la médecine. Les larges idées de François Ier faisaient appel à toutes les sciences et à toutes les nations. « Ce grand roi avoit entrepris, si la mort ne l'eût sitôt assailli, de dresser un collége où toutes les sciences et les langues eussent été gratuitement enseignées, et auquel il eût donné 50 000 écus de revenu annuel pour la nourriture de six cents écoliers et l'entretien des professeurs, choisis entre les plus doctes hommes qu'on eût su trouver en la chrestienté. » (Belleforest.) Ses successeurs continuèrent son œuvre sur de moins larges bases. Henri II institua au Collège de France une chaire de philosophie dont le premier titulaire fut un Italien, et le second, Pierre Ramus; Charles IX, une chaire de chirurgie; Henri III, une chaire de langue arabe; et Henri IV, une d'anatomie et de botanique.

A côté de ceux qui dispensaient gratuitement l'instruction à quiconque venait s'asseoir au pied de leur chaire, se placent les hommes, quelquefois non moins doctes, qui la répandaient au loin par les livres; nous voulons parler des typographes dignes de ce titre. On a vu plus haut (p. 449) les noms de quelques-uns de ceux qui se sont le plus distingués par la beauté artistique de leurs produits, parmi lesquels figurent les Estiennes. C'est le moment de revenir à cette famille illustre qui représente essentiellement, au milieu des œuvres de la renaissance, la science profonde alliée au bon goût et semant à pleines mains les idées par le moyen de la presse. Le premier de cette dynastie de grands imprimeurs qui cultivèrent leur art avec gloire, pendant plus de cent soixante ans (sans jamais toucher à la fortune), fut Henri Estienne, né à Paris en 4470 (m. en 1520). Il fonda son établissement, vers 4502, au cœur de l'Université, rue Saint-Jean-de-Beauvais, lui donna pour enseigne le fameux olivier qu'on retrouve sur le frontispice de tous les livres sortis de la maison, s'appliqua surtout à ne publier des textes grecs ou latins que d'une correction parfaite, et laissa en son fils Robert (4503-4559) un successeur qui devait effacer le nom paternel. Celui-ci, en effet, plus versé encore dans la connaissance des lettres antiques, donna un tel éclat à la typographie de son temps, que, suivant l'historien de Thou, ses œuvres ont

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qu'il s'était permises sur les textes bibliques. Lorsque le roi fut mort, Robert Estienne, moins sûr de la bienveillance de son successeur, et de plus en plus entraîné vers le calvinisme, transporta son établissement à Genève, où il mourut huit ans après, en 4559.

Henri, son fils aîné, revint à Paris, des 4554, continuer la profession de son père. Il se rappelait avec tendresse la maison savante où il avait passé ses jeunes années, et la dépeignait plus tard en ces termes à l'un de ses fils, auquel il voulait montrer que l'ignorance aurait été, dans leur famille, « un sacrilege»« Plusieurs personnes pourroient encore vous attester, lui dit-il (préface d'Aulu-Gelle, 4585), que la maison de votre grand-père offroit une particularité littéraire qui ne se rencontroit pas dans les autres familles. Les servantes ellesmèmes comprenoient le latin, et toutes, quelques

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