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FAMEUSE:

Dans cette vie tout eft vérité, et tout menfonge. PREMIERE JOURNÉ E.

Le théâtre représente une partie du mont

Etna; d'un côté on bat le tambour et on fonne de la trompette; de l'autre on joue du luth et du théorbe; des foldats s'avancent à droite, et PHOCAS paraît le dernier; des dames s'avancent à gauche, et CINTIA reine de Sicile paraît la dernière. Les foldats crient: Phocas vive! PHOCAS répond: Vive Cintia! allons, foldats, dites en la voyant: Vive Cintia! Alors les dames crient de toute leur force: Vive Cintia et Phocas!

Quand on a bien crié, PHOCAS ordonne à fes tambours et à fes trompettes de battre et de fonner en l'honneur de Cintia. CINTIA ordonne à fes muficiens de chanter en l'honneur de PHOCAS; la mufique chante ce couplet :

(a) Sicile, en cet heureux jour,
Vois ce héros plein de gloire,
Qui règne par la victoire,
Mais encor plus par l'amour.

(a) Il y a dans l'original mot à mot:

Que ce Mars jamais vaincu,
Que ce Cefar toujours vainqueur,
Vienne dans une heure fortunée
Aux montagnes de Trinasrie.

Après qu'on a chanté ces beaux vers, CINTIA rend hommage de la Sicile à PHOCAS; elle se félicite d'être la première à lui baiser la main: Nous fommes tous heureux, lui dit-elle, de nous mettre aux pieds d'un héros fi glorieux. Enfuite, cette belle reine fe tournant vers les fpectateurs, leur dit : C'est la crainte qui me fait parler ainfi; il faut bien faire des complimens à un tyran. La musique recommence alors, et on répète que PHOCAS eft venu en Sicile par un heureux hafard. L'empereur PHOCASprend alors la parole, et fait ce récit qui, comme on voit, eft très à propos :

,, Il eft bien force que je vienne ici, belle Cintia, dans une heure fortunée; car j'y trouve des applaudiffemens, et je pouvais y entendre des injures. Je fuis né en Sicile, comme vous favez; et, quoique couronné de tant de lauriers, j'ai craint qu'en voulant revoir les montagnes qui ont été mon berceau, je ne trouvaffe ici plus d'oppofitions que de fêtes, attendu que personne n'est auffi heureux dans fa patrie que chez les étrangers, furtout quand il revient dans fon pays après tant d'années d'absence.

,, Mais voyant que vous êtes politique et avisée, et que vous me recevez fi bien dans votre royaume de Sicile, je vous donne ici ma parole, Cintia, que je vous maintiendrai en paix chez vous, et que je n'étancherai, ni fur vous, ni fur la Sicile, la foif hydropique

de fang de mon fuperbe héritage; et afin que vous fachiez qu'il n'y a jamais eu de fi grande clémence, et que perfonne jufqu'à préfent n'a joui d'un tel privilége, écoutez attentivement.

,, J'ai la vanité d'avouer que ces montagnes et ces bruyères m'ont donné la naiffance, et que je ne dois qu'à moi feul, non à un fang illuftre, les grandeurs où je fuis monté. Avorton de ces montagnes, c'est grâce à ma grandeur que j'y fuis revenu. Vous voyez ces fommets du mont Etna dont le feu et la neige fe difputent la cime; c'eft là que j'ai été nourri, comme je vous l'ai dit; je n'y connus point de père ; je ne fus entouré que de ferpens ; le lait des louves fut la nourriture de mon enfance; et dans ma jeunesse je ne mangeai que des herbes. Elevé comme une brute, la nature douta long-temps fi j'étais homme ou bête, et résolut enfin, en voyant que j'étais l'un et l'autre, de me faire commander aux hommes et aux bêtes. Mes premiers vaffaux furent les griffes des oifeaux, et les armes des hommes contre lefquels je combattis ; leurs corps me fervirent de viande, et leurs peaux de vêtemens.

,, Comme je menais cette belle vie, jé rencontrai une troupe de bandits qui, poursuivis par la justice, fe retiraient dans les épaiffes forêts de ces montagnes, et qui y vivaient de rapine et de carnage. Voyant que j'étais une brute raisonnable, ils me choifirent pour leur capitaine; nous mîmes à contribution le plat

pays; mais bientôt nous élevant à de plus grandes entreprises, nous nous emparâmes de quelques villes bien peuplées : mais ne parlons pas des violences que j'exerçai. Votre père régnait alors en Sicile, et il était affez puiffant pour me réfifter; parlons de l'empereur Maurice qui régnait alors à Conftantinople. Il paffa en Italie, pour se venger de ce qu'on lui difputait la fouveraineté des fiefs du faint empire romain. Il ravagea toutes les campagnes, et il n'y eut ni hameau, ni ville, qui ne tremblât en voyant les aigles de fes étendards.

Votre père le roi de Sicile, qui voyait l'orage approcher de fes Etats, nous accorda un pardon général, à nos voleurs et à moi: (ô fottes raifons d'Etat !) il eut recours à mes bandits comme à des troupes auxiliaires, et bientôt mon métier infame devint une occupation glorieufe. Je combattis l'empereur Maurice avec tant de fuccès, qu'il mourut de ma main dans une bataille. Toutes fes grandeurs, tous fes triomphes s'évanouirent; fon armée me nomma fon capitaine par terre et par mer : alors je les menai à Conftantinople, qui fe mit en défense ; je mis le fiége devant fes murs pendant cinq années, fans que la chaleur des étés, ni le froid des hivers, ni la colère de la neige, ni la violence du foleil, me fiffent quitter mes tranchées enfin les habitans prefque enfevelis fous leurs ruines, et demi-morts de faim, fe foumirent

:

à regret, et me nommèrent céfar. Depuis ma première

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entreprife jufqu'à la dernière, qui a été la réduction. de l'Orient, j'ai combattu pendant trente années; vous pouvez vous en apercevoir à mes cheveux blancs, que ma main ridée et mal - propre peigne affez

rarement.

,, Me voilà à préfent revenu en Sicile; et quoiqu'on puiffe préfumer que j'y reviens par la petite vanité de montrer à mes concitoyens celui qu'ils ont vu bandit, et qui eft à présent empereur, j'ai pourtant encore deux autres raifons de mon retour. Ces deux raifons font des propofitions contraires; l'une eft la rancune, et l'autre l'amour. C'eft ici, Cintia, qu'il faut me prêter attention.

,, Eudoxe, qui était femme et amante de Maurice, et qui le fuivait dans toutes fes courses, la nuit comme Le jour (à ce que m'ont dit plufieurs de fes fujets), fut furprise des douleurs de l'enfantement le jour que j'avais tué fon mari dans la bataille; elle accoucha dans les bras d'un vieux gentilhomme, nommé Aftolphe, qui était venu en ambassade vers moi, de la part de l'empereur Maurice, un peu avant la bataille, je ne fais pour quelle affaire. Je me fouviens très-bien de cet Aftolphe, et fi je le voyais, je le reconnaîtrais. Quoi qu'il en foit, l'impératrice Eudoxe donna le jour à un petit enfant ( fi pourtant on peut donner le jour dans les ténèbres). La mère mourut en accouchant de lui. Le bon homme Aftolphe fe voyant maître de cet enfant, craignit qu'on ne le remît entre Théâtre. Tome IX.

PP

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