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CHAPITRE XVII.

LE voyage de mon père se prolonge voilà déjà deux mois qu'il est absent. Que je voudrois le revoir et cependant que je crains son retour!

Je ne sais ce qu'il en pensera, mais je ne sors plus de chez madame d'Estouteville. Tout me plaît chez elle; l'homme, qui ailleurs m'est indifférent, dans son salon m'inspire un véritable intérêt; près d'elle mon esprit s'éclaire, mon goût s'épure, et, lorsqu'il y a du monde, j'y gagne toujours quelques conversations particulières avec madame de Rieux.

Qu'elle est aimable! Nous ne nous

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sommes jamais dit une phrase d'usage, jamais un mot d'amitié, et sur toutes choses nous nous entendons parfaitement. Quand je dis sur toutes choses c'est sur ce qui a rapport aux autres que nous avons le même sentiment; car pour ce qui nous concerne, nous différons toujours. Combien de fois, dans la même journée, nous nous sommes boudés sans nous être fâchés ! Combien de fois sommes-nous revenus sans nous être raccommodés !

Madame d'Estouteville m'a permis de copier le portrait de ma mère. Hier, étant venu un peu avant dîner pour commencer à peindre, madame de Rieux me trouva seul dans la galerie: elle ne s'attendoit pas à me voir, hésita un moment, mais s'approcha pour regarder mon ouvrage. Tout à coup elle me dit: "Et "moi aussi, j'ai un portrait de votre

*mère."-" Vous, madame! et qui vous « l'a donné?”—“ J'ignore, me répondit→ “elle, les motifs qui ont éloigné nos pa"rents; madame d'Estouteville ne s'est jamais permis de m'en parler: ce que je sais, c'est que ma mère étoitamie in"time de la vôtre, qu'elle portoit toujours

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son portrait, et me l'a laissé en mou"rant, avec l'ordre de le conserver toute "ma vie." Je la regardois et me sentois entraîné vers elle par un attrait irrésistible: dans cette maison, chaque jour me découvre un intérêt nouveau, m'inspire un sentiment doux et inattendu

Je la suppliai de me montrer ce portrait de ma mère; elle me dit qu'elle alloit le chercher, me quitta, mais revint presqu'aussitôt. C'est une miniature renfermée dans un petit médaillon en or. Je crus sentir que l'or conservoit encore de la chaleur. Le ruban passé

dans ce médaillon avoit été noué: une voix secrète sembloit me dire qu'Athé naïs n'étoit sortie que pour le détacher de son cou. Avec quelle émotion mon cœur adoptoit une idée si chère ! Mais je me serois cru coupable de m'y arrêter. Je lui rendis le portrait; elle le reprit en rougissant je baissai les yeux pour qu'elle ne s'aperçût pas que je l'avois vue rougir. Je lui demandai si jamais elle n'avoit pu obtenir de sa grand' mère l'aveu des circonstances qui ont éloigné nos parents." Croyez-vous, me dit

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elle, que j'aie rien négligé pour les

apprendre? J'ai fait plus; j'ai ques"tionné ceux qui les voyoient alors. "Personne n'a pu m'instruire. Aucun " événement n'a frappé le public; aucune plainte, aucun mot ne leur est échappé : seulement ils ont cessé de se "voir. Je crois que le motif est un secret

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"renfermé pour jamais entre eux.”— "Il me semble, lui dis-je, que nous

" sommes entourés d'un nuage qui m'ef"fraie."-"Ah! répondit-elle en sou"riant, il n'est pas bien sombre, puis

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qu'on peut encore se voir." Aussitôt elle me rappela qu'il y avoit déjà du monde dans le salon, et qu'on alloit dîner: elle me quitta pour rejoindre madame d'Estouteville.

En la regardant s'éloigner, je disois tristement: Puissions-nous toujours nous voir !

Le soir, la maréchale désira que madame de Rieux fit un peu de musique ; j'offris d'aller chercher sa harpe. Je n'avois pas encore vu son appartement, je désirois le connoître; cette occasion me parut excellente.

Quelle sensation j'éprouvai en entrant, pour la première fois, dans son cabinet!

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