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CHAPITRE XIII.

Il y avoit déjà huit jours que je vivois seul, lorque l'ambassadeur d'Espagne donna une fête superbe à laquelle je fus invité. En entrant dans la salle du bal j'aperçus la maréchale d'Estouteville; elle y étoit venue pour conduire la marquise de Rieux sa petite-fille.

Madame d'Estouteville, assise au haut de la galerie, regardoit avec assez d'indifférence toute cette agitation; mais dès que ses yeux eurent rencontré les miens, elle me fit signe d'approcher: "Dites"moi donc ce que vous devenez, et "pourquoi je ne vous ai plus revu?"

"Mon père est absent, répondis-je

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avee embarras."-" Est-ce qu'il vous "a défendu d'aller dans le monde sans "lui ?""Il m'a souvent dit, madame, "combien je serois heureux que vous daignassiez me permettre de vous "faire ma cour." Elle ne put dissimuler un peu d'étonnement, mais reprit aussitôt :"Demain, je veux que vous ve"niez dîner chez moi."-J'acceptai avec reconnoissance, et me plaçai derrière son fauteuil; dès qu'elle s'en aperçut, elle me renvoya." Ne restez point "près de moi, me dit elle avec bonté; à "votre âge, au bal, il faut danser, s'a

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muser, et chercher à plaire aux jeunes "femmes." Je ne pus m'empêcher de sourire. Elle le remarqua. "Mon"sieur me trouve peut-être trop gaie?

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me dit-elle en plaisantant, cependant, "croyez que je vous donnerois de fort "bons conseils; ceux de votre père vous

Cette

"réussiront chez vous, les miens vous ❝feront réussir dans le monde." personne si digne, si froide, me traitoit avec une bienveillance particulière; il me venoit toujours dans l'esprit que mon père s'étoit sûrement trompé lersqu'il avoit cru avoir à s'en plaindre ; mais j'éloignai toutes réflexions et me lançai dans le bal. Je n'avois pas désiré les plaisirs bruyants, et j'en jouis comme si j'en eusse été privé. Les parures, les lumières, la musique, le mouvement du bal, tout m'enivroit!

Comme j'arrivois, on se rangeoit pour faire place à une jeune femme qui alloit danser un menuet. Quelle grâce! quelle dignité! et comme l'homme qui dansoit avec elle me paroissoit heureux! J'éprouvai très vivement l'envie de me moquer de lui, et le besoin d'applaudie cette jeune personne.

A peine le menuet fut-il fini qu'elle alla reprendre sa place. Je m'approchai; une sorte d'enchantement m'arrêtoit près d'elle. Je ne pouvois détacher mes regards de cette physionomie vive, piquante qui a conservé l'air de joie, d'ingénuité de l'enfance; de ces grands yeux noirs si parfaitement doux, qui semblent encore ignorer la peine et ne laisser prévoir aucun chagrin. Sa taille souple, légère, élégante; ses beaux cheveux noirs attachés avec des roses; sa robe garnie de roses, tout en elle étoit si frais, si jeune et si agréable, qu'on auroit craint d'y trouver le moindre changement.

Les hommes les plus à la mode s'empressoient de l'environner. Je regrettois de la voir sourire à leurs plaisanteries; mais ce sourire étoit si gracieux qu'il paroissoient de l'obligeance. Plusieurs fois elle porta ses yeux sur moi; je ne

voyois plus qu'elle, ne m'occupois que d'elle: il me suffisoit ds la regarder pour être content.

Quelque insensée que soit cette idée, je ne pus m'empêcher de croire qu'elle me regardoit avec une impression triste. Il me parut même qu'elle détourna la tête, et qu'il lui échappa un soupir. Aussitôt, demandant son nom, j'appris avec transport que cette charmante personne étoit la jeune marquise de Rieux, petite-fille de la maréchale d'Estouteville. A peine fus-je le maître de ne pas m'écrier, je la verrai! Mais je me le disois tout bas, et j'étois ravi.

Il me fut facile de lui être présenté; elle me dit quelques mots obligeants sur mon père. Mon attachement pour lui étoit si connu, que je ne me rappelle personne qui ne m'ait d'abord parlé de lui. Il me parut donc simple qu'elle

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