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CHAPITRE X.

ENFIN me voilà à Paris! chez moi et

j'ai vingt ans ! C'est de ce jour que

commence ces mémoires. Je les écris pour mieux graver dans mon esprit toutes les impressions de ma jeunesse. Si je parviens à l'honneur d'être chef de famille, je veux pouvoir dire à mes enfants: "Voilà quelle a été ma vie; lisez, "jugez, profitez si vous pouvez." J'ai quelquefois senti qu'on devroit bien déguiser les reproches en conseils, tandis que pour l'ordinaire on présente les conseils comme des reproches.

J'écrirai avec sincérité, mais suivant mon humeur ou ma fantaisie. Quelque

fois m'abandonnant à ma paresse, insouciance, et courant ensuite après des souvenirs presque effacés ; d'autres fois plus ému, recherchant avec soin tous mes sentiments, les écrivant chaque jour, et osant même devancer l'avenir.

Le lendemain de notre arrivée, mon père me présenta à toute notre famille : jusque-là, sous le prétexte de mes études, il avoit évité de me lier avec aucun de nos parents. Je fus accueilli avec un véritable intérêt ; mais il paroissoit qu'on attendoit plus de moi que d'un autre jeune homme. En effet, quelle espèce de prodige devoit être celui pour qui son père avoit tout quitté, afin de le mieux élever dans une retraite absolue, et qui, après quinze ans, venoit se jeter dans le monde pour le surveiller encore ! J'étois donc l'objet de la curiosité un peu

maligne des pères et des enfants. Il me mena chez la maréchale d'Estouteville. "C'est une femme que je n'aime point, me dit-il; mais son rang, sa me,

fortune, son esprit, lui ont acquis une "telle autorité que son suffrage est de

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venu nécessaire au succès d'un jeune "homme qui paroît dans le monde. Ce"pendant j'ai hésité long-temps; mais "le public s'étonneroit trop si j'évitois "de vous conduire dans une maison où, "d'ailleurs, des relations de parenté "semblent m'obliger à vous mener. Vous ❝irez donc chez elle, mon fils; quant à "moi, je la verrai bien peu," ajouta-t-il en soupirant.

Mon père, toujours sérieux, ne m'avoit jamais paru triste; jamais je ne l'avois entendu soupirer. Cette obligation d'aller voir une femme qu'il n'aimoit point, cette première action con

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traire à sa volonté, diminua, je l'avoue, un peu de sa supériorité à mes yeux, et accrut beaucoup l'importance de madame d'Estouteville.

J'avois tort d'oser juger mon père ainsi: je l'avoue, car je n'écris point pour me montrer tel que j'aurois dû être, mais tel que j'étois.

La maréchale reçut mon père avec une politesse froide qui me surprit. Elle me sourit tristement, et, sans me parler, dit à une femme qui étoit près d'elle: Comme il ressemble à sa mère! En même temps elle me regardoit avec un intérêt si doux que j'en étois ému. Elle sembloit chercher à retrouver dans mes traits ceux d'une personne tendrement aimée.

Cette ressemblance qui avoit frappé madame d'Estouteville, me rappela que je n'avois jamais vu de portrait de ma

mère. J'en fis la remarque pour la première fois. Mon père m'avoit dit qu'elle étoit morte en me donnant le jour. Ne l'ayant pas connue, ma pensée s'y étoit peu arrêtée. Mais pourquoi mon père n'avoit-il pas eu besoin de s'entourer de son souvenir?

La maréchale me questionna sur mes voyages; j'étois timide, elle m'en sut gré; elle m'écoutoit avec une bonté particulière, et j'étois étonné de me sentir près d'elle comme si je l'avois vue autrefois.

pour

Au moment où mon père s'en alloit, elle se leva et fit quelques pas vers lui s'en rapprocher. J'entendis qu'elle avoit l'indulgence de louer mon maintien ; et elle ajouta, en me regardant avec intérêt, que, précédé par le bruit qu'avoit fait mon excellente éducation, six mois d'une conduite sage me suffiroient pour

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