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à la volonté. La première fois qu'on se croit son maître, commander à soi-même, commander aux autres, c'est toujours commander; je me crus vainqueur, et je m'estimois.

J'allai reporter à Agathe la passion d'être bon, généreux, dont mon père avoit rempli mon ame. Elle m'écoutoit les yeux baissés: je n'eus pas la force de lui parler de son mariage; mais je lui peignis la joie de soigner sa mère, d'avoir de l'aisance, de faire du bien. J'appelai Louise; je lui dis que sa fille étoit décidée. Agathe soupira, mais ne me démentit point. Dès le lendemain mon père fit tous les arrangements nécessaires pour son mariage. A mon tour, je devins triste, et fus au moment de maudire Louise, lorsque nous amenant son gendre et sa fille, elle me dit: "Je n'ai plus qu'un désir,

"c'est que Dieu vous donne une bonne "femme, un bel enfant, et qu'Agathe en "soit la nourrice."-"J'en aurai bien "soin, dit la pauvre fille ;" puis elle me regarda et reprit: "j'en aurois plus de "soin que des miens!"

Pauvre Agathe! elle ne devinoit pas l'amour maternel, et sentoit encore notre jeune et douce affection. Mon père les combla de biens: en partant, Agathe me jeta le dernier regard d'amour; j'y répondis par un soupir, dernier soupir de regret et d'amour!

CHAPITRE VI. :

NON seulement mon père avoit surmonté cette légère inclination, mais il en avoit profité pour me rendre meilleur. Cependant il craignit que la solitude de sa terre ne m'attristât, et crut qu'il falloit à ma jeunesse une vie plus active. J'avois atteint l'âge d'entrer au service; mon père m'envoya au régiment.

Avant mon départ il me parla, pour la première fois, de la retraite dans laquelle il m'avoit élevé. "J'ai renoncé "au monde, me dit-il, pour me con"sacrer à votre éducation, n'admettant "chez moi que les personnes qui pou"voient vous instruire. On m'a accusé

"de misantropie. Les indifférents se "sont plaints, les amis m'ont oublié. "Mais votre cœur se formoit, il deve"noit juste et bon, et j'étois satisfait; "de votre côté, ignorant qu'on pût avoir "une enfance plus dissipée, vous vous "trouviez heureux."

Il m'annonça l'intention de me laisser peu de temps au régiment, de voyager ensuite avec moi pendant trois ans, et de ne me présenter dans ma famille qu'à

mon retour.

Je connoissois mon père: il m'aimoit uniquement, m'auroit sacrifié sa fortune et sa vie ; mais lorsqu'il croyoit un projet utile, ses résolutions devenoient tellement irrévocables qu'elles avoient presqu'à mes yeux la stabilité d'une chose passée. Je me soumis donc à ce plan et partis.

A mon arrivée je me vis soutenu par

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la bienveillance des chefs, que la réputation de mon père avoit prévenus en ma faveur. Je parvins à me faire aimer; et la vie militaire, libre, active, insouciante, me parut le bonheur même. J'aimois mon état avec passion; mon cheval étoit mon ami, le soldat mon camarade, les officiers mes frères. Mon cœur étoit si pur, mon ame si ouverte, que je rapprochois de moi tout ce qui m'environnoit. Toujours de bonne humeur, les bêtises des beaux esprits du corps me faisoient rire à pâmer; les gens d'un vrai mérite m'inspiroient les plus belles résolutions. Un grand avenir devant mes yeux sembloit, en me laissant du temps pour tout, me porter à jouir pleinement de l'instant présent. Trop occupé des autres pour penser à moimême, j'étois dans un état, je ne dirai point d'ivresse, mais d'évaporation con

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