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Tout y présentoit l'habitude de l'occupation et l'inconstance des goûts: un piano, une harpe, une guitare, des dessins, des tableaux, des livres, des fleurs, des broderies. Toujours occupée, me dişois-je; fixée, jamais! Massillon étoit à moitié ouvert sur sa table; un volume de Voltaire en étoit si près, qu'on voyoit bien qu'ils avoient été lus presqu'en même temps.

En rentrant dans le salon, je ne pus m'empêcher de faire mon compliment à madame de Rieux sur la variété de ses goûts, la réunion de ses talents; elle s'amusa de més plaisanteries, et se moqua d'elle-même de fort bonne grace.-" Di"vertissez-vous à me raconter du mal "de moi, me dit-elle; je vous devrai "d'être obligé d'en dire du bien; c'est toujours un plaisir."

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Je lui apportai sa harpe, et, debout

devant elle, je la soutenois pendant qu'elle l'accordoit; j'osai la prier bien bas de chanter la romance qui lui plaisoit davantage. -"Croyez-vous, me dit-elle "aussi tout bas, qu'on puisse juger quelqu'un sur le choix des airs qu'il pré"fère ?"—"Je ne veux le croire qu'a

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près vous avoir entendue."" Oui,

pour que, si je chante quelque air vif "et brillant, vous me supposiez légère, "insouciante; ou que, si je choisis une

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romance mélancolique, vous me jugiez "sentimentale."-" Non, non, un air "brillant me laissera croire que la diffi"culté vous aura séduite; un air tendre, "qu'un souvenir vous occupera."-Dans l'instant sa figure changea, et retirant à elle sa harpe que je tenois encore: — "Des souvenirs! me dit-elle sèchement; je ne le croyois pas."-Elle préluda long-temps; tout en préludant elle me

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demanda avec un peu d'humeur :—“ A "quel âge donc, monsieur, pensez-vous les souvenirs commencent ?" Sans attendre de réponse, elle se mit à jouer une grande et terrible sonate bien éclatante, bien travaillée, où il étoit impossible de deviner un sentiment.

Quand elle fut finie, la maréchale la pria de nouveau de chanter; tout ce qui étoit présent l'en sollicita: je m'étois placé dans un coin d'où je me gardois bien de dire un mot, et cependant elle ne chanta pas.

CHAPITRE XVIII.

LORSQUE je retournai chez la maréchale, madame de Rieux étoit près d'elle et travailloit; dès qu'elle m'aperçut elle quitta son ouvrage et se mit à lire.

Je vis clairement qu'elle avoit pris un livre pour me bien prouver qu'elle ne vouloit pas me parler. Sans être fort habile à déjouer les caprices des femmes, j'imaginois cependant qu'il valoit mieux avoir l'air de ne pas apercevoir son humeur: je me mis donc à causer avec la maréchale; tout à coup madame de Rieux s'écria: "En vérité, je crois qu'il "a raison."-" Quoi donc? reprit sa grand'mère."—" C'est une pensée de

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"La Bruyère à laquelle je n'avois jamais "fait attention." La maréchale la lui demanda, et elle dit en me regardant et me saluant à demi de sa jolie tête :Qu'il est difficile d'étre content de quelqu'un!" Ah! vous en êtes là, répli

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qua madame d'Estouteville." Et baissant la voix, elle me dit tout bas: "Ma pauvre Athénaïs n'est pas heureuse!" Mais soit pour se rappeler d'anciens souvenirs, soit pour distraire madame de Rieux, elle lui dit:-"Cette pensée a "été pour moi une sorte d'avertisse"ment qui a marqué les différentes "saisons de ma vie. A dix-huit ans j'ai trouvé, comme vous, que ce n'étoit

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guère la peine d'écrire pour nous com"muniquer une pensée probablement fausse, et exprimée d'une manière si "commune; car à votre âge, mon en"fant, le clair paroît commun au-dessous

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