Page images
PDF
EPUB

est pas capable. Les chaînes d'un emploi, les soins de la famille, la gestion d'un patrimoine, ce sont des entraves qu'il ne souffrira pas longtemps; il vendra son emploi ; il délaissera sa femme et ses enfants plus encore, il les oubliera; son patrimoine ne l'embarrassera pas longtemps, car il saura mieux que personne comment on mange son fonds avec son revenu; puis le grand enfant se laissera, sans scrupule d'amour-propre, héberger, nourrir, gratifier par ses amis; leur maison, leur table, leur bourse, seront à lui; pourvu qu'il puisse s'ébattre, causer, boire et manger, dormir, dormir surtout1! il ne s'inquiétera ni de vertu, ni de devoir, ni de dignité morale. Il veut vivre et s'épanouir dans la vie; laissez-le faire, car les loisirs de cette vie nonchalante auront des heures d'inspiration, et lorsque la muse visitera ce désœuvré, et qu'elle l'invitera doucement à produire son esprit, elle lui dictera de petits chefs-d'œuvre inimitables. C'est à condition de ne rien faire, de ne penser à rien de sérieux, que La Fontaine sera poëte. Donnons-lui donc pleine licence; qu'il dorme à sa guise, qu'il mène joyeux déduit: gardons-nous bien de le gourmander; en retour de notre indulgence, nous aurons ces fables immortelles qu'on lit encore lorsqu'on les sait par cœur.

La fable, telle que l'a faite La Fontaine, est une des plus heureuses créations de l'esprit humain. C'est proprement un charme, comme il le dit, car toutes les ressources de la poésie s'y trouvent employées dans un cadre étroit. L'apologue de La Fontaine tient à l'épopée par le récit, au genre descriptif par les tableaux, au drame par le jeu des personnages et la peinture des caractères, à la poésie gnomique par les préceptes. Ce n'est pas tout,

1.

Le vrai dormir n'est connu que chez eux....
Je le verrai, ce pays où l'on dort!

LA FONTAINE,

car le poëte intervient souvent en personne. Le charme suprême de ces compositions, c'est la vie. L'illusion est complète; elle va du poëte, qui a été le premier séduit, aux spectateurs, qu'elle entraîne. Homère est le seul poëte qui possède cette vertu au même degré. La Fontaine à réellement sous les yeux ce qu'il raconte, et son récit est une peinture; son âme, doucement émue du spectacle dont elle jouit seule d'abord, le reproduit en images sensibles. Là se trouve le secret principal du style de La Fontaine; tout y est en tableaux et en figures. Cette simplicité dont on le loue n'est que dans le naturel des images qu'il choisit ou qu'il trouve pour représenter sa pensée, ou plutôt son émotion. Si l'on y regarde de près, on verra que l'invention dans le langage n'a jamais été portée plus loin; le mot abstrait ne paraît pas, la métaphore y supplée de manière à parler aux sens. Les habiles critiques qui se sont donné, sur quelques fables, le plaisir d'en analyser les beautés, n'ont pas eu d'autre soin que de signaler des images, des hypotyposes, comme disent les rhéteurs. A proprement parler, on ne lit pas les fables de La Fontaine, on les regarde; on ne les sait pas, on les voit. Ne prenons qu'un exemple, la Mort et le Bûcheron, puisque deux grands poëtes ont misérablement lutté contre le bonhomme ce qui tue Boileau et J. B. Rousseau dans cette risible rivalité, c'est l'abstraction; ce qui fait triompher La Fontaine, c'est l'image qui luit aux yeux et qui pénètre le cœur. Si l'on ajoute à cet attrait continu de la réalité vivante le plaisir que cause l'image de l'humanité visible sous ces symboles animés, on aura les deux principes de l'intérêt universel qu'excitent les fables de La Fontaine, je veux dire l'illusion, qui éveille l'imagination, et l'allusion, qui fait coup double dans l'esprit. L'illusion, qui domine et inspire si heureusement La Fontaine,

:

ne tient pas seulement à l'imagination, mais à la sensibilité dans sa longue familiarité avec les animaux, il s'est pris pour eux, comme pour la nature, d'un amour véritable; il les porte dans son cœur, il plaide leur cause avec éloquence, et dans l'occasion il s'arme de leurs vertus pour faire le procès à l'humanité.

J. B. ROUSSEAU (1670-1741) forme la transition entre Boileau et Voltaire; il a vécu à temps pour recevoir les conseils de l'un et les injures de l'autre. Il y a bien de l'alliage et des lacunes dans le génie de Rousseau. Sans prendre parti pour ses détracteurs, on peut dire qu'il a plus d'harmonie que de force, plus d'industrie que d'inspiration : il possède à un degré supérieur les qualités secondaires du poëte et de l'écrivain. Ses odes sacrées attestent l'intelligence plutôt que le sentiment profond de la poésie hébraïque ; il en reproduit le mouvement et la pompe extérieure, mais il n'a pas dérobé le feu sacré qui échauffait l'âme des prophètes. L'inspiration de ses odes profanes ne paraît pas plus sincère : la déclamation et les mouvements de convention lui viennent souvent en aide pour dissimuler le vide de la pensée et la froideur du sentiment; mais rien n'est comparable à l'harmonie du rhythme et du langage qu'il emploie, à la noblesse des images qu'il rencontre lorsqu'il est véritablement poussé du démon de la poésie. La Harpe a mis en relief les principales beautés de ses odes. La musique de la poésie n'a jamais été portée plus loin que dans les cantates de J. B. Rousseau. Toutefois sa véritable supériorité est dans ses épigrammes: heureux s'il n'eût pas appliqué à des sujets trop libres cet art de donner à la pensée un tour ingénieux et une forme durable.

LAMOTTE (1672-1731), qui a porté partout un esprit qui ne l'entraînait nulle part (ce mot est une réminiscence, et je suis tenu de lè restituer à

Chamfort '), Lamotte a fait des odes pindariques et non pindariques également négligées aujourd'hui, quoiqu'on rencontre de belles strophes dans ses odes sérieuses, et que dans le genre anacréontique il se soit placé à côté des plus habiles. Nous aurions pu le nommer encore à côté de La Fontaine, car il a fait des fables, dont quelques-unes sont fort piquantes. Quoi qu'il en soit, Lamotte aurait dù ne point faire de vers, puisqu'il ne les aimait pas, et se contenter de soutenir avec élégance et courtoisie, dans une prose correcte, d'ingénieux paradoxes et quelques vérités de critique littéraire.

Il ne faut pas oublier, même dans un résumé succinct, les églogues de SÉGRAIS (1624-1701), que je cite un peu tardivement, dont on a retenu quelques vers pleins de grâce, et que Boileau estimait, ni les idylles de madame DESHOULIÈRES (1638-1694).

Dans la poésie légère, et parmi les poëtes qui doivent leur renommée autant à leur goût pour le plaisir qu'à leur talent, on distingue CHAPELLE (1626-1686), qui eut la meilleure part dans cette bagatelle satirique et anecdotique, vantée comme une odyssée, le Voyage à Montpellier; CHAULIEU (1630-1720), abbé anacréontique, dont les vers ont de la grâce et un voluptueux abandon, et le marquis de LA FARE (1663-1712), qu'on ne sépare pas de Chaulieu.

[blocks in formation]

Voltaire est le roi de la poésie du dix-huitième siècle; il opprime ceux qu'il n'entraîne pas à sa suite, et on ne compte guère parmi les poëtes con

1. Éloge de La Fontaine.

2. BACHAUMONT fut le compagnon de voyage et le collaborateur de Chapelle.

temporains que des satellites ou des victimes de ce brillant génie1.

AROUET DE VOLTAIRE, né en 1694, mort en 1778, a abordé tous les genres de poésie, depuis l'épopée jusqu'à l'épigramme. Supérieur à tous ses rivaux dans le poëme héroïque, émule et non rival de Corneille et de Racine dans la tragédie, il se place, par l'épître et la satire, à côté de Boileau, qu'il n'imite pas; comme conteur, il n'a d'égal que La Fontaine, et il est incomparable dans la poésie fugitive. Disons, pour amortir l'éclat de cette énumération en la prolongeant, qu'il est médiocre dans la comédie, vulgaire dans l'opéra, prosaïque dans l'ode. Sa part demeure encore assez belle, malgré ces graves échecs. La Henriade serait une épopée si les personnages avaient plus de mouvement et de physionomie, l'action, plus d'intérêt, et le merveilleux, plus de grandeur et de vraisemblance. Ce poëme, dont le style seul est au niveau de l'épopée, a le privilége de faire lire de suite plusieurs milliers de vers alexandrins. Les tragédies de Voltaire n'ont ni l'exquise pureté de celles de Racine ni la vigueur de Corneille; mais elles ont plus de mouvement et d'éclat : OEdipe, Brutus, Zaïre, Alzire, Mérope, Mahomet, Semiramis et Tancrède sont de puissantes créations où la passion est éloquente, l'action animée et intéressante, le style pur, facile et brillant, malgré bien des négligences. Les épîtres philosophiques de Voltaire sont des modèles de style didactique. On ne louera jamais assez la grâce, la délicatesse, l'abandon et l'élégance de ses poésies fugitives; Voltaire, dans ce genre, résume et em

1. Pour bien connaître la littérature du siècle de Voltaire, il faut lire l'admirable tableau qu'en a tracé M. Villemain. Le même sujet a été traité avec talent, dans un cadre plus étroit, par M. de Barante, et par M. Jay, dans un discours remarquable que l'Académie a couronné en 1810. Vict. Fabre a réussi dans le même travail. On peut consulter aussi le Cours de Littérature de La Harpe.

« PreviousContinue »