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propres à développer la sensibilité, manquèrent à ses premières années; son père, excellent greffier, méconnut son esprit et sa destination des infirmités précoces attristèrent encore sa jeunesse. Un régent du collége de Beauvais reconnut seul la vocation littéraire de Boileau; mais cette vocation n'était point passionnée, et sa docilité de jeune homme était trop habituée à fléchir, pour que Boileau essayât de contredire la volonté de sa famille. Il se laissa donc conduire dans différentes carrières, et il se contenta de ne pas y réussir. Au sortir de la philosophie, qui lui avait paru une école de subtilités, d'arguties, de disputes, il entra dans le dédale de la procédure; il y fit peu de progrès Corneille, Montesquieu et Voltaire passèrent par la même épreuve et eurent également l'honneur d'être déclarés incapables par la basoche. Boileau ne demandait pas mieux; alors il essaya de la théologie, mais sans pouvoir y prendre goût. La chicane, qu'il avait rencontrée au college sous la forme scolastique, qu'il avait retrouvée au palais dans la procédure, il crut la reconnaître encore au séminaire, et cette dernière épreuve combla la mesure.

Après ces initiations stériles, Boileau avait le droit d'être de mauvaise humeur : il avait amassé de la bile, il fallait l'épancher. Contre qui va-t-il se tourner? Commencera-t-il par attaquer la chicane dont il a été le martyr? non, il est trop heureux d'être échappé de ses griffes; mais celle-ci n'y perdra rien Boileau la rattrapera plus tard; dans le Lutrin, par exemple, où il fera son portrait, et de main de maître. Au début il a mieux à faire; il se tournera d'abord contre les mauvais poëtes: il reprendra par la satire l'œuvre que Malherbe a commencée par la grammaire.

La campagne que Boileau ouvrit contre les méchants auteurs n'est pas une boutade de rancune,

un simple caprice de colère : c'est une entreprise utile et courageuse; elle était nécessaire pour arrêter les progrès du mauvais goût. Il faut se rappeler qu'à cette époque Chapelain était le roi des auteurs; que l'invasion espagnole et italienne, contenue quelque temps par Malherbe, avait rompu ses digues. Le mauvais goût était partout dans la chaire chrétienne, où Mascaron, jeune encore, lui payait un large tribut; au théâtre, où Scarron balançait Molière; dans la poésie, où le burlesque introduisait la caricature; dans les romans, où la passion et l'histoire étaient dénaturées; dans la poésie épique, que ridiculisaient les grands avortements des Chapelain, des Scudéri, des Coras et des Saint-Sorlin. Il fallait déblayer le terrain pour faire place aux grands génies et aux véritables beaux esprits qui commençaient à poindre; il fallait instruire le siècle à goûter Molière, Racine, Bossuet, madame de Lafayette. Ce fut le rôle de Boileau; au nom du goût, il se fit le justicier et comme le grand prévôt de la littérature.

Boileau est l'homme de goût par excellence; il en est l'oracle et l'arbitre: c'est là sa mission et sa gloire. Je ne dis pas qu'il eut un grand génie, mais il possédait le sens du vrai et le don de l'exprimer nettement; il prêchait d'exemple, et ses préceptes sont des modèles. Qu'on lui refuse le don de l'invention, la puissance de l'imagination, la sensibilité du cœur, j'y souscris, sauf quelques réserves; mais la raison lumineuse, mais le sentiment du vrai et du faux, mais la rectitude de l'esprit, mais l'invention dans le langage, mais le tact fin et délicat, ne sont-ce pas des qualités qu'il possède à un degré supérieur? Or l'ensemble et le bon emploi de ces facultés, n'est-ce pas encore le génie littéraire ?

Ce que j'admire dans Boileau, c'est le culte de la langue et du goût, c'est surtout l'emploi et l'habile

ménage de ses facultés. Il tire de ses dons naturels tout le parti possible; il les applique avec convenance, avec discrétion, avec puissance. Il sait mieux que personne quid valeant humeri, quid ferre recusent. Il arrive à la richesse par l'économie, tandis que d'autres, mieux dotés peut-être, tombent dans la misère par la prodigalité.

Voyez comme sa vie littéraire est bien conduite : il déclare sa mission par ses Satires, sa compétence par l'Art poétique, sa supériorité par le Lutrin '. Il critique, il enseigne, il pratique : voilà le mal, voilà la route du bien, voilà le bien. N'est-ce pas là toute la vie littéraire de Boileau, et cette vie ne présente-t-elle pas une admirable progression ? A trente-six ans, la mission de Boileau était remplie; son autorité littéraire était établie sur des titres incontestables; il ne fit plus guère que l'exercer. Il applaudit, il blâma; et l'éloge comme le blâme étaient des arrêts dans sa bouche2.

1. Ses Epitres, moins élégantes, moins philosophiques que celles d'Horace, sont en général supérieures aux Satires. L'épître à Lamoignon sur les plaisirs de la campagne est pleine de charme, et le Passage du Rhin est un fragment épique d'une grande beauté. 2. Dans le Temple du Goût, Voltaire suppose que Boileau exerce sa censure sur ses propres ouvrages :

Il revoit ses enfants avec un air sévère;

De la triste Equivoque il rougit d'être père,

Et rit des traits manqués du pinceau faible et dur
Dont il défigura le vainqueur de Namur.

Ces réserves sont d'un critique judicieux. Il est fâcheux que Voltaire, qui avait dit si justement :

Là régnait Despréaux, leur maître en l'art d'écrire,

Lui qu'arma la raison des traits de la satire,
Qui, donnant le précepte et l'exemple à la fois,
Établit d'Apollon les rigoureuses lois,

ait écrit dans un moment d'humeur ces lignes injurieuses :
Boileau, correct auteur de quelques bons écrits,
Zoïle de Quinault et flatteur de Louis.

A partir de l'année 1672, on pourrait demander compte à Boileau de l'emploi de sa vie. Tous ses chefs-d'œuvre ont précédé; ses rares productions au delà sont inférieures, quelques-unes sont mé

Boileau a rendu d'incontestables services la guerre impitoyable qu'il a déclarée aux rimeurs qui se croyaient poëtes a fait triompher le goût et a éclairé l'admiration qui hésitait entre le faux et le vrai ; son autorité a maintenu et consolidé son triomphe, et il n'a pas seulement formé Racine, mais encore les admirateurs de Racine. Il a fait servir la raillerie au progrès de la morale comme à ceux du bon goût ; de plus, sa requête burlesque, ingénieuse parodie, a prévenu un arrêt contre la philosophie de Descartes, qui aurait déshonoré le parlement et retenu l'enseignement dans l'ornière scolastique.

MOLIÈRE (JEAN-BAPTISTE POQUELIN), né à Paris en 1622', est peut-être le plus rare génie qui ait jamais existé; seul il a réalisé l'idéal de la comédie. Il avait eu des devanciers, il a eu des successeurs; mais il n'a pas trouvé d'égal. L'Anglais Garrick le réclamait au nom de l'humanité et au préjudice de la France, enviant à notre patrie la gloire unique d'avoir produit le peintre le plus profond et le plus ingénieux du cœur de l'homme. Molière a substitué aux fantaisies bouffonnes et aux mœurs de convention qui régnaient au théâtre le tableau fidèle de la réalité, la peinture des passions générales et des caractères. Cette vérité saisissante dans la peinture des mœurs, il la met en action dans une fable vraisemblable et d'une juste étendue, et il donne aux caractères qu'il crée un tel relief, que ses créations prennent place dans la famille humaine, non à titre individuel, mais comme représentant les variétés les plus distinctes de l'espèce. C'est le suprême effort de l'art. Molière nous instruit plus que l'expérience; le signalement qu'il donne aux vices et aux travers de l'homme est si

diocres, et les derniers enfants de sa veine prouvent qu'il n'avait pas entendu à temps le solve senescentem mature sanus equum. 1. Mort en 1673.

exact, qu'il n'y a plus à s'y méprendre. Orgon, Arnolphe, Georges Dandin, Chrysale, Tartufe, Harpagon, Trissotin, trahissent leurs semblables à notre profit ils nous fournissent des moyens de défense et d'attaque, et pour nous-mêmes de salutaires avertissements. La comédie, telle que Molière l'a comprise, n'est pas un avertissement stérile, mais un enseignement indirect où la leçon se mêle au plaisir, où le poëte nous apprend à rire sans aigreur et nous fait profiter sans fatigue. Molière, observateur profond, philosophe pratique sans colère et sans faiblesse, âme élevée et tendre, cœur généreux, a rempli avec la dignité du génie sa mission de poëte et de moraliste. On hésite entre les trois chefsd'œuvre de son théâtre le Misanthrope, Tartufe et les Femmes savantes; il faut en rapprocher l'Avare et Don Juan. Dans un ordre inférieur, les Précieuses ridicules, l'École des Maris et l'École des Femmes égalent ou surpassent les meilleurs ouvrages des autres comiques. Le mélange du bouffon ne détruit pas la haute portée de ses œuvres secondaires, telles que le Malade imaginaire, le Bourgeois Gentilhomme, M. de Pourceaugnac et les Fourberies de Scapin. On trouve même le grand peintre et l'observateur profond jusque dans les esquisses rapides qu'il improvisait pour amuser la cour ou le public: les Fâcheux et le Médecin malgré lui le prouveraient au besoin.

REGNARD (1656-1710), qui serait un grand poëte comique si Molière n'eût pas mis si haut le prix de cet art, fait ressortir par son mérite même le prodigieux génie de son devancier et sa valeur morale. Regnard amuse, mais il n'instruit pas, moins encore corrige-t-il. Il divertit aux dépens de la vérité et des mœurs; il arrive au plaisant dans les caractères par la charge et dans le dialogue par la bouffonnerie et l'invraisemblance. Regnard, s'il a un dessein arrêté, est du parti des fripons et des débauchés. Toutefois

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