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Ces hardiesses, qui réussissent à la condition d'être judicieuses et mesurées, auraient dû rendre plus habiles ou plus réservés quelques-uns de nos jeunes téméraires dont la muse a été brutalement prodigue de mots vulgaires et cyniques.

La ligne qui sépare la langue poétique de la langue vulgaire doit être maintenue, sans cependant devenir une barrière infranchissable; car on sait que les mots sont comme les pièces de monnaie, dont le relief s'efface par l'usage et la circulation: il y en a aussi que le changement des idées ou quelque circonstance accidentelle dépouille de leur noblesse. Il en est de même des métaphores. Donc, puisqu'il y a des mots qui doivent déchoir, il faut qu'il y en ait qui puissent parvenir. Horace l'avait bien compris lorsqu'il disait :

Multa renascentur quæ jam cecidere, cadentque
Quæ nunc sunt in honore vocabula1.

Sans ce perpétuel mouvement, la langue d'élite ne tarderait pas à s'étioler et à dépérir; comme les aristocraties qui ne se recrutent pas, elle n'aurait plus ni sang, ni muscles, ni couleur. L'audace et le goût des grands écrivains peuvent seuls prévenir le danger, en rajeunissant des mots anciens délaissés par caprice ou par négligence, et donnant discrètement des lettres de noblesse à ces termes heureux qui naissent chaque jour du besoin des idées et sous l'inspiration du bon sens dans la langue populaire. Surtout gardons-nous de laisser déborder brusquement et sans choix la langue vulgaire; prévenons les invasions étrangères et les combinaisons artificielles ces moyens de recrutement sont des causes de trouble et de confusion, un luxe indigent.

1. « On verra renaître des mots qui sont déjà tombés, et déchoir à leur tour d'autres mots qui sont maintenant en honneur, »

Nous venons d'indiquer les éléments, et, pour ainsi parler, la substance de la langue poétique; plus tard, en nous occupant du langage figuré, nous ferons connaître les principales ressources et les procédés habituels de la langue poétique.

III.

Des principaux genres de poésies et de leurs divers caractères.

La classification des genres poétiques peut s'établir d'après le rôle du poëte dans la composition de son œuvre. En effet, il n'y a que trois cas possibles ou le poëte exprime en son nom ses propres émotions, et alors la poésie est personnelle ou subjective; ou il reproduit directement toutes les circonstances de l'action, et alors la poésie est impersonnelle ou objective; ou bien il raconte avec émotion ce qu'il sait de l'humanité ou de la nature, et, dans ce cas, la poésie est mixte. De là trois genres principaux, le genre lyrique, le genre dramatique et le genre épique; de là aussi trois classes distinctes auxquelles se rattachent les genres secondaires analogues.

La première classe comprend toutes les variétés du genre lyrique, l'élégie, la satire, et tous les petits genres qui expriment soit un sentiment de l'âme. soit une saillie d'esprit, comme le sonnet, le rondeau, le madrigal, l'épigramme; la seconde admet le drame sous toutes les formes, et les poésies pastorales, qui ne sont la plupart du temps que des scènes plus ou moins animées de la vie champêtre ; la troisième enferme toutes les espèces d'épopées, les poëmes didactiques et descriptifs, l'apologue, l'épître narrative, le conte.

Cette division, malgré sa rigueur extérieure et son élastique compréhension, laisse encore en dehors bien des œuvres où le caprice du poëte fait entrer une grande variété de formes; mais il sera facile de renvoyer les différentes parties de ces compositions à la classe qui les réclame.

Essayons de marquer l'ordre du développement de la poésie, et de faire, pour ainsi dire, sa généalogie au point de vue de la psychologie et de l'histoire.

Le premier élan de la poésie la porte vers l'auteur des choses; elle embrasse l'univers et s'y confond dans son enthousiasme et sa reconnaissance : c'est l'époque des hymnes sacrés, des théogonies et des cosmogonies poétiques. Plus tard, elle s'abaisse vers l'humanité, elle s'éprend de ses hauts faits, elle les célèbre en poëmes inspirés : c'est le temps des épopées et des cycles héroïques; ensuite elle s'intéresse aux passions et aux douleurs de ces nobles familles dont les noms sont mêlés aux traditions de l'épopée; elle entre dans un cercle plus étroit. Concentrée dans la contemplation des mœurs et des misères de l'homme, après les avoir prises par le côté héroïque, elle les étudie dans leurs travers, et les livre, toujours sous la forme dramatique, à la risée publique. Après ces efforts, l'inspiration s'épuise, et la poésie, qui ne subsiste guère que dans ses formes, s'allie à la science et à l'histoire naturelle elle enseigne et elle décrit. Les genres didactique et descriptif sont le symptôme d'une décadence morale qui apparaît bientôt dans le malaise des âmes privées d'aliments, c'est-à-dire de croyances, et qui se manifeste par des plaintes ou par des imprécations qui engendrent l'élégie et la satire, préludes de mort ou de renaissance. Tel est l'ordre de développement que la logique assigne à la poésie, qui devait être successivement lyrique,

épique, dramatique, didactique et descriptive, élégiaque et satirique. Il est inutile de faire remarquer que cette marche régulière ne se retrouve pas rigoureusement dans l'histoire de toutes les littératures. Les germes de tous les genres renfermés dans les premiers essais poétiques commencent déjà à s'y développer et subsistent à toutes les époques, à des degrés divers; et, de plus, les circonstances contingentes de la vie sociale chez les différents peuples peuvent intervertir l'ordre logique de cette filiation intellectuelle. Toutefois, il m'a paru utile de l'indiquer.

Genre lyrique.

Le genre lyrique est l'expression la plus libre et la plus élevée de l'inspiration poétique. Il tire son nom de la lyre, dont les accords accompagnaient les chants des premiers poëtes. La tradition rapporte à ces chants la civilisation des peuples. Les louanges du créateur et les merveilles du naissant univers ont dû être le sujet des premiers hymnes chantés par la voix de l'homme. Depuis, la lyre a célébré les exploits des fausses divinités, les héros vainqueurs des monstres et des tyrans, les athlètes couronnés dans les jeux de la Grèce, l'amour et ses transports; elle a excité les peuples à l'indépendance et à la liberté, et ses accents ont inspiré et récompensé d'admirables dévouements.

La poésie chantée ou le genre lyrique se divise d'après la nature des sujets et l'élévation du ton. Ce genre comprend l'hymne religieux et l'hymne guerrier; le dithyrambe, consacré aux louanges de Bacchus, où l'ivresse seconde l'inspiration; l'ode proprement dite, qui embrasse une grande variété d'idées et de sentiments; la cantate ou scène lyrique, dont les paroles appellent la musique; et la chan son, genre inférieur, que popularise une mélodie

simple, gracieuse et piquante. Il faut y ajouter les chœurs, qui servaient d'intermèdes aux tragédies antiques. Nous verrons aussi, en traitant du genre dramatique, que la poésie lyrique, qui suspend et orne le drame dans les choeurs de la tragédie antique, s'empare du drame tout entier, sur le théâtre moderne, dans l'opéra.

Le genre lyrique est caractérisé par la variété des mouvements de la pensée, par l'enthousiasme des sentiments, la magnificence des images, la hauteur soutenue du langage, et par ce beau désordre dans lequel Boileau voit un effet de l'art :

Son style impétueux souvent marche au hasard,
Chez elle un beau désordre est un effet de l'art.

Le besoin de rendre des émotions si variées, d'exprimer ces brusques mouvements de la passion, a créé un grand nombre de rhythmes divers qui sont comme les mélodies de cette musique de l'âme ' qu'on appelle la poésie.

Le seul précepte qu'on puisse donner pour la composition lyrique, c'est, après avoir mûrement réfléchi, de régler son inspiration et de s'y abandonner; c'est de laisser cette chose légère, ailée et sacrée, comme dit Platon en parlant de l'esprit poétique, voltiger dans le jardin des Muses et y recueillir le suc des fleurs, c'est-à-dire les sentiments élevés, les idées fortes et les images gracieuses ou sublimes: car il ne faut rien moins que cet assemblage pour gagner la couronne qui brille au front des Pindare et des Horace.

Genre épique.

L'épopée est noble ou badine; dans le genre noble, on peut la définir le tableau poétique d'une

1. La poésie est la musique de l'âme. VOLTAIRE.

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