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l'abus des vers avait fait de quelques bons esprits des partisans exclusifs de la prose; on disait alors des vers qu'on était forcé d'admirer qu'ils étaient beaux comme de la prose: Buffon et Montesquieu n'ont pas échappé à ce travers dont il faut se garder. Ce qui reste vrai en dépit des épigrammes et des sophismes, c'est que le génie poétique est la plus noble des puissances de la pensée humaine, et que la poésie n'a pas d'expression plus digne de la représenter que les beaux vers. Nous reconnaissons et nous avons dit que la poésie n'est pas bornée au langage des vers, puisqu'elle éclate çà et là dans la prose d'un Bossuet et d'un Châteaubriand, et qu'elle à d'autres instruments que la parole, puisque les grands peintres, les grands architectes, les grands musiciens, peuvent recevoir à bon droit le nom de poëtes; mais avouons aussi que l'admiration et la reconnaissance des hommes ne se sont pas méprises en donnant de préférence ce beau nom aux chantres inspirés qui, pour exprimer de nobles idées, ont choisi, mesuré et cadencé les mots de manière à en former, dans chaque idiome, ce qu'on appelle le langage des dieux.

De la langue poétique.

Une langue est un système de signes qui expriment la pensée humaine par certaines modifications de la voix. La nature et l'art entrent en commun dans la formation des langues. La part de la nature, c'est l'expression du sentiment et de la pensée par l'émission du son et le rapport de certaines idées avec certaines inflexions de la voix; le reste est artificiel, et, pour la formation d'un grand nombre de mots, le choix des sons articulés a été arbitraire ou accidentel. Mais tous ces mots, quoique également signes d'idées, n'ont pas même qualité pour entrer dans la poésie. La langue poétique se forme

donc par exclusion et par choix; elle se compose de mots choisis dans le fonds commun, et propres à exprimer les idées qui sont du ressort de la poésie.

On ne doit indiquer ici que les caractères généraux de la langue poétique, et les principes d'après lesquels elle se forme et s'alimente.

Il faut remarquer, avant tout, que toutes les langues ne sont pas égales sous le rapport poétique. II y a une différence inhérente à leurs procédés de formation et à la qualité même des sons qu'elles emploient. Les langues synthétiques' sont à cet égard plus favorisées que les langues analytiques, et les idiomes naturellement harmonieux l'emportent sur ceux dont le timbre est moins sonore. Voltaire a fort bien exprimé cette double cause de supériorité dans le passage suivant : « On sait qu'il est impossible de faire passer dans aucune langue moderne la valeur des expressions grecques; elles peignent d'un trait ce qui exige trop de paroles chez tous les autres peuples. Un seul terme y suffit pour représenter ou une montagne toute couverte d'arbres chargés de feuilles, ou un dieu qui lance au loin ses traits, ou les sommets des rochers frappés souvent de la foudre. Non-seulement cette langue avait l'avantage de remplir d'un mot l'imagination, mais chaque terme, comme on sait, avait une mélodie marquée 2, et charmait l'oreille pendant qu'il éta

1. A proprement parler, toutes les langues sont analytiques, puisque l'expression, si complexe qu'elle soit, est toujours une décomposition, par rapport à la pensée dont elle produit les différents termes; mais comme les idiomes modernes ont porté l'analyse plus loin que les langues anciennes, on dit que celles-ci sont synthétiques, et les autres, analytiques.

2. Horace avait déjà dit:

Graiis dedit ore rotundo

Musa loqui;

André Chénier définit la langue grecque :

Ce langage sonore, aux douceurs souveraines,
Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines.

lait à l'esprit de grandes peintures. Voici pourquoi toute traduction d'un poëte grec est toujours faible, sèche et indigente; c'est du caillou et de la brique, avec quoi on veut imiter des palais de porphyre. »

Dans un idiome qui a ce double avantage, il est clair que la langue poétique embrassera la presque totalité des mots en usage, et qu'il n'y aura guère d'exclusion que pour cause d'immoralité. Ajoutez à cela que chez les peuples de l'antiquité, comme l'atteste le tableau des mœurs héroïques peintes par Homère, il n'y avait pas de fonctions réputées viles, ni par conséquent toute une classe de mots repoussés pour indignité, comme il arrive dans les langues modernes.

L'état de la civilisation et les influences qui règnent sur la littérature en général doivent modifier le caractère de la langue poétique. Il est évident, par exemple, que si l'impulsion part d'une société choisie qui donne le ton, comme sous Louis XIV, l'accès des mots dans la langue poétique sera soumis à des conditions sévères et rigoureusement obligatoires; si, au contraire, le mouvement littéraire est démocratique, la barrière sera placée plus loin et plus facilement levée. Ces alternatives sont sensibles dans notre histoire littéraire.

Le vocabulaire de la langue poétique se forme donc, comme nous l'avons dit, par choix et par exclusion. Son caractère général est une élévation et une noblesse relatives dont le degré dépend de la constitution particulière de la langue générale et du goût qui domine. Il faut aussi tenir compte de la dignité des genres. Les motifs de choix sont l'élégance, l'harmonie, le pittoresque, la noblesse; les motifs d'exclusion, la bassesse, la cacophonie, l'obscurité, la forme disgracieuse.

Non-seulement la langue poétique rejette une

certaine classe de mots, mais elle en a qui lui sont exclusivement propres, et qui seraient disparates dans la prose. Ecoutons sur ce point un des maîtres de la critique moderne, Ginguené: « Les mots propres à la poésie, et qui paraîtraient déplacés dans la prose, sont ceux qui ont une noblesse, une certaine emphase qui les élève au-dessus du langage ordinaire tels sont antique pour ancien, coursier pour cheval, le flanc pour le côté, le glaive pour l'épée, les humains ou les mortels pour les hommes, hymen ou hyménée pour mariage, etc. » On peut remarquer que ces mots et d'autres encore ont, sur ceux qu'ils remplacent, l'avantage de mieux peindre ou de réveiller une idée plus générale1.

L'exclusion de certains mots force souvent la langue poétique à recourir à la périphrase, et quelquefois elle tire de cette nécessité des beautés inattendues 2. C'est ainsi que Voltaire a dit, en parlant des plantes médicinales:

Ces végétaux puissants qu'en Perse on voit éclore,
Bienfaits nés dans son sein de l'astre qu'elle adore.

1. L'exemple suivant suffira pour montrer combien l'étendue de sens ajoute à la noblesse de l'expression. Un poëte de la fin du seizième siècle avait dit:

Il donne la viande aux petits passereaux;

ce vers trivial est devenu gracieux et noble dans Racine, par la substitution d'une expression générale au mot viande :

Aux petits des oiseaux il donne leur pâture.

2. Les vrais poëtes sont pleins de ces heureux artifices. Un des héros du Lutrin peut impunément battre le briquet, grâce à Boileau:

Des veines d'un caillou qu'il frappe au même instant,

Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant.

Boileau (Lett. à Maucroix) se félicite d'avoir dit poétiquement qu'il porte perruque et qu'il a cinquante-huit ans :

Aujourd'hui la vieillesse venue,

Sous mes faux cheveux blonds déjà toute chenue,
A jeté sur ma tête, avec ses doigts pesants,
Onze lustres complets surchargés de trois ans.

1. Littérature.

a 3

Rosset, dans son poëme de l'Agriculture, désigne ainsi le cocon que filent les vers à soie :

Offrez-leur des rameaux,

Qu'ils puissent y suspendre et filer leurs tombeaux.

Le même poëte a parlé noblement du fumier dans les vers qui suivent:

Des restes les plus vils se forme cet engrais

Qui va porter la vie au fond de nos guérets.

Lebrun, dans son ode sur le Triomphe de nos paysages, est parvenu à désigner poétiquement le beurre de Vanvres, à grand renfort de mythologie; c'est un tour de force dont l'imitation serait périlleuse :

Vanvres, qu'habite Galatée,
Sait du lait d'Io, d'Amalthée,
Épaissir les flots écumeux.

Le même procédé a moins réussi au même poëte lorsqu'il a dit, en parlant du ver à soie :

Je me plais à nourrir encore

L'amant des feuilles de Thisbé.

L'amant des feuilles de Thisbé peut disputer la palme du ridicule au phénomène potager et au greffier solaire de la Motte-Houdart.

Par un art plus difficile encore, la langue poétique ramène à soi des mots qu'elle semblait proscrire; elle y parvient en les plaçant à propos : Racine a introduit deux fois le mot chien dans de sublimes passages d'Athalie. Malherbe a même placé, sans paraître déroger à sa noblesse accoutumée, le mot puer dans une strophe lyrique :

Ces colosses d'orgueil furent tous mis en poudre
Et tous couverts des monts qu'ils avaient arrachés ;
Phlègre, qui les reçut, pue encore la foudre

Dont ils furent touchés1.

1. Ode à Louis XIII.

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