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durée varie sensiblement. Un critique italien a remarqué que la prononciation française allonge constamment la dernière syllabe des mots masculins et la pénultième des mots féminins1. Cette règle souffre peu d'exceptions, et il en résulte que presque toutes les autres syllabes de nos mots sont brèves. La première conséquence à tirer de ce principe, c'est qu'un nombre égal de syllabes peut fournir des mesures fort inégales, et qu'un vers français, composé exclusivement de syllabes chargées de l'accent temporel, serait réellement beaucoup plus long qu'un vers qui n'en contiendrait que trois ou quatre sur douze. Ceci va devenir plus clair par des exemples. Prenons le vers suivant :

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Selon le principe posé, ce vers est composé de quatre anapestes, c'est-à-dire de huit brèves et de quatre longues. Fabriquons maintenant un vers composé de monosyllabes accentués :

Lac, prés, bois, monts, ifs, pins, eaux, mers, flamme, airs, [tout fuit.

Voilà un vers qui, sous le rapport de la durée, est au précédent comme douze est à huit. Cette différence d'un tiers est choquante, et on voit clairement qu'elle résulte du nombre des accents'.

1. En France, les Gascons ont l'accent tonique, les Normands déplacent l'accent temporel, et c'est là le vice de leur prononciation.

2. Le vers monosyllabique de Racine, si souvent cité :

Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur,

doit son harmonie au mélange de proclitiques qui s'unissent aux syllabes accentuées de manière à former trois dissyllabes et deux trissyllabes, de sorte qu'il est composé de trois ïambes suivis de deux anapestes. On peut encore le scander autrement, en n'accentuant, dans le premier hémistiche, que les mots jour et pur, et il n'en sera pas moins harmonieux.

Il faut donc, dans la versification française, tenir compte de l'accent temporel, qui se confond presque toujours avec l'accent tonique. On a établi qu'il en fallait au moins quatre dans un vers alexandrin. deux fixes, ceux de la césure et de la rime; les deux autres mobiles1. Ce vers peut supporter six accents: au delà il devient lourd; avec douze il ferait scandale.

De la rime. La rime est la consonnance finale de deux vers elle est la principale difficulté et le charme suprême du vers français. Boileau, dans son épître à Molière, en a fait ressortir les avantages, et le poëte Le Brun a été bien inspiré lorsqu'il a dit: «Les rimes de nos vers, échos harmonieux. » Sans la rime, en effet, le vers n'aurait rien de musical: ceux qui ont voulu la proscrire manquaient du sentiment de la véritable harmonie, et les poëtes qui l'ont appauvrie ont négligé une source féconde de grâce et de beauté.

On dit la rime riche lorsque la consonnance porte sur une syllabe entière; mais il suffit, pour qu'elle existe, qu'il y ait conformité de désinence vocale. Nos plus anciens versificateurs, les trouvères du moyen âge, se contentèrent d'abord de l'assonance qui résulte de l'identité d'une seule voyelle dans les syllabes finales. Devenus plus sévères, ils employèrent la véritable rime; et leurs auditeurs y trouvaient un tel charme, qu'ils reproduisaient indéfiniment le même son à la fin des lignes mesurées qui composaient leurs interminables couplets monorimes 2. L'alternat des rimes de distique en distique finit par prévaloir. Au quinzième et au seizième siècle, les poëtes rimaient richement; ceux du dix

1. Cette règle a été reconnue et posée par M. Quicherat. 2. Les chansons de gestes, premières ébauches du genre épique en France, sont toutes écrites dans ce système.

septième siècle ont rimé suffisamment; au dix-huitième, il y a eu relâchement; de nos jours, on est revenu à la rime riche, surtout dans la poésie lyrique, quelquefois aux dépens de la rigueur du sens et de l'expression, mais tout au moins au profit de l'harmonie'. La rime étant faite pour l'oreille, on a tort de faire rimer ensemble des mots qui, s'écrivant de même manière, ne rendent pas le même son et on est trop scrupuleux lorsqu'on évite de rapprocher des sons identiques, parce que l'orthographe diffère. Les fausses rimes qu'on rencontre dans plusieurs poëtes dérivent de prononciations locales. De là viennent ce qu'on appelle rimes normandes, comme la consonnance de fiers et d'altiers, de mer et d'aimer ; et rimes provençales, telles que trône et couronne, trompette et tempête.

Les rimes sont masculines ou féminines, et il est de règle qu'elles se succèdent ou s'entrelacent. Marmontel a donné la raison de cette succession et de cet entrelacement : « Les vers masculins, sans mélange, auraient une marche brusque et heurtée ; les vers féminins, sans mélange, auraient de la douceur et de la mollesse. Au moyen du retour alternatif ou périodique de ces deux espèces de vers, la dureté de l'un et la mollesse de l'autre se corrigent mutuellement. »

Les rimes sont plates ou suivies, si deux vers masculins succèdent régulièrement à deux vers féminins; elles sont croisées, si ces vers s'entrelacent; elles sont redoublées, si plus de deux vers se suivent avec la même consonnance, comme il ar

1. Dans le vers alexandrin, les mêmes poëtes compensaient la richesse de la rime par la suppression de la césure et la pratique de l'enjambement : c'était retirer par deux côtés plus qu'on ne mettait par un seul.

2. On appelle rime masculine celle des mots dont la finale est une syllabe sonore, et rime féminine celle des mots dont la finale est une syllabe muette. « MARMONTEL.

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rive dans les poésies lyriques et fugitives. C'est par allusion à l'abus qu'on peut faire de ce genre de rimes que Voltaire a dit dans le Temple du Goût :

Réglez mieux votre passion
Pour ces syllabes enfilées
Qui, chez Richelet étalées,
Quelquefois sans invention
Disent avec profusion

Des riens en rimes redoublées.

Les rimes doivent se croiser de telle sorte qu'un vers masculin ou féminin ne soit pas suivi d'un vers de même nature et de désinence différente. Les versificateurs se sont fait un jeu de la rime, et ils en ont abusé pour produire des effets puérils. C'est ainsi qu'outre la rime ordinaire, nous rencontrons la rime fraternisée, par laquelle on reproduit le mot final d'un vers au commencement du suivant, comme fait Marot :

Dieu gard' ma maîtresse et régente,

Gente de corps et de façon (visage);

la rime batelée, qui ramène le même son à la fin du premier hémistiche du vers suivant; la rime couronnée, qui répète deux fois le même mot à la fin du vers, comme, par exemple, ma colombelle belle; la rime équivoquée, dont ces vers de Marot offrent un exemple :

En m'ébattant, je fais rondeaux en rime,

Et en rimant fort souvent je m'enrime (enrhume).
Or, c'est pitié d'entre nous rimailleurs,

Car vous trouvez assez de rime ailleurs.

On pourrait prolonger cette énumération; mais à quoi bon multiplier ces misères ?

De l'enjambement. —L'enjambement ou rejet, si familier au vers métrique, dont il varie la cadence, longtemps autorisé dans la poésie française, a été

proscrit au commencement du dix-septième siècle dans les grands vers. Depuis Malherbe, le vers sur le vers n'osa plus enjamber; mais de nos jours l'enjambement a repris faveur, et on en a abusé1. La proscription absolue de l'enjambement est sans doute excessive; les maîtres eux-mêmes ne s'y sont pas toujours soumis. Mais chez eux la licence confirme la règle; car ils n'y ont recours que pour produire des effets, soit d'image, soit d'harmonie, qui compensent avec usure les vibrations de la rime arrêtée par l'enjambement. C'est ainsi que l'art, suivant l'expression de Boileau, apprend à franchir les limites de l'art et autorise l'apparente violation des règles.

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De l'hiatus. Malherbe a sévèrement proscrit l'hiatus (on devrait bien dire le hiatus par onomatopée) ou le choc de deux voyelles, l'une finale, l'autre initiale. En étendant cette règle, dont le principe est excellent, on a banni non-seulement le choc, mais la rencontre des voyelles. Cependant, lorsque deux voyelles s'unissent dans la prononciation, on va au delà de l'esprit de la règle en s'abstenant. La Fontaine ne s'est guère inquiété de la lettre du précepte quand l'oreille n'était pas offensée : ainsi il a pu écrire çà et là, à tort ou à travers, et il n'y aurait aucun inconvénient à dire en vers il y a, parce que, dans ce cas, les trois syllabes s'unissent de manière à ne former qu'un seul mot, analogue pour l'oreille au mot ilia des Latins.

1. On pourrait tirer des œuvres de quelques-uns de nos poëtes contemporains des licences en ce genre qui paraissent des espiègleries d'écoliers faites à l'encontre des sévères classiques.

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