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dehors une forme sensible. C'est alors que, suivant l'expression de Montaigne, la pensée « se presse aux pieds nombreux de la poésie, » que le langage lui prête ses couleurs pour exprimer les miracles de la nature, miracula rerum, les mouvements de la passion, les nuances des caractères et le dramatique tableau des événements. Les critiques appellent cette dernière partie l'élocution: nous verrons, plus tard, quels sont ses procédés et ses richesses. Il nous suffit maintenant d'avoir montré le lien de ces trois phases diverses d'un travail unique, c'est-à-dire l'invention engendrant la disposition, et le caractère de l'expression déterminé par les qualités de l'analyse et de la synthèse qui la préparent.

Dans tout ceci, nous n'avons fait que développer le vers si expressif d'Horace :

Cui lecta potenter erit res

Nec facundia deseret hunc, nec lucidus ordo1.

Res lecta potenter, c'est l'invention; lucidus ordo, la disposition; facundia, l'expression ou l'élocution. Boileau est resté bien loin de son modèle, dont il a beaucoup restreint la pensée, en disant d'après lui :

Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.

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De l'unité. Au-dessous de ces règles fondamentales de toute composition littéraire, se place la loi de l'unité et de la variété.

L'unité, dans les œuvres de l'intelligence, est un besoin qui résulte de l'unité de l'âme. La raison veut être satisfaite par un ensemble dont elle puisse saisir d'un coup d'oeil tous les rapports. L'unité est

1. « A celui qui possédera complétement son sujet, ni la parole aisée, ni l'ordre lumineux, ne feront défaut. »

produite, dans l'action, par le rapport des parties qui convergent à un point central, de telle sorte que l'ensemble ait un commencement, un milieu et une fin (c'est pour cela que, dans l'ordre physique, les êtres incomplets ou multiples prennent le nom de monstres); dans les caractères, par la persistance de la passion dominante,

Servetur ad imum

Qualis ab incepto processerit, et sibi constet1;

dans le style, par le rapport et les transitions habilement ménagées de couleur et de ton. Horace, qu'on ne se lasse pas de citer en matière de goût, a exprimé avec concision cette loi de l'intelligence :

Denique sit quodvis simplex duntaxat et unum2.

De la variété. Si l'unité s'adresse à la raison, la variété se rapporte à l'imagination et à la sensibilité : l'unité ne produit qu'une beauté froide, la variété émeut et charme; elle est la source principale des plaisirs de l'esprit :

Non satis est pulchra esse poemata; dulcia sunto,
Et quocunque volent animum auditoris agunto3.

Le jeu des passions; la diversité des ressorts de l'action; la couleur locale; l'éclat des images; les nuances des caractères suivant l'âge, le sexe, la condition et la patrie; les épisodes liés naturellement à l'action principale, engendrent la variété sans nuire à l'unité, remuent le cœur et éveillent l'imagination.

1. « Qu'il soit jusqu'à la fin tel qu'il s'est montré au début, et qu'il ne se démente pas. >>

2. «Que toute chose soit une et simple.

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3. << La beauté ne suffit pas aux poëmes dramatiques; il y faut l'émotion pour entraîner au gré du poëte l'âme du spec

tateur. »

De l'analogie'. -Non-seulement la variété doit être telle qu'elle ne détruise pas l'unité de composition, il faut encore qu'elle conserve l'unité de style et d'impression, c'est-à-dire qu'elle maintienne une certaine analogie au milieu de la diversité des tons, des couleurs et des caractères. Sans doute elle admet le contraste des personnages, le revirement des passions, la multiplicité des événements, le mélange des tons, les nuances des couleurs; mais elle évite les contrastes heurtés, les chocs violents, les dissonances et les contradictions. Empruntons les leçons d'un poëte pour exprimer ces judicieux préceptes. Varier une composition,

Ce n'est pas, élevant les poissons dans les airs,
A l'aile des vautours ouvrir le sein des mers;
Ce n'est pas sur le front d'une nymphe brillante
Hérisser d'un lion la crinière sanglante.
Délires insensés, fantômes monstrueux,
Et d'un cerveau malsain rêves tumultueux,
Ces transports déréglés, vagabonde manie,
Sont l'accès de la fièvre et non pas du génie2.

ANDRÉ CHÉNIER. L'Invention.

Les règles générales, tirées de la nature de l'esprit humain, confirmées par la pratique des maîtres, sont la base de l'art poétique. Les préceptes particuliers qui se rapportent aux différents genres trouveront place dans le chapitre suivant.

1. M. Viguier, dans ses ingénieuses leçons à l'école normale, a établi avec beaucoup de sagacité la loi de l'analogie comme conséquence de l'unité et de la variété.

2. Dans ce passage, Chénier imite Horace avec originalité, à la manière de Boileau, dont Marmontel a dit dans son Épître aux poëtes:

Boileau copie, on dirait qu'il invente.

Si Boileau copiait, on ne croirait pas qu'il invente; il faut dire qu'il imite en maître, et qu'il se place au niveau des modèles qui l'inspirent.

II.

De la versification.

On peut définir le vers une courte phrase musicale qui a son rhythme, sa cadence et sa mesure. La mesure dépend du nombre et de la durée des syllabes; le rhythme et la cadence résultent de l'harmonie propre des mots, de leur position, du nombre et de la place des accents. La versification impose à la pensée des entraves salutaires sous lesquelles elle prend plus de vivacité et de relief : « Le vers, a dit un critique ingénieux, est un frein élégant qui gouverne et discipline l'esprit. » Montaigne a merveilleusement exprimé, dans son langage figuré et pittoresque, cette puissance de la versification : « Tout ainsi que la voix, contrainte dans l'étroit canal d'une trompette, sort plus aiguë et plus forte, ainsi me semble-t-il que la sentence pressée au pied nombreux de la poésie s'élance bien plus brusquement et me fiert (frappe) d'une plus vive secousse 1. >>

1

Le vers est ou métrique ou syllabique, c'est-àdire qu'il est établi ou sur le nombre des temps ou sur celui des syllabes.

1. Cette phrase de Montaigne est le germe de la strophe si souvent citée dans laquelle La Faye exprime la même idée par une image analogue:

De la contrainte rigoureuse
Où l'esprit semble resserré,
Il reçoit cette force heureuse

Qui l'élève au plus haut degré :
Telle, dans les canaux pressée,
Avec plus de force élancée,
L'onde s'élève dans les airs;
Et la règle qui semble austère

N'est qu'un art plus certain de plaire,
Inséparable des beaux vers.

Le temps est une certaine division de la durée, égale à ce que les Grecs et les Latins appellent une brève. La syllabe est une émission de la voix avec ou sans articulation'; cette émission équivaut à un ou deux temps: dans ce dernier cas, la syllabe est longue.

Le principe du vers métrique, commun aux Grecs et aux Latins, est la combinaison des brèves et des longues; celui du vers syllabique, le nombre des syllabes.

Le vers métrique, comme le vers syllabique, se compose de pieds2; le pied est formé de la réunion de deux syllabes au moins. Le pied du vers syllabique est toujours de deux syllabes 3; le pied du vers métrique en admet un plus grand nombre.

Dans le vers métrique, composé de pieds équivalents, la mesure est toujours la même, et le nombre des syllabes varie; le contraire arrive dans le vers syllabique, où le nombre des syllabes est invariable et la mesure inégale.

De la versification chez les Grecs et les Latins.

Du vers métrique. Occupons-nous d'abord du vers métrique, qui nous donnera l'occasion d'établir les principes de versification que les Latins ont empruntés aux Grecs, leurs devanciers et leurs maîtres littéraires.

Le système de la versification grecque et de la

1. En dépit de l'étymologie, une simple voyelle suivie d'un repos prend le nom de syllabe. I-o, E-cho, Ha-i, sont des mots dissyllabiques.

2. Cette définition ne s'applique pas littéralement au vers monosyllabique qu'on rencontre dans les poésies légères et qui n'est que la moitié d'un pied. Nous avons aussi des vers d'un seul pied ou monopodes.

3. L'exception qu'on tirerait des vers à rime féminine n'est qu'apparente, puisque l'e muet ne compte pas à la fin des vers.

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