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"Il me conseilla de ne point épouser une femme riche, parce que la fortune immense qu'il me laissoit ne m'en donnoit pas le besoin, et que peut-être les avantages qu'elle me devroit lui inspireroient de la reconnoissance..>

"Il m'ordonna de la choisir dans ces familles dont le nom historique réveille de grands souvenirs;-car, me disoit-il, si ses parents n'ont point conservé les nobles vertus de leurs ancêtres, au moins par orgueil elle entretiendra ses enfants de leurs hauts faits d'armes, de leurs sentiments généreux; et la grandeur qui vient des belles actions élèvera leur jeune courage. Puissent-ils savoir dès le berceau que les vertus ordinaires ne sont pas le but, mais le commencement de leur carrière !

"La succession de mon père me força

de venir à Paris. J'allai voir madame d'Estouteville. Sa maison étoit alors, comme elle l'est aujourd'hui, une sorter de tribunal où tout ce qui prétendoit à quelque distinction se croyoit obligés de comparoître. Je m'aperçus trop tard que tous les sentiments vrais et simples n'existoient plus chez madame d'Estouteville, et que tout ce qui est convention étoit devenu pour elle une seconde

nature.

"Lemaréchal d'Estouteville, presque aussi ambitieux que sa femme, avoit encore plus d'orgueil. Parlant à peine, saluant à demi, tenant tout à distance, on disoit de lui que sa lunette ne régardoit les hommes que par le côté qui 'éloigne: ses enfants, sa femme même ne l'ont jamais approché sans crainte. Malgré cet insupportable orgueil, monsieur

d'Estouteville étoit cependant fort cons sidéré; une réserve impénétrable le rendoit d'une société sûre. Sa taille, plus élevée que celle des hommes ordinaires, donnoit à son regard dédaigneux une sorte de naturel: il étoit comme obligé de n'apercevoir qu'au dessous de lui.

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"Le fils aîné de monsieur d'Estouteville devoit hériter de toute sa fortuner le second, déjà chevalier de Malte, avoit prononcé ses vœux et possédoit de riches commanderies: l'un et l'autre se trouvoient à leurs régiments lorsque j'arrivai à Paris..

"Mademoiselle d'Estouteville étoit chanoinesse. Son père prétendoit la faire nommer abbesse de Remiremont; non qu'il désirât sacrifier sa fille, non qu'il n'eût pu choisir pour elle entre les partis

les plus considérables; mais parce qu'il vouloit qu'elle eût, et sur-tout qu'un autre n'eût pas cette place, là première de tous les chapitres nobles.

"La soeurde monsieur d'Estouteville avoit épousé le comte d'Estaing; elle étoit morte jeune en accouchant d'une fille: avant de mourir elle avait confié cet enfant à madame d'Estouteville. Des circonstances malheureuses ayant dérangé la fortune de monsieur d'Estaing, il s'étoit remarié pour la rétablir, avoit eu un fils, et en mourant, il y a peu d'années, il n'avoit pensé à mademoiselle d'Estaing que pour la recommander aux bontés du maréchal.

"Lorsque je fus présenté à madame d'Estouteville, sa fille étoit avec elle: grande, belle, ayant cet air digne et noble qui semble annoncer toutes les

vertus; mais Sophie à dix-huit ans. avoit déjà jeté un regard sur le monde, et se croyoit le droit de comparer, de juger, d'avoir une opinion.

"Près d'elle étoit mademoiselle d'Estaing; je la savois sans fortune: on la disoit malheureuse chez son oncle. En la voyant je me rappelai les conseils de mon père; je ne pouvois même les éloigner de mon esprit; ils me poursuivoient malgré moi, et tous les mouvements d'Amélie attiroient mon áttention.

"Elle avoit une douceur et une grace particulière: sa figure, extrêmement blanche, mais un peu pâle, offroit quelque chose de si pur, de si transparent, que la moindre agitation la coloroit. Elle venoit d'avoir seize ans; son air étoit sensible, mais craintif; son regard baissé, sa voix douce,

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