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où j'ai joui d'une liberté entière, m'ont peut-être trop dégagé de l'assujettissement de l'enfance, des entraves de la jeunesse.

Nous avons chacun du chemin à faire pour nous rapprocher; lui, pour se persuader que j'ai acquis le droit d'avoir une volonté, arranger ma vie d'après l'honneur, mais suivant mes goûts; moi, pour me rappeler qu'il y a si peu de temps que mon père disposoit encore de tout mon être. Vraisemblablement cette déférence se seroit prolongée, sans même se faire sentir, s'il fût resté près de moi; mais son absence a tout changé.

Si du moins je le retrouvois dans un lieu inconnu avec une société nouvelle, nous pourrions nous refaire une vie commune; mais il revient et me trouve avec des liaisons établies, un sentiment

qui l'inquiète; et ce sentiment s'est em-' paré de toute mon ame. Si j'ai l'air gai, il craint que je ne sois séduit par un bonheur qu'il n'approuve pas ; si je lui parois triste, il s'afflige, et ses yeux semblent m'accuser d'ingratitude.

Plus d'harmonie entre nous: cependant au milieu de tant d'intérêts contraires, de sentiments opposés, je tâcherai de rester le même. Mon père n'aura jamais un seul reproche à me faire. Madame d'Estouteville trouvera en moi un ami attentif, jusqu'au jour où je pourrai lui présenter un fils respectueux; et mon amie, ma bien aimée Athénaïs, occupera sans cesse mes pensées, remplira mon cœur, partagera mes chagrins.

Mon père met tout son esprit à m'éloigner de madame d'Estouteville; moi, j'emploie tout le mien à me rapprocher

de madame de Rieux; voilà notre constante occupation.

Chez lui, à la campagne, dans ma première jeunesse, il m'accordoit beaucoup plus de liberté qu'il ne voudroit m'en laisser aujourd'hui; cela me paroît un peu injuste: mais c'est mon père; et ma volonté la plus absolue, mon serment de toutes les heures, est de le rendre heureux.

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Quelquefois j'admire les motifs qu'il invente pour me retenir près de lui. J'aperçois trop qu'il croit avoir gagné le temps que je ne donne pas à madame de Rieux. Un jour il prend toute ma matinée pour me soumettre l'arrangement de sa fortune, lui, trop certain pour jamais consulter. Une autre fois, ce sont ses opinions politiques dont il m'entretient;

dans d'autres instants, ses principes qu'il me déclare.-Je l'écoute avec respect, attachement, reconnoissance; mais à part, moi, je réponds à toutes ses conversations: "Mon père, je la " verrai une heure, et vous consacre"rai ma vie."

Cependant je commencé à m'apercevoir qu'on peut vivre parmi les indifférents avec des sentiments opposés, mais que dans les relations intimes ils reviennent trop souvent. Mon père ne me parle plus sans projet; je le vois venir, le devine, et pourrois presque lui répondre avant qu'il m'ait rien dit.

D'abord, jamais il ne manque de me faire sentir indirectement tout ce qui dans la société a quelque rapport à l'état de mon ame. Je ne vais plus au spectacle que je ne rencontre ses yeux, lors

VOL. II.

B

qu'il y a un mot applicable à notre situation. Il parle peu, mais notre vie est remplie de sous-entendus trop faciles à comprendre. Enfin je suis tourmenté, malheureux, et depuis trois semaines je ne saurois écrire. D'ailleurs pourquoi écrirois-je? pour me plaindre de mon père? mon cœur lui rend plus de justice. Je sais qu'il ne veut que mon bonheur: il est vrai qu'il l'arrange mal; n'importe, je tâcherai de ne pas me tromper sur le sien.

Qu'aurois-je à dire sur madame de Rieux? Le plus souvent content, satisfait, enivré de joie, je suis près d'elle gai jusqu'à la folie; d'autres fois elle se fàche, m'afflige; mais son humeur, ses reproches ne portent jamais que sur le -peu de temps que je passe avec elle: aussi, lors même qu'elle me tour

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