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"Désolée de la dispersion de ma famille, je connoissois trop le monde pour laisser pénétrer par un air chagrin ce genre de peine qu'il étoit nécessaire de cacher. Ma maison resta ouverte et brillante comme de coutume. J'abandonnois mes jours, ma vie à des indifférents. On me croyoit heureuse, peutêtre envioit-on ma destinée; tandis que mon cœur étoit rempli d'inquiétude et de douleur. Mes enfants souffroient! Mais ce n'est pas moi qui les faisois souffrir.

"Dès qu'Alfred, mon aimable Alfred me savoit seule, il venoit me parler de ses peines. Trouvant dans sa mère la plus tendre amie, il lui suffisoit d'être près de moi pour devenir plus tranquille. Et quelle étoit mon occupation? D'adoucir aux yeux d'Alfred la sévé

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rité de son père; d'affoiblir auprès de monsieur d'Estouteville la désobéissance d'Alfred. Lorsqu'ils ne s'entendoient que par moi, ils se croyoient toujours au moment d'être contents l'un de l'autre; s'ils se parloient, les emportements de monsieur d'Estonteville désespéroient mon pauvre Alfred: que j'étois malheureuse!

"Je suis bien vieille, et ne conçois pas qu'en disant, J'étois malheureuse ! on ne ramène pas vers soi l'esprit le plus prévenu.

"Mon Alfred ne jouit pas longtemps de la consolation d'être près de moi; son père craignoit que, trop foible et trop tendre, je n'encourageasse sa désobéissance; il lui fit donner l'ordre de rejoindre son régiment,

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Quelques jours avant son départ,

monsieur d'Estouteville me dit devant lui: "Amélie a regagné mon estime; "elle m'a écrit ce matin qu'elle consen"toit à se faire religieuse, plutôt que "de porter le trouble dans ma famille." Il nous quitta.sans attendre de réponse. Dès qu'il fut sorti, Alfred se jeta à mes pieds." Voilà ce que je redoutois, s'é"cria-t-il! ma mère, mon excellente "mère, sauvez Amélie d'elle-même ; "elle est douce, craintive: mon père "lui aura persuadé qu'elle feroit notré "malheur à tous; et elle se sacrifie

pour moi!" Sa douleur, son inquiétude ne connoissoient plus de bornes.. Le lendemain matin, il vint trouver son père, et lui déclara devant moi qu'il.* consentoit à partir le jour même pour Malte, s'il lui promettoit de rappeler Sophie et Amélie ; qu'il y prononceroit

ses vœux, à condition qu'Amélie n'en fit jamais.

"Monsieur d'Estouteville fut indigné que son fils osât lui prescrire des conditions; cependant il me permit de lui faire espérer qu'elles seroient acceptées, mais seulement lorsqu'il auroit obéi.

pas

"Mon pauvre enfant plus tranquille partit, s'engagea dans l'ordre, et Amé lie revint chez moi. Elle n'avoit seize ans. Alfred en avoit dix-neuf; je me persuadois que cet amour d'enfance se dissiperoit avec les distrac tions de la jeunesse.

"Qui ne l'auroit pensé comme moi? Amélie pieuse, résignée, ne témoignoit que le désir d'éloigner le sentiment dont elle étoit occupée. Alfred m'écrivoit sans cesse pour me recommander

le bonheur d'Amélie; il sembloit avoir renoncé au sien, et ne me parloit plus de son amour.

"Quoique soumis, mon Alfred ne pouvoit obtenir la permission de quitter Malte. Plusieurs fois j'avois sol-licité son retour; monsieur d'Estouteville m'avoit toujours refusée. Enfin il me signifia que tant que mademoiselle d'Estaing ne seroit pas mariée ou religieuse, il ne permettroit point à son fils de venir près d'elle entretenir une passion que l'honneur ne lui permettoit pas d'encourager.

"Alfred avoit prononcé ses vœux, pour sauver Amélie de l'horreur du cloître; Amélie promit de se marier, pour rendre Alfred à sa famille.

"Le comte de Rothelin se présenta; son rang, sa fortune le rendoient un

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