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"peut-être il nous protègera, nous inspirera quelque moyen d'être moins "misérables." J'osai la presser contre mon cœur, et je m'échappai pour aller rejoindre mon père.

CHAPITRE IX.

IL étoit nuit lorsque j'arrivai chez mon père. Je le trouvai seul dans ce grand salon. Pas de livres, à peine de lumière, rien autour de lui qui eût pu le distraire. Il étoit visible qu'il avoit passé le jour à réfléchir, à s'inquiéter sur sa situation et la mienne.

Lorsqu'il me vit, il leva ses mains et ses yeux vers le ciel, et se détourna pour me cacher son émotion. Pourquoi me la cacher? Avec des droits éternels

ma reconnoissance, fort de ses intentions, de sa bonté, il a cru sans ihjustice pouvoir prétendre à me subjuguer. Hélas! il eût mieux valu pour tous deux

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qu'il eût cherché à rapprocher mon cœur du sien. Ses peines m'étoient insupportables; j'étois venu pour les partager, les adoucir; et je n'osai même pas lui parler de l'objet qui nous intéressoit le plus. "Je vais vous mener à l'appartement

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que je vous ai fait préparer, me dit-il; "car celui que vous occupiez dans votre "enfance ne vous convient plus." "Mon père, m'écriai-je vivement ému, "yous m'attendiez donc ?" Il me regarda comme surpris que j'en eusse douté. Mon père m'attire par ses vertus, par cette conviction qu'il m'a donnée de sa tendresse pour moi: aussitôt il m'éloigne par sa froideur, par cette volonté immuable que rien ne peut faire fléchir. Combien nous différons!...Tout m'émeut, m'agite; mon cœur, mon ame m'entraînent; la raison seule le

conduit. Le meilleur sentiment lui

pa

roîtroit une foiblesse, s'il ne se croyoit pas toujours maître de lui commander.

En passant devant un appartement qui tient au salon, il s'arrêta et me dit: "C'est ici la chambre de votre mère."

Comme il se trompe sur les impressions qu'il veut me donner! Il pensoit réveiller mes regrets, exciter mon ressentiment, et je ne sentis que les doutes de son cœur ; je fus affligé qu'il crût' devoir me rappeler ses peines, pour espérer que je les sentisse assez. It ajouta avec un profond soupir: "Elle

à bien souffert."-" Oui, lui répondis-je, mais on y meurt jeune."-Il me regarda étonné, et s'en alla.

Le lendemain, dès qu'il fut jour, j'allai au sentier qui conduit à l'église, et que ma mère suivóit chaque matin. Que

de pensées tristes m'occupoient! La vie ne m'offroit qu'un avenir douloureux, J'enviois à l'aimable Alfred la douceur d'avoir été si parfaitement aimé ; je lui enviois même ce repos de la mort qui avoit suivi cet amour si tendre dont mon cœur a besoin. Ma pauvre mère! combien elle a dû souffrir lorsqu'il ne lui a plus été permis d'abandonner son ame à la douleur! Ah! madame d'Estouteville, vous n'avez pas pensé à cette situation où les larmes mêmes sont interdites et deviennent des fautes!

Ce sentier n'a rien de triste; j'y fe rai planter les arbres consacrés à la mélancolie et à la mort.

J'allai à l'église, je demandai au curé s'il avoit connu ma mère. Il soupira; c'étoit me répondre. Ses yeux se remplirent de larmes en me mon

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